Cet article a déjà paru dans C. Felix & J. Tardif (éd.), Actes du colloque international « Actes éducatifs et de soins, entre éthique et gouvernance » – Nice 4-5 juin 2009, sur la plateforme des Revues électroniques de l’Université de Nice. Nous remercions Edouard Gardella et Julien Tardif de nous avoir autorisé à en reproduire ici l’introduction.
La sociologie de la pauvreté définit son objet, depuis les travaux de Georg Simmel et ceux de Serge Paugam en France, en termes relationnels : les « pauvres », sociologiquement parlant, ne constituent pas un groupe qu’il faudrait délimiter par un mode de vie spécifique ou un seuil financier, mais résultent de la définition qu’en donnent les acteurs qui cherchent à les assister [1]. Le pauvre est celui qui est assisté, ou qui devrait l’être selon les critères reconnus comme légitimes dans une société à une époque donnée. La sociologie de la pauvreté se donne donc comme objet la relation d’assistance. Ses enjeux théoriques portent sur la caractérisation de cette relation selon les contextes, la recherche des variables qui expliquent sa forme et ses évolutions, et l’explicitation des conséquences qu’elle peut avoir, sur les personnes assistées (en termes d’efficacité ou d’assignation identitaire et statutaire) mais également à un niveau macrosocial (fonction que remplissent les politiques sociales, vues comme interdépendantes avec d’autres sphères d’activité) [2].
La relation d’assistance (ou relation d’aide) a connu d’importantes mutations depuis les années 1980. Elle est passée du « schéma de la réparation » au « modèle de l’accompagnement » [3]. Le « schéma de la réparation » s’inscrit dans le cadre d’une société de l’intégration et de la prise en charge collective des risques individuels (vieillesse, maladie, chômage), appuyé sur le paradigme éducatif et pédagogique (l’inadaptation est un retard à combler), et projeté sur le long terme ; le « modèle de l’accompagnement » prend sens dans le duo exclusion/insertion (le risque de perte du lien social), s’appuie sur le paradigme de l’aide à la relation (ce n’est plus tant le bénéficiaire et sa progression qui est visé, que le maintien d’un contact), et s’inscrit dans le court terme. « Attention, écoute, souci, prise en compte, veille : un vocabulaire de la présence et de l’accompagnement se substitue peu à peu à celui de l’éducation et de l’aliénation. [4] » Cette évolution se solidifie dans de « nouvelles règles du social [5] », règles à la fois juridiques (dépendantes des politiques sociales), déontologiques (relevant de logiques de professionnalisation) et partagées en pratique par les divers intervenants sociaux, où « accompagner » va de pair avec « se rapprocher », « personnaliser », « reconnaître », « activer » et « responsabiliser ».
Cette transformation de la forme prise par la relation d’assistance est associée à une nouvelle définition de la question sociale [6] : après avoir été qualifiée en termes d’inégalités, de rapports de production et de lutte des classes, elle a été catégorisée en termes de « souffrance », en particulier de « souffrance psychique » [7] amenant le déploiement d’une « raison humanitaire » [8]. Une nouvelle « économie morale » [9] émerge alors, caractérisée dans les années 1990 par un « moment compassionnel », où le « pathos devient un ressort du discours et même de l’action politiques », strate à laquelle s’ajoute dans les années 2000 un moment « sécuritaire » [10]. Les évolutions de la relation d’assistance ne sont pas séparables, dans l’analyse, des enjeux moraux qu’elle porte, une façon de les apprécier scientifiquement étant de mener « une ethnographie des économies morales » [11].
Le terrain de l’urgence sociale est à ces égards un site d’observation privilégié. Institutionnalisée au cours des années 1990 (loi de lutte contre les exclusions de 1998), elle s’est organisée autour de principes et de dispositifs qui apparaissent comme typiques de cette nouvelle forme d’assistance : le principe de l’« aller vers » est mis en œuvre à travers les dispositifs de proximité que sont les « équipes mobiles » (appelées « SAMU social » dans chaque département), qui vont « à la rencontre » des personnes « désocialisées » et « en détresse », et qui sont articulées à des dispositifs de court terme (les centres d’hébergement d’urgence) ; le modèle de l’accompagnement y est explicitement revendiqué par nombre d’acteurs comme relation d’aide visant une « mise en confiance », même si les divers opérateurs de l’action publique la mettent en œuvre dans des styles différents [12] ; enfin, nombre de discours critiques y voient, derrière les apparences d’une assistance, une façon déguisée de « nettoyer » les rues de leurs pauvres, de les cacher et de remplir ainsi une fonction sécuritaire de contrôle social [13]. L’urgence sociale pourrait bien correspondre en plein au double moment « compassionnel » et « sécuritaire » caractéristique de l’économie morale des deux dernières décennies.
L’enjeu est donc, à partir d’un travail ethnographique, de donner une place à l’évaluation morale dans l’analyse de la relation d’assistance. Mais le problème provient de la façon de catégoriser cette évaluation morale. Qui qualifie telle relation d’assistance de « compassionnelle » ? De « sécuritaire » ? Dans la perspective d’abord descriptive et compréhensive qui est prise ici, il s’agit de prendre au sérieux la façon dont les acteurs engagés dans la relation d’assistance l’expérimentent et la jugent, normativement, et de rechercher les raisons et les conditions de possibilité de cette évaluation. L’enquête pragmatique porte ainsi une grande attention à la réflexivité et au jugement moral des acteurs, condition sine qua non pour comprendre positivement le sens qu’ils donnent à ce qu’ils font [14]. Autrement dit, l’enquête sur l’éthique de l’accompagnement s’appuie sur l’expérience des acteurs, sur leurs façons d’agir et de juger au cours des épreuves qu’ils traversent.
Caractériser la forme morale de l’« accompagnement » passe par répondre aux deux questions suivantes : « selon quels critères les acteurs accomplissent et jugent comme “bon” leur travail de rue ? » ; « quelles sont les conditions sociales de possibilité d’une pratique jugée comme “bonne” ? ». L’enquête a commencé par des observations et des entretiens de tournées régulières au Samu social de Paris, ce qui a permis de finement décrire un « code du maraudeur » [15] à partir des tensions que ceux-ci rencontrent dans leur activité quotidienne. Mais c’est l’observation d’un « événement diagnostic » (S. Falk Moore) [16], qui a permis de prendre conscience, par contraste, de l’importance de la dimension temporelle, et en particulier de la notion de « rythme », dans l’éthique de l’accompagnement. C’est un conflit entre « régimes de temporalités » [17], entre temps des pouvoirs publics et temps des travailleurs sociaux, qui a mis en évidence la centralité de la dimension indéterminée du temps dans l’éthique de l’accompagnement. À partir de cette étude de cas, il nous semble possible de dire que l’analyse de la relation d’assistance gagnerait à porter plus attention aux diverses temporalités qui y sont engagées [18].
Un « événement diagnostic » : la mission sur les Quais d’Austerlitz
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