Les rythmes urbains de Beyrouth au(x) seuil(s) de la nuit

Article publié le 6 janvier 2015
Pour citer cet article : , « Les rythmes urbains de Beyrouth au(x) seuil(s) de la nuit  », Rhuthmos, 6 janvier 2015 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1440

Cet article a déjà paru dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 136, novembre 2014. Nous remercions la revue de nous avoir autorisé à le reproduire ici.


Résumé : Dans une perspective d’étude sur les rythmes urbains, l’article s’attache à analyser les modalités de passage du jour à la nuit à Beyrouth. En appréhendant cette dernière comme un espace-temps multiforme aux limites labiles, l’étude de terrain a mené à l’identification d’une période de transition – la « marche » – entre le jour et la nuit, condensé des principaux rythmes de la ville. Ce temps de passage est celui de la mise en place d’une scénographie nocturne à l’échelle du quartier, et de l’apparition d’une ville en archipel à l’échelle de l’agglomération. La lecture d’une nouvelle géographie de Beyrouth au cours du passage du jour à la nuit révèle une ville divisée, dans laquelle les représentations et les rythmes urbains s’influencent mutuellement et se répercutent sur les trajectoires et les pratiques spatiales des individus.


Mots-clés : temporalités, nuit, rythmes urbains, Beyrouth, marche.


Abstract : This paper attempts to extend the field of study in urban rhythms by focussing on the gradual transition from day to night life in Beirut. It considers the urban nightscape as a specific time and space whose boundaries are changing and volatile. The fieldwork led to identification of a transition moment, a passing from day to night. This moment of passing seems to condense and focus the city’s rhythms, leading to an urban theatre for which the streets are the stage. At city scale, Beirut looks like an archipelago. This new geography reveals a divided city where representations and rhythms interact and impact on trajectories and spatial practices.


Keywords : Temporalities, urban rhythms, night, Beirut, strolling.


Depuis une dizaine d’années, les sciences humaines en général, et la géographie en particulier, revendiquent une approche chronotopique de la ville et des territoires, une approche qui croise donc les espaces et les temps (Gwiazdzinski, 2009). Il s’agit de ne plus considérer les cadres spatiaux comme invariants et stables (Lussault, 2006), mais plutôt de « penser ensemble les manifestations spatiales et temporelles d’un phénomène social » (Gérardot, 2007). Cette appréhension de l’espace s’inscrit dans la lignée de la géographie du temps initiée de manière précoce par Torsten Hägerstrand (Pred, 1977), qui développe les bases de la « Time-Geography » via différents outils statistiques et conceptuels permettant de représenter et comprendre la coordination spatio-temporelle des comportements humains (Chardonnel 2004). Des auteurs anglophones comme Tom Mels (2004) ou Tim Edensor (2010) ont également pensé la géographie en rythmes, en privilégiant là encore des terrains urbains. En France, cette démarche a été appliquée aux questions du tourisme (Gérardot, 2010), de l’aménagement (Revol, 2012), ou encore de l’urbanité événementielle (Pradel, 2010). Par ailleurs, l’intérêt scientifique pour la dimension temporelle des villes se lit dans la multiplication des bureaux des temps, dont les études tentent de contribuer à une meilleure harmonie entre les rythmes urbains (Paquot et Hervé, 2001).


Grâce à ces divers canaux, ces chercheurs ont abordé frontalement la question du rythme, longtemps considérée comme trop technique, ou à l’inverse trop vague, mais toujours éloignée des champs d’investigation de la géographie. La manière dont les sciences humaines envisagent le rythme, manifestation concrète des temporalités - ici de la ville - offre pourtant toute la souplesse nécessaire pour penser ce dernier comme un constituant des espaces, pour envisager sa territorialisation.


En s’inspirant des travaux du linguiste Emile Benveniste, Maie Gérardot (2007) affirme la nécessité de réhabiliter le « sens originel du rythme », interprétation qui remet en cause la vision du rythme comme étant le retour périodique et cyclique d’un motif, un mouvement régulier et ordonné. L’étymologie grecque du terme rythme est l’abstrait ruthmos dont le verbe rhein signifie couler. Le rythme est donc moins une forme de l’alternance, de l’ordre et de la cadence que du flux, du mouvement (Michon, 2007). C’est ainsi que Deleuze fait la distinction entre le rythme et la mesure : le rythme organise, mais il n’ordonne pas, il existe dès qu’il y a « coordination d’espace-temps hétérogènes » (Deleuze et Guattari, 1980 : 385). Son analyse doit donc être suffisamment large et flexible pour prendre en compte les différentes manières de fluer des phénomènes spatiaux ainsi que pour envisager la polyrythmie inhérente à la densité et à la diversité des espaces urbains, et suffisamment précise pour rendre compte de leur inscription dans l’espace. Elle nécessite donc une approche du terrain que l’on peut apparenter à la rythmanalyse d’Henri Lefebvre, qui place le corps et le sensible au cœur de la démarche de l’individu, qui est à la fois observateur et réceptacle des manifestations des rythmes, via la mobilisation de ses sens.


L’application de cette démarche dans la ville de Beyrouth met le chercheur dans une posture délicate. Dans une agglomération d’environ deux millions d’habitants, la diversité et l’accélération des rythmes urbains entraînent le visiteur vers un « dérèglement de tous les sens » (Rimbaud 1871). Entrée à nouveau dans un processus de métropolisation (Vignal, 2010) au cours de la décennie 1990, Beyrouth repose en effet sur l’attraction, l’agencement et la diffusion de flux de biens, d’informations et de personnes (Pradel, 2010) qui se croisent en ayant de plus en plus de mal à faire société. Cette accélération, conjuguée à la déstructuration des temps de la ville héritée de la guerre civile, rend difficile la lecture des temporalités de la ville. Les dysfonctionnements des services urbains (Gabillet, 2010), les actions liées à la reconstruction (Sawalha, 2010 ; Verdeil, 2010) et la menace d’une fragmentation socio-spatiale toujours plus importante interrogent la cohésion et l’harmonie des différents rythmes de Beyrouth. Les rythmes collectifs doivent en effet composer avec la cohabitation de divers calendriers religieux, l’importance croissante du temps des loisirs et un temps de travail assez peu réglementé. Par ailleurs, les aspirations personnelles entraînent des négociations entre un temps individuel, un temps collectif et un temps plus institutionnalisé, et complexifient l’organisation de l’espace urbain. Enfin, la persistance des aléas politiques dans le pays perturbent souvent les rythmes collectifs, contribuant davantage à donner à Beyrouth l’aspect d’une ville où la cacophonie, la diversité et l’entrelacs des situations sont la règle.


Comment les différents rythmes se manifestent dans la ville, s’y conjuguent ou s’y confrontent, et quelles sont leurs expressions spatiales en termes de pratiques et de territoires ? Ce questionnement, qui permet à la fois de prendre le pouls de la ville et d’analyser les différentes mesures et gestions du temps à l’œuvre dans Beyrouth, interrogent le principe de la ville en continu. Il exige par ailleurs une observation répétitive et rigoureuse des rythmes urbains dans la capitale libanaise. Face à l’ampleur de la tâche, le risque de se limiter à la description et l’énumération des différents rythmes était trop grande. Le choix d’étudier plus précisément le passage du jour à la nuit a donc été retenu [1].


Cette succession a longtemps été déterminée par les bornes naturelles du jour. Désignant avant tout la période de temps au cours de laquelle le soleil disparaît sous l’horizon, la nuit a traditionnellement marqué l’arrêt des activités quotidiennes, pour s’imposer comme le temps du repos social et de la vie privée (Gwiazdzinski, 2005). À la faveur de la diffusion de l’éclairage public et de la multiplication de l’offre de loisirs nocturnes, la nuit est devenue peu à peu un chronotope aux formes variées. Elle est un moment auquel sont liées des pratiques de loisirs, des pratiques informelles, illicites ou moralement réprouvées. Temps du divertissement et de la transgression, la nuit est une période pendant laquelle se succèdent, se croisent et se confrontent différents rythmes urbains dont les manifestations à Beyrouth sont nombreuses. Entre la présence des noctambules, l’affaiblissement de la congestion urbaine, ou encore l’investissement du paysage sonore par des feux d’artifices lors des fêtes religieuses, les univers distincts du jour et de la nuit semblent aujourd’hui se télescoper et faire apparaître un espace-temps de transition. Comment les modalités de passage du jour à la nuit, moment que l’on peut alors considérer comme un condensé de rythmes urbains, permet de saisir leurs interférences, ainsi que l’émergence et la surimposition de divers territoires du temps ?

 Les rythmes urbains de Beyrouth au(x) seuil(s) de la nuit

L’étude du passage du jour à la nuit permet d’appréhender un ensemble large de rythmes urbains qui, durant cette période, se succèdent, se mélangent ou se confrontent et rendent les limites de cet espace temporel difficiles à saisir. L’entrée dans la nuit est en effet progressive, elle s’effectue via un certain nombre de seuils naturels ou anthropiques. Dans ses travaux, L. Gwiazdzinski met en avant l’idée qu’il existe dans les environnements urbains occidentaux une période intermédiaire, un « non-jour » qui ne serait pas encore la nuit. Ce qu’il nomme nuit est une période résiduelle, le « temps de la ville de garde » (Gwiazdzinski, 2005 : 147), pendant laquelle les activités urbaines sont très réduites. Ce « cœur de la nuit » (Ibid.  : 149), n’appartient plus qu’aux fêtards, aux noctambules.


Un phénomène similaire se produit à Beyrouth : les frontières traditionnelles de la nuit deviennent de plus en plus flexibles, et doivent composer avec de nouvelles limites. L’étude de terrain effectuée montre que lors du passage du jour à la nuit, les rythmes urbains que sont le travail, les loisirs et les rythmes religieux, sont les plus visibles. Pourtant, le rôle de seuil qu’ils sont censés jouer n’est pas toujours limpide. En effet, l’assouplissement, l’extension et parfois l’enchevêtrement des rythmes déterminants que sont le travail, le loisir et l’exercice du rite religieux tendent à étirer la période de transition entre le jour et la nuit.

 Imbrication et morcellement des temps de travail et de loisirs

L’hétérogénéité des temps de travail à Beyrouth rend difficile l’identification d’un seuil, et tend à limiter son importance en tant qu’indice de passage du jour à la nuit. Au Liban, la norme du travail industriel qui sépare lieu de travail et lieu de vie et dont les horaires fixes rythment la ville est peu prégnante, notamment en raison d’une règlementation souple du temps de travail (Abi Yaghi et Longuenesse 2012). Toujours en vigueur, le code du travail libanais de 1946 est peu strict [2] et ne concerne que 35 % des actifs. À cela s’ajoute une forte fragmentation du monde du travail : les horaires du secteur public (8h00 – 14h00) devancent celles du privé (globalement, entre 9h et 17h, bien que l’horaire de départ de l’entreprise soit lui-même variable) et côtoient une masse de travailleurs indépendants. Les chauffeurs de taxis-services, les vendeurs de rue, les artisans ou employés précaires du commerce travaillent souvent plus de dix heures par jour, en fonction des horaires fixés par la demande. Ainsi, à Beyrouth, nombreux sont les restaurants de type snack qui restent ouverts jusqu’à une heure avancée de la nuit, voire toute la nuit. Au cours d’une enquête menée auprès du snack Barbar [3], dans le quartier animé de Hamra, il nous a ainsi été possible d’observer le relais des employés qui assurent le service toute la nuit. Tous travaillent douze heures d’affilée, entre 22 heures et 10 heures ou entre minuit et midi. De la même manière, beaucoup de chauffeurs de taxi-service organisent leur journée en fonction de leurs besoins et de la circulation. Certains n’hésitent donc pas à travailler tard le soir et dans la nuit afin d’augmenter leur revenu (Abi Yaghi et Longuenesse, 2012).


Bien que flexible à l’échelle des individus, le temps de travail n’a pas totalement cessé de définir les conditions, et donc les rythmes de la vie quotidienne. En effet, les importants pics de circulation, situés sur des tranches horaires larges le matin et l’après-midi, continuent de donner aux rythmes de travail une certaine influence dans la scansion des rythmes urbains. Le trafic automobile s’intensifie dès la sortie des bureaux et des écoles (entre 14 heures et 15 heures), et s’étend jusqu’à 20 heures environ. La densification ne concerne cependant pas que les mouvements pendulaires entre le domicile et le travail, mais inclut des trajets ayant pour but les loisirs, parfois étape entre le temps du travail et le temps domestique.


En lien avec la flexibilité des horaires, la frontière entre le temps de travail et le temps des loisirs devient de plus en plus ténue. Le chevauchement de ces différents rythmes se traduit concrètement par l’investissement d’espaces dont la configuration et la vocation sont tournées vers les loisirs mais tendent de plus en plus à abriter des moments de travail délocalisés. Il s’agit essentiellement des bars et des cafés qui accueillent, pour quelques heures, des actifs en tous genres et des étudiants. Le travail peut être individuel (révisions de cours, étude de dossiers par exemple) ou collectif : il n’est pas rare de voir dans des cafés ou dans des bars se dérouler des réunions de travail ou des entretiens d’embauche. Cette pratique envahit les bars en fin de journée, et certains cafés adaptent la configuration spatiale de leur établissement au travail. À l’instar du Kudeta dans le quartier d’affaires et résidentiel de Badaro, ils s’équipent de wifi, diffusent une musique calme propice à la concentration. D’autres mettent en avant l’installation de véritables « working areas », comme l’enseigne Urbanista à Gemmayzé, qui propose à sa clientèle de larges tables avec des sièges confortables, des crayons et du papier. Cette pratique concerne également les enseignes internationales, telles que la chaîne Dunkin Donuts. Le fait de se retrouver dans des espaces de la coprésence permet un mélange des rythmes et donne aux citadins un moment de loisirs, tout en conservant une certaine productivité.


Le mélange des temps de travail et de loisirs dans les cafés et les bars mène à une diversification des horaires d’ouverture : certaines enseignes sont ouvertes toute la journée, même si l’essentiel de la clientèle s’y rend en soirée ou la nuit. En revanche, dans des quartiers dont la vocation est essentiellement festive et nocturne comme celui de Gemmayzeh, l’ouverture des bars continue de marquer l’entrée de la ville dans la nuit (Bonte, 2011). L’intégralité des établissements pratique « l’Happy Hour », période située globalement entre 17 heures et 21 heures, au cours de laquelle des tarifs préférentiels sont appliqués aux consommations. Cette tranche horaire symbolise le moment de transition durant lequel la clientèle a quitté physiquement le lieu de travail mais n’a pas forcément l’intention de passer la nuit dehors. C’est au moment où cette clientèle fait place aux « vrais » noceurs que la période de transition entre le jour et la nuit prend fin.


Au-delà des bars, les cinémas, salles de sport, lieux de promenade et shopping malls sont des lieux où les habitants de Beyrouth passent une grande partie de leur temps libre. Les loisirs n’y sont pas un résidu du temps de travail, mais un constituant essentiel de la vie sociale. La période de transition entre le jour et la nuit correspond d’ailleurs à une augmentation très significative de la fréquentation de ces endroits. À mesure que la soirée avance, ces lieux demeurent les seuls – mais nombreux – endroits animés de la ville.


Une partie du travail de terrain a été consacrée à la Corniche de Beyrouth. Cette promenade de 5 km longeant le front de mer, considérée comme un des rares espaces réellement public à Beyrouth, est très prisée dans la ville. Ayant le privilège d’être intégralement piéton, il accueille des habitants d’âge, de confession et d’origine sociale variés, bien que les usages de l’espace varient en fonction de ces critères (Delpal, 2001). À partir de 17 heures, cet espace linéaire se remplit de personnes seules, ou entre amis, mais surtout en famille. La Corniche est alors en grande partie dédiée aux loisirs collectifs et familiaux ; la configuration spatiale et l’offre commerciale y sont d’ailleurs bien adaptées. La possibilité de marcher, de louer des vélos, d’acheter de la nourriture, des friandises ou des jouets pour les enfants, rendent l’espace attractif pour les familles. Dans cet espace mixte lui aussi dédié à la consommation, sportifs, pêcheurs, vendeurs de café, badauds côtoient parents et enfants pour former une foule dense. Ce réveil de la corniche (qui cependant n’est jamais totalement vide) correspond à la fin du travail : la journée se termine doucement et la ville se prépare pour la nuit. À mesure que cette dernière progresse, l’espace de la Corniche se meut en espace de loisirs informels (Su-Jan, Limin et Kiang, 2012). Les promeneurs y passent du temps, sans but précis hormis celui de la rencontre et de la discussion. Au cours de la nuit, l’espace occupé se rétrécit. Des groupes de jeunes hommes investissent un périmètre réduit, souvent autour de la voiture, qui émet de la musique et de la lumière, et apportent leurs propres objets de consommation et de divertissement : bouteilles, narguilés, jeux.


La multiplication de ces micro-espaces de loisirs, véritables points lumineux sur un front de mer partiellement éclairé, contraste avec les pratiques de consommation dans les centres commerciaux de type shopping malls ou dans les hypermarchés. En raison de la faiblesse de la règlementation du travail, de nombreux magasins ont des horaires de fermeture très tardifs. Profitant du temps libre de leur clientèle, les supermarchés tels que Fahed, Spinneys, ou les malls comme l’ABC dans le quartier d’Achrafieh restent ouvert jusqu’à minuit une grande partie de la semaine. La fréquentation des espaces commerciaux reste ainsi très importante une fois la nuit tombée. Elle n’est d’ailleurs pas systématiquement accompagnée d’achats. En effet, seuls 33 % des usagers de l’ABC d’Achrafieh affirment en avoir un usage strictement utilitaire (Vignal, 2010). Ces lieux sont souvent une source de lumière dans une ville où l’éclairage urbain est très sporadique : les rythmes urbains ont appris, en divers endroits, à se jouer des rythmes biologiques.


Le seuil religieux : la polyphonie d’une ville multiconfessionnelle


Dans les villes ayant une majorité de population de confession musulmane, la première prière du matin marque traditionnellement le début de la journée. Parallèlement, la dernière prière de la journée a un rôle de couvre-feu informel (Stadnicki, 2003). Les rythmes religieux ont alors un rôle de seuil bien identifiable, d’autant que celui-ci se confond avec les bornes naturelles du jour : les horaires de prières sont en effet déterminés en fonction de la position du soleil. Or, à Beyrouth, le rôle déterminant de ces seuils doit être nuancé. À l’échelle de la ville entière, le mélange confessionnel juxtapose différents rythmes et calendriers religieux. Il faut cependant préciser que les quartiers de Beyrouth sont, d’un point de vue confessionnel, relativement homogènes – à l’exception du centre-ville. La manifestation des temps religieux varie donc d’un endroit à un autre, mais l’ensemble du paysage visuel et surtout sonore (cloches, appel à la prière) est investi de marqueurs temporels précis et nombreux, qui multiplient les moments de transition entre le jour et la nuit. En fonction des quartiers et du calendrier, le suivi des rites religieux est changeant et modifie donc plus ou moins les flux et les temporalités des espaces.


Lors des travaux d’observation, une attention particulière a été donnée à l’intervalle entre la prière du coucher du soleil (al-maghrib) et celle de la nuit (al-‘isha). Dans les lieux de rassemblement notables, notamment autour de la mosquée de Borj Abi Haidar, le temps des priéres du soir croise d’autres rythmes urbains. L’observation du rite religieux est lié à d’autres temps de sociabilité, comme le passage au hammam lorsque la mosquée en est équipée. La plupart de ces temps sociaux sont masculins. Considérés comme une extension de la prière, ils sont consacrés à des temps de lecture, de méditation ou de discussion en groupe. Ils laissent aussi la place à des conversations plus ordinaires, et donnent lieu à un investissement des rues entourant la mosquée ou des cafés environnants. Dans les quartiers où la population est à majorité musulmane, le mois de Ramadan donne une importance particulière au passage du jour à la nuit. La transition est rapide, et correspond à l’îftar, la rupture du jeûne après le coucher du soleil. Les rythmes de sortie et de loisirs, et donc les espaces urbains qui y sont dédiés, s’en trouvent modifiés. La Corniche par exemple, habituellement occupée entre la fin de l’après-midi et le milieu de la soirée par les familles, promeneurs, badauds, est relativement vide. Les photographies ont été prises respectivement à 17 heures, 20 heures et minuit. Ce n’est qu’après la « marche » habituelle entre le jour et la nuit que la Corniche se remplit. Ainsi, le mois de Ramadan donne à voir le rétrécissement du seuil entre le jour et la nuit, et une inversion du rythme de fréquentation des espaces de loisirs notamment familiaux.




Photographie Bonte M.


Fig. 1 : La Corniche pendant le mois de Ramadan : une inversion du rythme des fréquentations - Beyrouth, Juillet 2013.


Des seuils à la marche : l’espace-temps de la transition


À Beyrouth, les seuils marquant le passage du jour à la nuit sont de différentes nature, individuelle, collective ou familiale. Ils ont tendance à se multiplier, se flexibiliser et se croiser davantage, créant ainsi une période de transition entre le jour et la nuit de plus en plus grande. Le moment de la nuit stricto sensu serait donc aux marges de cette période de transition, et s’inscrirait en creux dans la ville. Dès lors, l’entremêlement des différents seuils mène à appréhender la succession du jour et de la nuit en une marche temporelle. La définition classique de la marche est celle d’une zone périphérique soumise à l’influence d’un état voisin. La notion évoque donc une situation intermédiaire, à la fois marginale et hybride. De la même manière, à Beyrouth, cette marche est à la marge du jour, condense de nombreux rythmes urbains et est soumise à l’influence de la nuit.


Cette période de transition, à la fois longue – elle dure cinq à six heures – et aux limites floues, s’effectue moins par des horaires précis que par son contenu : un mélange des rythmes urbains. Lors de la réalisation des micro-questionnaires, 68 % de nos interlocuteurs ont situé le début de la nuit entre 20 heures et 23 heures. Cette plage horaire, déjà assez large, n’a donc pas fait l’unanimité chez les personnes interrogées. Les opinions sur le commencement de la nuit sont ainsi très variées, et le seuil symbolique de la fin de travail n’est pas généralisable. Le début et la fin de la marche nocturne correspondraient donc davantage à un changement de décor et d’ambiance urbaine : apparition de l’obscurité, diminution du trafic, importance des loisirs, retour au domicile. La marche donne ainsi à voir un paysage de transition dans lequel affleurent les différents rythmes urbains. La rue, qui « manifeste la ville » (Fleury, 2004 : 35), tableau changeant selon les différentes étapes du jour et de la nuit, montre que l’aspect, la pratique et l’articulation des espaces sont liés aux moments de la ville, à ses temporalités.

 Territoires de la nuit : l’inscription spatiale des rythmes nocturnes à Beyrouth

La succession des jours et des nuits s’effectue au cours d’une période de transition qui a tendance à s’étirer à la faveur de l’individuation des rythmes urbains. Elle est aussi le moment de l’apparition d’une géographie spécifique. À l’échelle de la rue, une scénographie nocturne se met en place, qui tend à ritualiser le passage du jour à la nuit. À l’échelle de la ville, les territoires de la vie nocturne connaissent un double mouvement de contraction et d’éclatement, montrant ainsi que le temps produit son espace propre.


La rue : la mise en scène de la nuit quotidienne


La rue est un réceptacle des rythmes urbains, et l’expression même de la ville (Fleury, 2004). Les citadins sont amenés à s’y rendre, à s’y croiser et à y jouer un rôle (Goffman, 1973), c’est-à-dire donner une expression d’eux-mêmes, pour produire sur les autres, le public, une impression. Espace réservé de quelques acteurs urbains, la rue devient au fil de la nuit une scène dont l’aspect visuel change.



Photographies Bonte M.


Fig. 2 : Entre le jour et la nuit, changement de décor à Mar Mikhail Beyrouth, mai-juin 2013.


Les photos ont été prises en journée et en soirée, afin de pouvoir distinguer les différents changements. L’obscurité est un premier élément. En raison de l’obsolescence des infrastructures et d’une défaillance structurelle des services publics, l’éclairage de Beyrouth est irrégulier et sporadique. La plupart des grands axes de circulation sont éclairés, mais avec une efficacité limitée ; ailleurs, ce sont souvent les lumières privées qui s’en chargent. Le relais est assuré par les panneaux publicitaires, les sources lumineuses des magasins (vitrines éclairées, néons) et par les bars et autres établissements nocturnes. La plupart des propriétaires n’hésitent pas à installer eux-mêmes de puissants spots.


Dans des quartiers nocturnes comme celui de Gemmayzeh ou de Hamra, la fermeture des magasins, souvent tardive, symbolise la fin des activités de jour. Les boutiques côtoient pour un temps – celui de la marche – les établissements nocturnes (restaurants, bars, pubs, boîtes de nuit) qui ensuite règnent seuls sur la rue. Les bars et les boîtes de nuit sont regroupés spatialement et laissent apparaître des « territoires de la fête », occupés par une foule de noctambules attirés par la lumière et les quartiers à la mode. La rue est alors physiquement investie – d’autant que la loi interdit désormais la cigarette à l’intérieur des bars, obligeant les consommateurs à sortir – et ce processus peut révéler des espaces qui sont secondaires le jour. La nuit, à Hamra, est ainsi le temps de la « revanche » des rues parallèles à la rue principale, qui accueille de jour les activités de commerce, les restaurants et les chaînes internationales de café mais dont l’offre de bars et de boîtes de nuit est quasiment nulle. La série de photographies montre ainsi la rue principale de Hamra en journée, avec une fréquentation abondante, et la nuit, où l’avenue n’est plus qu’un lieu de passage pour les voitures. Si les trottoirs sont vides dans la rue Hamra, les ruelles perpendiculaires sont très attractives, les bars, les terrasses et les zones piétonnes largement investies par les groupes de noceurs.





Photographies Bonte M., Le Douarin L.


Fig. 3 : la « revanche » des rues adjacentes à la rue Hamra Beyrouth, avril-mai 2013.


Conception et réalisation : Le Douarin L., Bonte M.


Carte 1 : Rythmes diurnes et vies nocturnes du quartier de Hamra


L’éclairage intensif, qui a par endroits un réel rôle de projecteur, se double du changement de l’environnement sonore. Les établissements nocturnes diffusent de la musique à un niveau très élevé. Il existe dans le quartier de Hamra une ruelle, « Alleway street », où les bars occupent la totalité de l’espace. La nuit, ce passage devient le théâtre d’une impressionnante course aux décibels – le but étant de mettre la musique plus fort que le voisin, pour imposer son ambiance et marquer le territoire. À ce son suramplifié s’ajoute le bruit des discussions, cris et rires de fêtards peu discrets. Ces principaux acteurs de la nuit en sont en fait les jouisseurs : avec le capital économique et social pour participer aux soirées beyrouthines, ils « possèdent » la nuit, souvent perçue à travers le prisme déformant de l’ivresse. Le temps de la nuit, la rue n’est plus un espace de circulation : elle est une scène d’exposition dans laquelle les noctambules soignés et apprêtés ont le premier rôle. L’arrière-plan de la scène est partagé par des acteurs qui la nuit deviennent plus nombreux, et qui pratiquent bien souvent la rue seule et non ses intérieurs. Il s’agit par exemple des voituriers, qui pallient le manque de places pour stationner dans les quartiers nocturnes. Leur présence rappelle avant tout que le public attendu est une clientèle aisée. Les sociétés de voituriers ont par ailleurs tendance à s’approprier l’espace de la rue, en se réservant des places de parking au moyen de divers marqueurs : chaises, cordons de délimitation, ou panneaux au nom de l’entreprise. Enfin, leur présence dans la rue double leur fonction. Relais plus ou moins fréquent de la police, ils régulent l’espace public et, par leur présence, assurent une forme privée de sécurité (Khayat, 2002).


À côté de ces « coulisses » de la nuit figurent les acteurs hors-champ, mais pourtant bien présents dans l’espace. Les plus vulnérables de ces individus sont certainement les enfants qui la nuit deviennent de petits vendeurs ambulants proposant des roses ou des chewing-gums aux passants. D’origine syrienne pour la plupart, les enfants de Beyrouth sont souvent déconsidérés, car supposés contribuer au désordre urbain. Leur présence dans l’espace public est également diurne, mais on peut supposer que la nuit représente pour eux à la fois un moment de plus grand danger et un moment de répit où ils peuvent plus librement arpenter les rues de la ville. Ces enfants semblent être de plus en plus nombreux au fil des mois. Cette conséquence directe de la crise syrienne témoigne du fait que les rythmes urbains quotidiens sont chevillés à la géopolitique instable de la région [4].


L’archipel nocturne de Beyrouth


Le temps produit aussi ses espaces propres à l’échelle de la ville. En effet, les territoires de la nuit décrits plus haut se déploient et se répartissent selon une géographie restreinte et prioritaire. Lors de l’enquête, nos interlocuteurs ont eu pour tâche, entre autres, d’identifier les quartiers qu’ils fréquentaient éventuellement la nuit. Les espaces désignés sont peu variables, et correspondent aux lieux des loisirs nocturnes, dont la lumière procure un sentiment de sécurité. Les quartiers mentionnés par plus de la moitié des personnes sortant la nuit sont Achrafieh (autour de la place Sassine), la zone de Gemmayzeh et Mar Mikhail, Monnot, le centre-ville. À l’ouest, Hamra est le pôle d’attraction majeur, secondé par Raoucheh. De nombreuses personnes ont indiqué des portions de la Corniche comme lieu de sortie, ce qui nous a permis de désigner cet endroit comme un espace nocturne secondaire : sa forme linéaire atténue l’effet de concentration, mais il n’en demeure pas moins attractif. À ces quartiers mentionnés peuvent s’ajouter les malls qui demeurent en soirée des espaces ludiques abondamment fréquentés, mais qui à eux seuls ne suffisent pas à identifier un « territoire de la nuit ». En creux de ces quartiers mentionnés s’étendent les espaces de l’obscurité, du vide. Ces zones plus résidentielles, qui ne sont pas nécessairement dépourvues d’activités diurnes, correspondent à la « nuit qui dort ». Contrairement à l’image que la ville souhaite donner d’elle-même [5], la nuit demeure un moment de ralentissement, de repli dans l’espace privé. À la question « Que signifie la nuit pour vous ? », 51 % de nos interlocuteurs ont mentionné des activités de sortie, de loisirs nocturnes. Cette petite majorité laisse donc une place assez conséquente aux citadins qui privilégient le repli domestique. L’espace collectif se réduit donc aux quartiers mentionnés et présents sur la carte. Cela donne au Beyrouth nocturne des allures d’archipel (Gwiazdzinski 2005). Les territoires de la nuit sont réduits, éclatés et figurent au milieu de l’océan du calme urbain.


Conception et réalisation : Le Douarin L.


Carte n°2 : L’archipel nocturne de Beyrouth


Les îlots nocturnes de Beyrouth communiquent de manière réticulaire. Les parcours sont balisés et traversent les « déserts », pour aller d’un territoire de la nuit à un autre. Entre ces espaces nocturnes identifiés sur la carte, certains endroits vivent en continu et attirent les citadins à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. C’est le cas du snack Barbar, qui possède trois branches à Beyrouth mais dont la plus grande et la plus connue se situe en contrebas de Hamra, sur le parcours de retour des noctambules. Toute la nuit se succèdent les fêtards, les familles, les travailleurs, les chauffeurs de taxi, ou simplement les habitants du quartier à la recherche de conversation. Le snack est une étape dans le parcours nocturne, une escale : « Beyrouth ne dort jamais. Je ne veux pas dire que la ville est toujours toute éveillée, mais on peut toujours trouver quelque chose d’ouvert. Un itinéraire continu est possible » [6].


La ville la nuit au diapason d’autres rythmes


Si l’étude de la succession du jour et de la nuit connaît un certain nombre de régularités et d’invariances au quotidien, la fréquentation de l’espace public à la fin de la journée et la nuit varient en fonction de diverses temporalités. Cela commence tout d’abord par les rythmes hebdomadaires. Les personnes qui considèrent la nuit comme un temps de loisir et de divertissement ont insisté sur la fin de semaine. Plusieurs de nos interlocuteurs ont d’ailleurs précisé que la nuit commençait environ deux heures plus tard le week-end. Il s’agit donc d’un moment où les gens sont plus enclins à veiller, ce qui par ailleurs contribue à une réduction importante du « cœur de la nuit ». Ce fragment temporel serait presque amené à disparaître au cours de l’été. Le recul de l’heure du coucher du soleil ainsi que la présence de touristes libanais et étrangers allongent et intensifient les soirées et les nuits beyrouthines. Les boîtes de nuit ne ferment pas avant cinq ou six heures du matin, et l’habitude d’enchaîner la sortie avec un repas dans un fast-food ou un snack se répand largement : la boucle se ferme, et la ville dort très peu en cette saison. L’ouverture de certaines boîtes de nuit en plein air entre juin et septembre uniquement montre l’importance de cette période en termes de demande de loisirs nocturnes.


Les rythmes religieux modifient également les modalités de succession du jour à la nuit. La période au cours de laquelle nous avons effectué notre terrain ne nous a pas permis d’assister à toutes les fêtes religieuses qui se déroulent au cours d’une année à Beyrouth. Nous avons cependant remarqué que l’offre de loisirs nocturnes se rétractait au moment de la Semaine Sainte dans les quartiers est (à majorité chrétienne) de la ville. Ainsi, les deux tiers des bars et pubs ferment leurs portes, notamment le jeudi et le vendredi. Lors du Ramadan, il est possible d’avancer que le passage du jour à la nuit s’effectue assez rapidement, et que la période de transition redevient à proprement parler un seuil : celui du coucher du soleil, qui correspond à la rupture du jeûne.

 Les usages de la ville : une géographie prioritaire

Le passage du jour à la nuit crée à Beyrouth une ville en archipel, et modifie les mobilités et la perception de l’espace. La manière dont la ville est appréhendée montre que la marche temporelle entre le jour et la nuit est un moment où les représentations et les rythmes urbains s’influencent mutuellement, par les trajectoires ou les évictions de certaines parties de la ville.


Beyrouth la nuit : ordre ou désordre urbain ? Vers un temps multiforme


Si les heures creuses sont globalement absentes des journées à Beyrouth, la ville « expulse » en fin de journée et au début de la nuit ses travailleurs et une partie de ses consommateurs. Le rythme jour/nuit permet ainsi de comparer la ville à un organisme : « Nos métropoles respirent : elles se dilatent et se contractent comme de véritables organismes vivants selon un rythme propre ». (Gwiazdzinski, 2005 : 145)


La réduction du trafic et le ralentissement des rythmes en sont un témoignage. L’effet de chaos produit par les embouteillages – notamment sur l’autoroute de la côte vers le nord de Beyrouth en fin de journée – et les nuisances sonores qui lui sont corrélées s’estompe. La nuit rendrait ainsi la ville plus lisible, plus praticable, plus ordonnée. Ce retour à l’ordre urbain aisément perceptible prend par ailleurs une forme institutionnalisée. La présence de la police et de l’armée est souvent renforcée la nuit. Elle peut prendre une forme fixe, comme l’installation de barrages destinés à ralentir la circulation automobile et donner l’impression que le quartier est contrôlé. Cette présence est souvent associée à la résidence d’une personnalité politique ou de la haute administration. Elle est également renforcée dans les quartiers chiites populaires de Beyrouth, tels que Basta ou Zokak-el-Blat. Enfin, de temps à autres, des véhicules de l’armée circulent dans la ville, notamment dans les lieux animés comme le quartier de Gemmayzeh. Souvent renforcée en période d’agitation politique (Bonte, 2011), cette présence dans les espaces de la fête provoque une dissonance mal perçue par les professionnels et les consommateurs. Elle est donc réactivée par certains propriétaires de bars, comme à Mar Mikhaïl où le patron a reproduit un graffiti de Banksy sur l’une des façades de l’établissement.


Photographie Bonte M.


Fig. 4 : Façade du bar Secteur 75 à Mar Mikhail Beyrouth, 17 février 2011.


Cette présence de l’autorité renforcée la nuit a un effet paradoxal. Son effet dissuasif n’est pas remis en cause. Au contraire, la notion de l’être-vu policier (Cauquelin 1977) est performative. Plusieurs de nos interlocuteurs ont indiqué se rendre uniquement dans les quartiers fréquentés par les noctambules et dans lesquels la sécurité est assurée, soit par des instances formelles soit par la présence de voituriers. Néanmoins, cette démonstration de l’ordre est aussi perçue comme le témoignage de dangers réels, potentiels ou ressentis. Seules huit personnes ont estimé que Beyrouth la nuit n’était pas dangereuse. Les autres habitants ont tous nommé presque spontanément des quartiers à éviter, correspondant aux « vides urbains », espaces figurant entre les îlots de vie de l’archipel nocturne de Beyrouth. Peu éclairées et peu courues – ce qui limite la présence de surveillance informelle, c’est-à-dire celle assurée par les noctambules ou les travailleurs qui opèrent dans la rue – ces zones sont anxiogènes et répulsives. Le danger ressenti réside donc dans des espaces identifiés précisément. Par ailleurs, la nuit est régulièrement associée à la fête et évoque un certain nombre de pratiques qui lui sont corrélées. La consommation d’alcool, de drogues, la danse, la drague ou les relations amoureuses en dehors des liens du mariage font de la nuit un espace peu fréquentable. Ainsi, certains chauffeurs de taxi-service sont réticents à effectuer des trajets nocturnes, en dépit de la fluidité du trafic : ils craignent une clientèle « réputée faite de saoulards et de mauvais payeurs, susceptibles de créer des incidents » (Abi Yaghi et Longuenesse, 2012 : 16).


Beyrouth la nuit, une ville divisée


L’observation des rythmes urbains et de la succession du jour à la nuit à Beyrouth laisse apparaître deux principales lignes de rupture. La première recoupe et renforce l’image d’archipel nocturne. Certes, le terme d’archipel suggère une importante fragmentation, et la présence de territoires de vie nocturne restreints. Leur répartition, quoiqu’assez diffuse, s’effectue pourtant selon une ligne de partage allant d’ouest en est, incluant Raouché et Achrafieh mais excluant Basta et Bachoura. La frontière n’est pas rectiligne, mais elle distingue un Beyrouth riche en quartiers nocturnes, commerciaux et résidentiels, d’une ville menaçante ou tout simplement inintéressante : « Il n’y a rien à faire là-bas » était une réponse assez récurrente à nos questionnements sur les quartiers jugés dangereux par les gens interrogés. Il est vrai que l’absence de lieux de sortie (bars, pubs, boîtes de nuit) et de relations sociales dans ces quartiers les rend peu attractifs.


Les distances entre les quartiers sont pourtant davantage mentales que physiques : « J’habite à dix minutes de Tariq al-Jdidé, et je n’y suis jamais allé ! » [7]. Ainsi, l’expression « il n’y a rien à y faire » a souvent des airs d’euphémisme. Les choix de déplacements, des lieux de sortie ou tout simplement de vie quotidienne s’effectuent beaucoup par affinités confessionnelles. Lorsque nous avons demandé aux personnes d’indiquer sur la carte les lieux jamais fréquentés de jour comme de nuit, les réponses se sont accompagnées d’un sourire entendu. Nous aurions pu en effet deviner les pratiques spatiales des individus à partir de leur lieu d’habitation : « Le pays est divisé, donc la carte finale va dépendre du lieu familial » [8]. Bien entendu, la géographie confessionnelle de Beyrouth n’est pas figée, et ces réponses spontanées d’une pratique partielle de la ville n’étaient pas le fait de tous nos interlocuteurs. Nous avons d’ailleurs pu remarquer que les habitants de la partie est de Beyrouth avaient davantage tendance à rester dans cette partie de la ville que leurs voisins de l’ouest. Une seconde ligne de fracture a ainsi été remarquée, ou plutôt réactivée. Figurant sur la rue de Damas, elle correspond à l’ancienne ligne de démarcation qui a divisé la ville en deux parties au cours de la guerre civile. Aujourd’hui, cette frontière est poreuse, mais à sens unique, soit de l’ouest vers l’est. Les habitants concernés ont conscience de cette division. Se munissant de nos crayons pour indiquer les espaces non fréquentés de la ville, plusieurs personnes ont tracé spontanément un trait sur la rue de Damas, montrant ainsi que leur représentation et leurs pratiques de la ville sont définitivement duale. Il s’agissait invariablement de jeunes libanais habitant Beyrouth-est, ou dans les banlieues nord-est. La persistance d’une telle dichotomie dans les représentations de la ville peut surprendre, dans la mesure où ces personnes n’ont pas connu la guerre. Les explications sont fournies avec simplicité : « Nous n’avons pas de souvenirs de la guerre, mais pendant quinze ans, nos parents n’ont pas franchi la ligne. Alors, ils ne la franchissent pas plus aujourd’hui, et nous avons été élevés comme ça. Ça reste dans les mentalités » [9]. Cette dualité de la ville serait donc l’héritage de longues années de sociabilités séparées où les mobilités, notamment celles de loisirs, s’effectuaient dans une géographie très restreinte (Ruiz Herrero, 2011).



Fig. 5 : Une représentation et une pratique duales de Beyrouth, le jour comme la nuit. Beyrouth, mars 2013.


Là encore, la rupture n’est pas totalement rectiligne. La synthèse des mobilités nocturnes des habitants montre que le centre-ville est redevenu pour beaucoup un lieu de sortie et de loisirs. Les citadins peu enclins à se rendre à l’ouest de la ville fréquentent cette partie laissée à l’abandon pendant la guerre. La plupart ont également l’habitude de sortir à Hamra, conférant à nouveau au quartier un statut d’exception acquis avant la guerre (Kassir, 2003). Son statut, « oasis dans le désert de Beyrouth-ouest » [10], permet de nuancer la dualité figée de la ville. Par endroits, sur le palimpseste de la ligne de démarcation, des verrous sautent : ce sont les principaux accès pour se rendre à Hamra. L’absence de marquage confessionnel et la mixité du quartier en fait un espace attractif, dans lequel les bars et les pubs ouvrent actuellement à une vitesse impressionnante. Les rythmes de succession du jour et de la nuit révèlent donc une double exceptionnalité : le quartier est un espace nocturne animé au milieu de quartiers ayant plutôt tendance au repli, et son aspect décontracté et accessible, notamment financièrement, lui confère un universalisme davantage imaginé que réel, les standards de consommation (notamment l’alcool) n’étant pas l’apanage de toute la population beyrouthine.


Conception et réalisation : Le Douarin L., Bonte M.


Carte 3 : Beyrouth du jour à la nuit : les mécanismes de fragmentation de l’espace urbain

 Conclusion

L’image de l’oasis évoquée au cours d’un entretien ne doit pas laisser conclure à une absence totale de pratiques de loisirs, y compris nocturnes, dans la partie ouest de Beyrouth. Au contraire, plusieurs espaces répondant aux désirs de consommation et de plaisirs de la jeunesse notamment chiite, se développent, comme à la Dahyié (Deeb et Harb, 2013). Les produits vendus, ainsi que l’ambiance sonore et la configuration des lieux, offrent ainsi des espaces de rencontre et d’interaction sociale conformes aux principes religieux.


L’étude des rythmes urbains de Beyrouth à la tombée du jour laisse observer une ville fragmentée, où la vie nocturne est le privilège de certains quartiers. L’identification et l’observation précise de certains rythmes, de leur entremêlement, de leur flexibilité, mène à appréhender la succession du jour et de la nuit comme une marche temporelle, identifiée dans la ville par un paysage de transition. L’apparition de différents territoires du temps modifie en effet la physionomie de la ville, son aspect visuel et sonore, ainsi que sa géographie. Beyrouth, en passant sur des rythmes nocturnes, devient un archipel urbain. Enfin, la marche temporelle entre le jour et la nuit est, pour les habitants de la ville, un moment où les représentations, les pratiques spatiales et les trajectoires changent, en réactivant ou en faisant apparaître des lignes de division plus évidentes dans l’obscurité. Dans les pas de sa nuit, Beyrouth offre divers chemins.

 Bibliographie


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Notes

[1Cet article est le fruit d’un travail de terrain mené à Beyrouth au premier semestre de l’année 2013. Les recherches ont associé une observation rigoureuse et régulière des rythmes et des ambiances urbaines, la mise au point de micro-questionnaires soumis à trente-huit personnes et la réalisation d’entretiens semi-directifs auprès d’acteurs divers (journalistes, architectes, employés de bars par exemple).

[2Il limite le temps de travail à huit heures par jour, pour 48 heures hebdomadaires. La durée hebdomadaire peut être allongée à 60 heures, avec des journées de douze heures de travail dans des cas exceptionnels.

[3Ce snack très populaire est ouvert 24 heures sur 24 et constitue un espace d’observation intéressant, car il attire des consommateurs différents en fonction des heures du jour et de la nuit.

[4La guerre civile qui touche la Syrie voisine a ainsi d’importantes répercussions sur la stabilité du Liban, dans notre cas sur sa fréquentation touristique : cela se ressent dans un bon nombre d’établissements nocturnes.

[5Une image de ville festive et nocturne relayée par les médias locaux et internationaux.

[6Entretien avec T.H.M, février 2013.

[7Entretien à Mar Mikhail, avril 2013.

[8Ibid.

[9Ibid.

[10Ibid.

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