Les rythmes d’une culture populaire : les politiques du sensible dans le maracatu-de-baque-solto, Pernambuco, Brésil

Laure Garrabé
Article publié le 22 octobre 2016
Pour citer cet article : Laure Garrabé , « Les rythmes d’une culture populaire : les politiques du sensible dans le maracatu-de-baque-solto, Pernambuco, Brésil  », Rhuthmos, 22 octobre 2016 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article211

Résumé de la thèse de doctorat de Laure Garrabé qui a été soutenue le 7 décembre 2010 à l’Université de Paris 8 (Directeur : Jean-Marie PRADIER – Codirecteur : François LAPLANTINE)



Ce travail propose une contribution à une anthropologie esthétique où l’esthétique est interrogée entre sa compétence socialisante et sa compétence individuante. Dans une perspective interdisciplinaire et une épistémologie de la complémentarité, il s’appuie en particulier sur les appareils théoriques et méthodologiques de l’anthropologie modale et de perspectives ethnoscénologiques.


Dans une critique constante du langage, il aborde les pratiques spectaculaires d’une culture dite populaire en observant comment les communautés réunies autour d’une esthétique (à la fois forme et affect) la définissent, se l’approprient et se socialisent à travers elle.


Le maracatu-de-baque-solto, forme spectaculaire de l’État de Pernambuco (Brésil), est le fruit d’une construction en laquelle on peut lire la trajectoire du devenir spectacle d’une pratique « populaire » reconnue socialement et esthétiquement par défaut. Devenu l’expression de l’ « exception culturelle » du carnaval de Pernambuco, il a été élaboré au début du XXe siècle par des paysans de la canne à sucre. Dès son insertion dans le circuit institutionnel urbain du carnaval, il connut des transformations formelles et symboliques aujourd’hui accélérées par les logiques de la spectacularisation à outrance et d’une professionnalisation naissante. Souvent traduit à travers les représentations collectives d’une autre forme qui lui a donné son nom et quelques éléments formels, il résiste cependant à l’uniformisation par le maintien d’arts de faire singuliers s’articulant sur un jeu subtil de transgression de la tradition.


La première partie de ce travail tente de recomposer avec l’histoire des acteurs du maracatu-de-baque-solto en portant un regard attentif à la localité précise dans laquelle il a émergé. Elle appréhende la structure des rapports de domination de la société pernambucana en fonction des partages du sensible qui les ont polarisés. Cela implique d’interroger la place du corps dans les rapports entre maîtres et esclaves : ce sont des conduites et pratiques esthétiques qui ont fait se (dé)solidariser ces communautés qu’a priori tout opposait. Ces esthétiques se sont révélées des enjeux de pouvoir négociables, et en tant que tels, auraient posé les fondations d’une culture populaire brésilienne partagée entre tous. Cette hypothèse permet de réintroduire, dans le lieu de culture que furent les quartiers des esclaves des grandes propriétés rurales, la figure historique du « caboclo ». Dépliée entre ses dimensions ethnique, sociale, et religieuse, elle est d’importance : les maracatuzeiros l’ont élue pour inventer et incarner l’allégorie originaire et exclusive au maracatu-de-baque-solto. « Métisse », « résistante », « subalterne » et « demi-magique », elle entérine une problématique révélatrice d’enjeux identitaires manifestement inscrits dans la pluralité et la complexité du réel.


La seconde partie déconstruit le système imagético-discursif de la pauvreté résultant des idéologies raciales et sociopolitiques dans lesquelles le maracatu s’est constitué, aux dépens de ses propres catégories. Une analyse approfondie de son historiographie montre d’une part la constitution idéologique de son appréhension par les folkloristes et l’institution carnavalesque, et d’autre part le régime d’opposition dans lequel il a été pensé, formulé et formaté. Elle met en exergue la genèse de la confusion qui lui a valu d’être considéré par défaut à partir du modèle lui préexistant du Maracatu Nação, mémoire vivante de la culture « afro-pernambucana » légitimée et prise comme étalon de mesure esthétique par les périodes africanistes et afrocentristes des sciences sociales. Il s’agit ainsi de refluer de la catégorie socio-économique de « Maracatu Rural », toujours utilisée, vers la catégorie rythmique de « maracatu-de-baque-solto » choisie et légitimée par les maracatuzeiros en fonction de son esthétique singulière.


La troisième partie analyse les distributions esthétiques et politiques du maracatu en tant que forme spectaculaire relevant du champ de la « culture populaire ». Les catégories institutionnelles de « folklore », « culture populaire » et « patrimoine culturel immatériel brésilien » laissent les pratiques à l’état d’objets conçues comme des répertoires ignorant leurs modes d’appropriation. Or, les maracatuzeiros utilisent une notion vernaculaire pour se situer dans le champ spectaculaire, la brincadeira. Polysémique et dense, elle renvoie à sa spécificité en tant que manière de mettre au jour, reconduire et donner à voir une pratique. Elle définirait l’ordre populaire du maracatu en tant que forme spectaculaire et modalité de création. L’ordre du populaire de la culture qu’elle institue semble dessiner une spécificité brésilienne de faire culture. Elle induirait notamment un paradigme de la rythmicité dans les sociabilités brésiliennes, et en particulier dans l’esthétique de la société maracatuzeira, ou ses « politiques du sensible ».


La quatrième partie constitue une ethnographie du processus du spectacle dans ses deux modalités, la fulgurance du carnaval et l’ordinaire de fêtes de l’entre-soi dans lesquelles il est différemment pratiqué. Les arts de faire y sont distinctement négociés en fonction des logiques de la spectacularisation et du processus de création propres à chacune. Ces logiques résonnent aussi dans le mode du brincar, laissant au praticien la liberté de mettre l’accent sur sa compétence spectaculaire ou individuante, replaçant ainsi maracatu et maracatuzeiros comme acteurs de leur propre histoire. Il décline un mode d’être (percevoir) sur le mode du faire (agir) s’articulant sur l’exigence d’une contribution personnelle à la collectivité dans les limites de la tradition, laquelle il convient de mettre constamment en jeu. De même, l’appel à l’ordre des croyances paraît soutenir la réalisation concrète du maracatu plutôt que l’entretien d’un culte qui lui est traditionnellement associé. Or d’une part, ce culte, l’umbanda-jurema, est intervenu tardivement dans le maracatu, et d’autre part, la relation que les maracatuzeiros entretiennent avec lui est manifestement individuelle et subjective, et sans aucune orthodoxie.


L’expérience sensible, qui n’a cours que dans une relation et reste de l’ordre du devenir, est au cœur de tout processus de socialisation. Ainsi, praxis et affect doivent être envisagés solidairement, et témoignent de la réintroduction nécessaire de l’expérience esthétique dans le fait social. Si l’on pose que la culture relève davantage de la pratique sociale que d’un état mental (M. Kilani, 1994), les manières de faire pratique peuvent être envisagées en tant que réseau de relations. Ce dernier s’ancre à partir de la reconnaissance collective historiquement constituée et dynamique, de codes et normes esthétiques, formes du sensible instituées et mises en jeu en permanence, rompant de fait les hiérarchisations et rendant à la culture, « populaire » ou non, tout son sens en tant que pratique.


Les rythmes, ou les manières singulières de fluer, d’une communauté, observés à partir de la mise en scène, de la distribution et de la reconduction de formes et normes esthétiques collectivement investies, permettent d’interroger le processus de fabrication d’une culture par-delà le jeu de son institutionnalisation.

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP