Commentaire du livre III de la République de Platon

Jacques Darriulat
Article publié le 22 décembre 2016
Pour citer cet article : Jacques Darriulat , « Commentaire du livre III de la République de Platon  », Rhuthmos, 22 décembre 2016 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1497

Ce texte a déjà paru sur le blog de Jacques Darriulat. Nous le remercions chaleureusement de nous avoir autorisé à le reproduire ici.

 Introduction

Le livre III est sans doute le livre le plus rigoureusement pédagogique de la République. Platon donne ici de véritables conseils pour l’éducation des enfants : il va même jusqu’à définir le régime qui convient aux athlètes (404cd) et définit les règles d’une éducation musicale (398e & sq.). Pour comprendre ce texte – fait de conseils pratiques plutôt que d’une théorie philosophique – il faut savoir que l’éducation à Athènes comportait trois grands chapitres :


1- La lecture et la récitation (grammatiste). Les poètes – et surtout Homère tenu, comme Platon le rapporte au livre X (606e), pour l’éducateur de la Grèce.


2- La musique (cithariste) On chante les poèmes en s’accompagnant de la cithare, c’est-à-dire de la lyre – les poèmes d’Homère sont divisés en « chants ».


3- La gymnastique (pédotribe). Le sport par excellence, c’est la lutte (palê) qui a donné son nom à la palestre. Mais aussi course, saut en longueur et lancers (disques, javelot). La course au flambeau, mentionnée au début du dialogue – était également un exercice prisé par les Athéniens.


Ces trois chapitres en faisaient en vérité deux :


– Musique et lecture appartenaient également à Mousikè, art des Muses, c’est-à-dire culture de l’esprit.


– La gymnastique était culture physique.


C’est pourquoi Musique et Gymnastique sont, dit Platon en 404b, « sœurs l’une de l’autre » : elles constituent les deux grandes parties de la paideia athénienne.


On comprend alors que le livre III est exactement structuré comme le programme pédagogique des athéniens : Platon éduque d’abord les poètes et leurs fables, puis il traite de la musique (Harmonie : 398c, Rythme : 399e) et enfin de la gymnastique (403c). Cependant, et par delà son aspect purement historique et pratique – réformer ou perfectionner l’éducation à Athènes – le livre III a encore une visée, une signification, plus strictement philosophique.


Il s’agit de « purifier la cité » – selon l’expression de 399e – de toutes les formes de délires – mania – et de possessions – katokôkhê.


Enseigner, c’est « instituer » l’homme, c’est-à-dire instituer l’humanité en lui. L’humain n’est pas en effet une institution de la nature, mais une institution de la culture : l’homme est susceptible de ne pas être lui-même, il est menacé par l’inhumain. C’est pourquoi une paideia est nécessaire. Il s’agit d’apprendre à l’homme à devenir maître de lui-même, à vivre en accord avec lui-même.


La cité grecque invente l’homme : libre, pensant par lui-même, maître de sa parole – logos. Cet idéal humain vient tout juste de naître : il doit dompter le délire et la folie qui mettent l’homme hors de lui-même, alors proie du sacré et possédé par l’inhumain. La mimêsis des poètes – c’est-à-dire toutes les techniques de la représentation artistique – s’apparente, par l’inspiration, au délire de la possession. C’est pourquoi, à l’ivresse dionysiaque, Platon veut opposer « le souffle de la raison » o logos pneuma : 394d.


La pédagogie platonicienne est un rite d’exorcisme : surmonter l’épouvante et l’enthousiasme – qui livrent l’homme à l’inhumain – et rétablir l’homme en son centre, par la prudence (sôphrosunè, mot-clé du livre III) et par l’honnêteté, la civilité – kalos kagathos. Protagoras : « l’homme est la mesure de toutes choses ». C’est donc que l’homme doit se mesurer lui-même, doit trouver en lui-même la juste mesure, par la médiation de son semblable : la connaissance de soi passe par la reconnaissance du semblable. La relation dialogique, plus encore dialectique, est le processus qui, en se développant, vient se stabiliser sur la juste mesure. Désormais la connaissance est enquête – dialogue et questionnement – et non plus divination : le philosophe pense par lui-même ; à l’inverse, le poète est le prophète du dieu qui l’utilise (Ion). Éducation des gardiens, des sentinelles : ceux qui veillent aux limites de la cité. Éduquer, c’est apprendre à reconnaître ses limites : ce que Platon propose ici, c’est de renoncer au sacré – qui nous subjugue – et d’apprendre la maîtrise de soi. Toute la paideia platonicienne est ainsi orientée vers la conversion de la pensée en elle-même. Le dieu de Platon est tout intérieur : il est celui dont se ressouvient la pensée qui conçoit l’idée. Aux présocratiques – qui parlent la langue des oracles – Platon oppose le dialogue philosophique « qui est le dialogue silencieux de l’âme avec elle-même. » (Sophiste 263e).


Ainsi, on peut considérer ce livre III comme le conscient de l’invention de la raison et du refus de la transe. Un tournant essentiel dans « l’accouchement » de l’humanité se pense ici.


*


Nous l’avons vu, Platon construit son examen selon le programme pédagogique en vigueur à Athènes : nous étudierons donc d’abord la poésie, puis la musique, et enfin la gymnastique.

 A- La Poésie

Platon critique donc ici l’enseignement traditionnel qui fait d’Homère – et dans une moindre mesure d’Hésiode – l’éducateur de la Grèce. À cet enseignement qui s’appuie sur la tradition littéraire, il voudrait substituer un enseignement plus philosophique, fondée sur une théorie rationnelle. La partie consacrée à la poésie – la plus importante du livre III – se continue jusqu’en 398b.


Elle se divise ainsi en deux moments :


1- Par une série d’exemples, Platon met en évidence les dangers de la fascination poétique qui subjugue la raison (jusqu’en 392c)


2- Puis, (392c à 398b) il ébauche une théorie de la mimêsis, c’est-à-dire de la fascination exercée par toutes formes de la représentation artistique.


1- Critique par les exemples.


Le lecteur moderne a le sentiment de lire une série de remarques disparates, décousues. En vérité, tous les exemples cités par Platon renvoient à un thème unique : celui de la possession et de l’ivresse qui mettent l’âme hors d’elle-même et lui font perdre la mesure.


a) - Epouvante de l’Hadès (386a & sq.). Le philosophe dissipe le spectre de l’au-delà, le terrifiant « to deinon » (386b). La poésie transporte dans l’autre monde ; la philosophie enseigne à reconnaître notre monde, celui de nos semblables et non celui des « trépassés ».


b) - Les plaintes et les lamentations (387d). Elles sont liées par Platon à la crainte de la mort : « un homme sage ne regardera pas la mort comme une chose terrible (deinon)… » (387d). Pendant l’exposition du cadavre dans la maison, les femmes profèrent des lamentations et des vociférations rituelles – que la loi cherchait à étouffer. On engage souvent des pleureurs et des pleureuses professionnelles pour chanter le thrène funèbre – ici encore la loi restreignait le luxe des funérailles. Horreur des lamentations : plainte inhumaine qui semble possédée par la voix du revenant. Les pleureuses sont en fait des sortes de prêtresses qui entrent en communication avec des morts : pleurs rituels, et non d’affliction. Mimêsis a le sens de re-présentation : rendre l’absent présent, faire paraître les morts. La mimêsis est une incantation divinatoire qui invoque les disparus.


c) - Le rire « Si l’on se livre à un rire violent, il entraîne un changement violent dans l’âme » (388e). Le rire est facilement diabolique, le fou-rire côtoie la folie. Il évoque la convulsion des possédés, il fait grimacer le visage, de la même façon que les vagues rident la surface de la mer (gelôs désigne aussi le pli de la vague). Aussi le rire « inextinguible » des dieux d’Homère (Platon cite le chant I de l’Iliade en 389a) diabolise la sérénité des Olympiens.


d) - Le mensonge (389b & sq.). C’est de la même façon qu’il faut comprendre la condamnation du mensonge : celui qui ment est possédé par la fiction qu’il invente, comme le fabulateur qui finit par croire à son propre mensonge. Mentir, c’est être autre que soi-même, c’est se dédoubler. C’est déjà participer à l’ivresse dionysiaque de l’acteur – hupokritês. Platon dira plus loin – en 397e – « Il n’y a pas chez nous d’hommes doubles ni multiples diplous anèr oude pollaplous ». Toute possession est comme un dédoublement de la personnalité et comme un vertige de l’identité.


e) - Puis viennent les condamnations de l’ivresse et du désir amoureux (389e & sq.). Même condamnation en 403a : l’amour – ta aphrodisia – est le désir le plus fou, le plus furieux – manikôteran. Il existe inversement un amour droit (orthos erôs, 403a) qui ne se laisse pas atteindre par la folie (manikon). Ainsi les dieux, qui se suffisent à eux-mêmes, ne sauraient être possédés par la transe amoureuse (Homère : Zeus et Héra, 390bc).


f) - Achille, 390e. Le modèle héroïque d’Homère est tout passion : la colère d’Achille – qui défie le fleuve Scamandre, qui traîne le cadavre d’Hector autour du bûcher de Patrocle (391 ab) est le véritable motif du chant homérique. C’est cet idéal d’exaltation et de fureur qu’ironise la dialectique socratique. Socrate-bouffon inverse les valeurs de l’épopée : à l’ivresse, il oppose la réflexion. Au vertige de la possession – il s’agit encore une fois d’une lamentation lors des funérailles (de Patrocle) – il oppose la prudence – sôphrosunè – de la réflexion. « Connais-toi toi-même » : trouve en toi-même ta propre mesure, opère une conversion dans l’intériorité.


2- La théorie de la mimésis


À partir de 392c, Platon s’interroge sur la nature du charme poétique. Il ne s’agit pas de repérer le thème de la possession dans le récit homérique, mais de méditer la magie du verbe poétique  : 392c (lexis : récitation, parole expressive). Si la poésie fascine, selon Platon, c’est parce qu’elle recourt au style direct : le poète se transforme dans les choses, les personnages qu’il invoque, il se dissimule dans les métamorphoses du récit.


Ainsi le poète ne relate pas les exploits d’Achille, il devient Achille qui brusquement se met à parler par sa voix. La poésie représente, elle rend présent, par simulacre et par magie, ce qui est pourtant absent. « Si le poète ne se cachait jamais, l’imitation serait absente de toute sa composition et de tous ses récits » (392c). Ainsi Homère ne parle jamais en son nom : ce sont les héros des anciens temps, la mer, le fracas des batailles qui revivent par sa voix.


Le poète est un possédé de la parole. Il est cet homme multiple (pollaplous) que Platon veut remplacer par le sage qui reste lui-même en toutes circonstances. La philosophie convertit l’âme en elle-même et l’élève à la conscience de son unité et de sa simplicité ; au contraire, l’inspiration poétique la multiplie et la métamorphose. L’exemple que choisit Platon n’est pas pris au hasard : Iliade, chant I. Homère est possédé par Chrysès – qui revit par la voix du poète – Chrysès est possédé par Apollon – qui parle par son devin – enfin l’homéride est possédé par Homère : sur la possession et l’ivresse du récitant, voir le Ion. L’ivresse mimétique met en contact l’inspiré avec le dieu (tel le cercle de fer attiré par « l’aimant »). Inversement l’ironie socratique coupe le contact. La divination rationnelle est un torpillage – une fulgurance – instantané.


On comprend alors pourquoi la condamnation s’étend – en 394c – au théâtre – comédie et tragédie. « … quand, retranchant les paroles du poète qui séparent les discours, on ne garde que le dialogue (…), c’est la forme propre à la tragédie » (394b). Sur la scène, le poète s’est transformé en divers acteurs en lesquels s’incarne chaque voix. Le style indirect est totalement supprimé : demeurent seules la transe de la possession et l’ivresse de devenir un autre que soi-même. Dionysos, dieu du théâtre grec, de la possession et du délire (Euripide, Les Bacchantes).


La méditation platonicienne est ici comme hantée par la crainte que l’humain – le logos, raison, pensée libre et autonome – soit englouti par la violence du sacré, de l’inhumain – la mania, l’ivresse et le vertige. C’est en ce sens qu’il faut comprendre aussi le « A chacun son métier » qui détermine la division du travail de la cité platonicienne (il y est fait de nouveau allusion en 394e-395b) : le poète – l’homme du vertige mimétique – est celui qui peut contrefaire tous les rôles sans jamais se fixer à l’un d’entre eux.


Instituer l’humanité en l’homme, c’est établir à chacun son « identité ». Cette horreur de la perte de l’identité – cette épouvante du sacré qui motive l’ironie socratique – détermine un certain nombre d’interdits :


a) - Ne pas imiter les femmes : amoureuses ou en mal d’enfant, ou se laissant aller aux plaintes et aux lamentations (395de). Dans cette société d’hommes, la femme est désirée et redoutée à la fois. Elle donne la vie ; elle possède donc le droit de la reprendre. Elle est en communication avec le monde des morts : ainsi Créon, homme, règne sur les vivants, mais Antigone est « fiancée avec l’Hadès ». La femme est possédée de l’au-delà : les gémissements de la pleureuse font entendre la voix des morts. Les plaintes d’une femme en couche sont celles d’une possédée : une autre vie habite ses entrailles. Enfin les gémissements d’une femme qui jouit disent son entière possession par la transe amoureuse. La femme est devineresse et prophétesse. Diotime est initiée aux mystères de l’amour. La Pythie est possédée par Apollon.


Au théâtre grec, ce sont des hommes qui jouent les rôles féminins : ainsi l’acteur subit la contagion de la possession. Homme mimétique, il se féminise insidieusement.


b) - Ne pas imiter les fousmainomenois (396a). C’est que la folie – la mania – n’est pas un rôle parmi d’autres mais la vérité essentielle de la possession mimétique.


c) - « Ne pas imiter les forgerons, ni les rameurs qui font avancer les vaisseaux, ni ceux qui manquent la mesure » (396a). La forge sonne au rythme du marteau (le « diable forgeron »), la rame frappe les flots en cadence, au rythme du tambour.


Le rythme se révèle un puissant facteur de contagion mimétique, de possession diabolique. Comme le rire, la mimésis entraîne une sorte de spasme rythmé qui s’amplifie et devient transe inconsciente. Le récitant chante le poème : il scande le rythme du vers. Le rythme est contagieux et communique irrésistiblement son ivresse.


d) - Ne pas imiter le chaos c’est-à-dire le vacarme de l’inhumain. 396b : « Les hennissements des chevaux, les mugissements des taureaux, le murmure des rivières, le fracas de la mer, le tonnerre… ». 397a : « … le bruit du tonnerre, des vents, de la grêle, des essieux, des poulies, des trompettes, des flûtes, des chalumeaux (…) et la voix des chèvres, des moutons, des oiseaux ».


La parole poétique prend ici les dimensions d’une invocation cosmique : le poète ne fait pas entendre le chant du monde, mais plutôt le bruit inhumain de tout ce qui n’a pas été touché par la grâce de la parole : les hurlements de la bestialité, le tohu-bohu des éléments, le tumulte d’un univers en lequel l’homme n’est pas encore né.


Aux cinquième et quatrième siècles, le théâtre comme la musique cherchent l’effet spectaculaire : Euripide introduit le pathétique, utilise des machineries pour la mise en scène, recourt aux effets musicaux. Les rythmes se compliquent et se diversifient. Platon veut arrêter cette dégénérescence de l’idéal grec, cette perversion de la mesure, cette invasion du pathétique.


Ainsi, il condamne en 399c « les instruments à cordes trop nombreuses… » : il faut s’en tenir aux sept cordes de la cithare, instrument apollinien. Il faut inversement condamner les instruments de Marsyas, la flûte du faune – homme-bête – expression du désir panique. « Nous ne faisons rien d’extraordinaire en préférant Apollon et les instruments d’Apollon à Marsyas et aux instruments de Marsyas » (399e). Musique apollinienne de la mesure et de l’harmonie contre musique dionysiaque du rythme et de l’ivresse. Au quatrième siècle, la flûte – aulos – est surtout pratiquée par les courtisanes. Joueuse d’aulosaulêtris – devient synonyme d’hétaïre (Flacelière, La vie quotidienne à Athènes, p. 129).


Ainsi la musique dégénère par l’introduction de rythmes endiablés, de dissonances pathétiques. Platon est comme épouvanté par cette régression vers l’inhumain qui provoque la magie de la mimésis. Ainsi le poète est un possédé. Il introduit la transe dans la cité et perd toute mesure. C’est pourquoi on le traite comme un dieu – on répand des parfums sur sa tête et on le couronne de bandelettes comme on le faisait des statues des dieux (398a) – mais on lui refuse l’entrée de la cité. Le poète – l’homme mimétique – fait parler les dieux – ventriloque de l’outre-tombe, il est possédé de l’au-delà – mais il n’a pas sa place parmi les hommes de la cité. La philosophie est le dialogue des hommes entre eux.

 B- La Musique

Il reste à Platon à traiter les deux autres chapitres de l’éducation athénienne : musique et gymnastique. Le point fort du livre III est l’analyse de la magie mimétique. Désormais le dialogue est beaucoup plus technique.


1) - Platon traite d’abord de l’harmonie 398c. Il répudie les harmonies lydiennes (le pays de Gygès), ioniennes : musiques dionysiaques de l’ivresse et de l’extase. Il n’accepte dans la cité que les harmonies dorienne « guerrière » et phrygienne « volontaire » (ekousion, 399a-c). L’idéal est toujours celui de la maîtrise de soi et de la résistance à l’entraînement mimétique.


2) - Platon traite ensuite du rythme (399e & sq.). Le rythme doit être soumis au logos, la transe doit être dominée et maîtrisée par l’humain (le logos appartient à l’homme et définit son essence). 400d : « Le rythme et l’harmonie se règlent sur le discours, et non le discours sur le rythme et l’harmonie ». La cité platonicienne est fondée sur la suprématie du logos. Le critère du juste c’est, selon Platon, euêthês, la simplicité de l’âme, la bonté. Le mot grec est ambigu, et signifie aussi simple d’esprit, niais. Platon précise : « non pas de cette simplicité qui n’est que sottise, mais de la simplicité véritable où s’allient beauté et bonté » (400c). Euêthês, c’est l’absence de duplicité. L’homme simple fait un avec lui-même, l’homme mimétique est double et multiple.


Ainsi poésie et musique doivent s’efforcer d’atteindre la beauté (kalos) et la forme heureuse (euskhèmonos). La transe mimétique est métamorphose perpétuelle et perte de toute identité. Elle exprime le vertige de l’informe. Inversement, l’harmonie apollinienne est mesure et nombre, forme achevée. Ainsi l’idéal grec de l’homme cultivé – le mousikos anêr – doit savoir garder la forme et se préserver de la tentation de la monstruosité. Toute perversion est une déformation – comme le visage du possédé déformé par les convulsions.


Ainsi, ajoute Platon, les lettres du texte sont déformées quand elles sont vues à travers les rides de l’eau, ou quand elles sont inversées dans le miroir (402b). C’est ainsi encore que, dans la caverne, les ombres sont des projections déformées-déformantes de la forme exacte de l’eidos. « La musique doit aboutir à l’amour du beau » (ta tou kalou erôtika, 403c)

 C- La gymnastique (à partir de 403c)

Le texte de Platon devient ici assez technique – cette partie de l’éducation athénienne est celle qui nous est devenue la plus étrangère.


Sur la médecine grecque : Farrington, La science dans l’Antiquité, Chapitre V, p. 65-77 ; Lloyd « Les débuts de la science en Grèce », La Recherche, n°125, p. 920-927 ; Histoire de la science, Pléiade, p. 214-215).


Cependant, l’idée directrice demeure la même : il s’agit toujours de définir une mesure, un équilibre, un lieu de résidence qui soit proprement humain. Pas de performance, mais une éducation harmonieuse du corps : un régime équilibré – sans excès (404c & sq.). La santé est une juste mesure ; elle est la situation naturelle du corps. D’où la méfiance envers les médecins – Platon ici proche de Rousseau – qui, voulant améliorer la santé par artifices, ne font que l’aggraver.


Ainsi plus nombreux sont les médecins, plus nombreux sont les malades, de même que plus nombreux sont les tribunaux, plus nombreuse est l’injustice (405a). Tout raffinement est une dégénérescence. Toute complication est une perversion. Le temps est une catastrophe irréversible : il faudrait s’en tenir à la simplicité de l’origine. Ainsi c’est une maladie que de s’acharner à être sain : Herodicos – l’hypocondriaque – ne mérite pas de vivre : « Il fut toute sa vie dévoré d’inquiétude pour peu qu’il s’écartait de son régime et si, à force de science, il atteignit la vieillesse, ce fut en traînant une vie mourante » (406b). La vie ne vaut pas l’acharnement thérapeutique.


Enfin Platon conclut en affirmant que la culture physique doit être subordonnée à la culture de l’esprit, la gymnastique à la musique : l’une sans l’autre est néfaste. Platon repousse également : le modèle spartiate (410d et 411e), orienté vers le seul exercice physique, qui produit des âmes brutales, ennemies de la pensée (misologos 411d) et pareilles à des bêtes féroces ; et le modèle athénien, corinthien (du moins au quatrième siècle) qui s’amollit par l’excès du raffinement et du luxe. Voyez le procès de la musique suave (411ab) qui fait perdre à l’âme tout ressort.


Pour comprendre toute cette fin du livre III, il faut savoir que pour les Grecs la gymnastique, la médecine et la cuisine sont étroitement liées. On reconnaît aux médecins grecs – l’ensemble du corpus hippocratique (école de Cos) compte une soixantaine d’ouvrages rédigés entre le sixième et le quatrième siècles – l’honneur d’avoir été les premiers à débarrasser la médecine de pratiques magiques auxquelles elles se réduisaient autrefois – par exemple en Égypte. La médecine grecque – qu’elle définisse une gymnastique, une thérapeutique ou un régime alimentaire – s’efforce de restituer à l’homme la proximité de son propre corps. L’empirisme hippocratique redouble – dans le registre physique – l’autonomie instituée par le « connais-toi toi-même » dans le registre spirituel : l’homme (et non le dieu) soigne l’homme.


À cette médecine purement humaine s’opposait l’ancienne médecine qui considérait toute maladie comme une possession, et qui par conséquent devait recourir, en vue de la guérison, à un rituel de purification : le « soigneur », le « guérisseur » tient alors sa science non de l’expérience, c’est-à-dire de ce qu’il apprend par lui-même (le médecin hippocratique est un « empirique »), mais de sa communication avec le sacré, de son commerce avec le dieu.


À la thérapeutique rationnelle s’oppose donc la magie de l’exorcisme. C’est ainsi que les médecins hippocratiques étaient en rivalité avec les prêtres d’Épidaure – le sanctuaire d’Asclépios – qui soignaient, entre autres, par le songe, c’est-à-dire par une communication directe avec le sacré. Les conseils de mesure donnés par Platon à la fin du livre III le rattachent à la tradition rationnelle fondée par l’école de Cos.


Ainsi le régime alimentaire doit être modéré (prudent : sôphrosunè). Platon entend répudier par là les pratiques qui recouraient à des drogues diverses (Lloyd, p. 923), et cherchaient ainsi des états hallucinogènes pour exorciser le mal. Ainsi cette réflexion sur l’art de cultiver la santé et d’épanouir le corps s’insère parfaitement dans l’ensemble du livre III : il s’agit de condamner la purification par la transe et l’invocation, l’incantation magiques – qui sont le propre de la mimésis poétique ; et de leur substituer la purification philosophique – qui est examen collectif, réflexion et raison. C’est d’ailleurs surtout à propos de l’épilepsie que la médecine des magiciens fut la mieux reconnue : l’épilepsie – que nous appelons « le mal sacré » – vient de epilêpsis qui signifie saisie brutale, mettre soudain la main dessus. L’épileptique est un mortel qui est tombé vivant entre les mains du dieu. Il est possédé. Le soigner, c’est donc l’exorciser et conjurer par magie le charme qui s’est emparé de lui. Les médecins magiciens étaient souvent des mages itinérants – entre charlatans et devins.


Un autre personnage jouait un rôle important dans ce milieu : la sage-femme (Lloyd, p. 923). Elle s’occupait non seulement de l’accouchement, mais de tous les problèmes gynécologiques. Pendant longtemps – tout au long du Moyen âge – elle sera proche parente de la sorcière. On retrouve ici la crainte de la femme qui, plus que l’homme, est en communication avec le sacré – l’en deçà de la vie : la naissance ; et l’au-delà de la vie : la mort. Ici encore Platon entreprend de purifier et de démythifier la figure de la sage-femme. La catharsis philosophique purifie le phantasme de la sorcière : Socrate n’est pas un sorcier – comme Ménon l’en accuse en 80b : « Dans une ville étrangère, tu ne serais pas long à être arrêté comme sorcier » – mais accoucheur des esprits par méthode dialectique. Le seul mystère de Socrate c’est qu’il n’accepte aucun mystère. Il ne se dit pas initié : comme les sages femmes vouées à Artémis, il est stérile.


On pourrait montrer de la même manière que le juge – médecin de l’âme, comme Socrate est accoucheur de l’esprit – est une autre figure qui, aux cinquième et quatrième siècles, se rationalise et se dépouille de la magie qui l’environnait autrefois – ordalie ou jugement de Dieu. Ici encore, la catharsis philosophique incite à trouver la mesure en soi et non dans la divination ni dans la possession. Sur ce point voir Louis Gernet, Anthropologie…, « Droit et prédroit en Grèce ancienne », pp. 179-260. C’est pourquoi Platon, en cette fin du Livre III (409a & sq.) examine le statut du juge en même temps que celui du médecin.


Enfin l’opposition des riches oisifs et de travailleurs (406d & sq.) se réfère à un problème très précis de la médecine au quatrième siècle (Farrington, p. 76-77) : seuls les riches fréquentaient les gymnases et avaient le souci de leur esthétique corporelle. Le corps des travailleurs est au contraire difforme : Héphaïstos forgeron est boiteux, il est aidé de cyclopes monstrueux.


Au cours du quatrième siècle, la médecine athénienne devient de plus en plus un luxe pour les citoyens les plus riches : l’oisiveté encourage le narcissisme de l’hypocondrie. Dès lors la médecine est de plus en plus artificielle et spéculative et s’éloigne de la rigueur empirique et de l’esprit d’observation de l’école de Cos : en témoignent les succès grandissants de l’école sicilienne – fondée par Empédocle au cinquième siècle – et de l’école de Cnide – qui subit au quatrième siècle l’influence de Démocrite.

 Conclusion

Les tests de la maîtrise (412c à la fin) :


Renouvelant – corrigeant ou purifiant – une ancienne fable phénicienne (414c), Platon réinvente le mythe des origines : le mythe ancien disait comment Cadmus – héros thébain – sur les conseils d’Athéna, avait semé en terre les dents du dragon, tué par lui, qui gardait la source d’Arès, dieu de la guerre et de la colère meurtrière. En naquirent des géants tout armés qui s’entre-tuèrent aussitôt. Seuls cinq survécurent qui, avec Cadmos, sont à l’origine de la cité de Thèbes. Le mythe dit la violence surmontée – le pacte social – qui est à l’origine des cités humaines. Platon les purifie de la fureur guerrière dont le mythe est encore inspiré : les hommes nés de la terre « doivent considérer la terre qu’ils habitent comme leur mère et leur nourrice (…) et les autres citoyens comme des frères, sortir comme eux du sein de la terre » (414e). Gygès aussi sortait du sein de la terre, lui dont le nom redouble le nom de sa mère : , Gugês. Ainsi les hommes du mythe platonicien sont « gêgenês » : issus de la terre. Mais Gygès vient du monde souterrain : il s’est souillé par le contact avec les morts et participe, vivant, du royaume des invisibles.


Les membres de la cité platonicienne vivent à la surface de la terre, sans crainte des revenants, purifiés des épouvantes qui entourent la descente aux enfers de Gygès. Nés de la terre, ils sont humains et seulement humains : la cité des hommes se fonde non sur les révélations de l’oracle, mais sur l’amitié que les hommes ont les uns pour les autres. Renouvelant alors le mythe hésiodique des races – d’or, d’argent, de bronze et de fer – (Travaux et Jours, v. 106 à 201) Platon distingue à son tour les âmes d’or, d’argent, et de fer ou de bronze (415a). Mais tandis qu’Hésiode décrivait des âges qui se succédaient (mythe historique), Platon décrit des caractères, le métal en lequel la volonté est forgée (mythe structural).


Ainsi se crée une hiérarchie, selon l’excellence des âmes – et non selon la richesse ni selon la naissance (l’or peut naître du fer ou de l’argent : 415b). Ainsi de même que l’orfèvre dispose d’une pierre de touche pour distinguer l’or véritable de son imitation, de même, il faut apprendre à discerner le métal de l’âme pour attribuer la dignité du gouvernement.


Or – Gouvernement – celui qui définit la mesure.


Argent – Guerrier – celui qui garde la mesure et qui veille aux limites.


Bronze/fer – Artisan – celui qui satisfait les besoins, par eux-mêmes sans mesure.


Ainsi se trouvent définies les trois classes de la cité qui seront l’objet du livre IV. Pour discerner entre les métaux de l’âme, Platon propose donc des épreuves ou des tests : seuls pourront accéder à la maîtrise ceux qui seront maîtres d’eux-mêmes, ceux qui ne trouvent leur mesure qu’en eux-mêmes. Il faut donc tester la résistance à la fascination de l’extrémité et à l’envoûtement mimétique – à la panique comme à la transe.


Platon imagine trois épreuves :


1)- Résister à la persuasion (413ac). Contagion du délire poétique mais aussi enchantement du discours sophistique. Résistance de la raison à la magie de la parole.


2)- Résister aux souffrances (413d). Comme l’âme, le corps doit trouver sa mesure en lui-même. Résistance physique à la dureté des circonstances, des conditions d’existence. Il s’agit toujours d’affirmer l’autonomie contre la pression de l’extériorité.


3)- Résister aux prestigesgoêteias (413d). Cette dernière épreuve résume toutes les autres et définit le but de la catharsis philosophique. L’homme est semblable au cheval qui, dompté par le mors, obéit au cavalier – sous le patronage d’Athéna – ou devient comme fou et hennit comme rient les possédés – sous l’influence de Poséidon. (voir La Métis chez les Grecs, chapitre VII, « Le mors éveillé », pp. 178-202).


Ainsi soumet-on les chevaux à l’épreuve du vacarme et de l’épouvante (413de) pour savoir si, dans la bataille, ils obéissent à Athéna ou bien à Poséidon. Ainsi l’homme, proche parent du centaure, doit apprendre à surmonter l’angoisse et résister à la tentation du vertige.

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