Nous reproduisons ici un texte déjà ancien mais toujours actuel du grand sociologue et psychothérapeute italien Alberto Melucci. Ce texte a déjà paru dans Nouvelles pratiques sociales, vol. 10, n° 2, 1997, p. 195-202.
Résumé : Cet article pose la question du nouveau statut de l’expérience du temps dans une société complexe à dimension planétaire. Le temps n’est plus seulement linéaire mais multiple, et pour les individus, la question se pose de savoir, d’une part, comment reconduire cette multiplicité à l’unité et, d’autre part, comment contenir ses décalages dans un parcours intégré. En particulier, la coupure entre temps internes et temps sociaux se fait plus aiguë et le temps du corps, des rythmes biologiques et émotionnels, ne s’intègre plus facilement aux cadences d’une société accélérée et fondée sur la raison instrumentale.
Le paradoxe de l’incertitude
Nous vivons dans un monde planétaire complexe. Une complexité synonyme de différenciation, un rythme accéléré vers le changement, un plus large spectre de possibilités qui sont offertes à notre action. La science et la technologie contribuent à ces changements dans une proportion telle qu’on ne peut le comparer à aucune autre étape de l’évolution de l’homme. Et même si notre planète est marquée par des clivages et des inégalités dramatiques (Est-Ouest, Nord-Sud), ces tendances sont les caractéristiques communes d’une culture planétaire qui repose sur la science et la technologie.
Quand les champs de notre expérience sont de plus en plus différenciés
par la spécialisation technologique, il n’est plus possible de transférer
et d’appliquer les mêmes modèles d’action d’un milieu à un autre, du temps
de travail aux heures de loisirs, de la famille à la communauté, des relations
amoureuses aux relations professionnelles. Chaque champ possède son
propre langage, ses règles, ses codes comportementaux. Et qui plus est,
lorsque le changement produit par la science et la technologie se fait aussi
fréquent et rapide, nous ne pouvons plus compter sur nos modèles antérieurs
pour parvenir à résoudre les nouveaux problèmes. Finalement, comme la
série d’options qui nous sont offertes par un environnement technique de
plus en plus vaste dépasse notre capacité d’action réelle, nous nous heurtons
à un constant problème de choix.
L’expérience commune dans un monde complexe fondé sur la science
et la technologie est l’incertitude, une somme croissante et parfois accablante
d’incertitudes. Que devons-nous faire dans un contexte différent ? Et que
devons-nous faire face à un nouveau problème ? Mais fondamentalement, que
devons-nous faire face à l’excès de possibilités ? Même notre besogne quotidienne
ordinaire se transforme en exercices de résolution de problèmes :
décoder le livret d’instructions des quelque 99 chaînes que propose notre
téléviseur ou, encore, choisir la destination de nos prochaines vacances parmi
une profusion de programmes d’agences de voyages...
Le paradoxe de l’incertitude est qu’il est impossible de ne pas choisir.
En fait, même le non-choix est une manière de choisir. Le choix qui, généralement,
est associé à une idée de liberté et de responsabilité, devient un
destin qui est synonyme, au contraire, de nécessité. Nous vivons tous cet
étrange paradoxe. Tandis que nos possibilités d’actions s’élargissent, nous
nous sentons de plus en plus sous pression : nous devons opérer des choix
fréquents et permanents et, en réalité, nous n’avons aucun moyen d’éviter
cette opération.
Ce paradoxe engendre de nouveaux problèmes d’ordre psychologique
ainsi qu’une nouvelle série de troubles affectifs et comportementaux. Choisir
parmi autant de possibilités se révèle être une lourde tâche et ce qui est laissé
de côté est toujours, de façon disproportionnée, plus considérable que ce qui
est choisi. Le sentiment de perte est inévitable et il est bien souvent la base
de nouveaux syndromes pathologiques : « dépression endogène », comme les
manuels, dans leur terminologie technique, veulent bien l’appeler, et qui, en
fait, n’est rien d’autre que la pure expérience de perte sans un objet bien
déterminé. Une réponse différente, mais complémentaire au paradoxe mentionné
ci-dessus, est l’effort de garder désespérément l’ensemble de toutes
les possibilités. Nous pouvons observer la fragmentation de la personnalité,
qui tente de nier la partialité de chaque choix en divisant sa réalité interne, ou le syndrome maniaco-dépressif, et dans ce cas, la personne multiplie ses efforts dans un cercle sans fin et éreintant.
Rythmes internes, rythmes sociaux
Observons notre vie quotidienne. Une manière fondamentale de construire notre expérience est notre propre définition du temps. Dans une société fondée sur la science et la technologie, cette définition est de plus en plus multiple. Les périodes que nous vivons sont fort différentes, à tel point qu’elles peuvent parfois nous sembler antithétiques. Ainsi, nous faisons l’expérience de périodes qu’il est difficile de mesurer, des moments étendus et d’autres fortement accélérés. Il suffit tout simplement de penser à la révolution provoquée par les images qui nous arrivent de la télévision, du cinéma et de la publicité, des images qui ont le pouvoir de nous transporter dans le passé ou dans le futur, un passage qui peut s’effectuer très lentement ou bien à très grands pas.
Les discontinuités qui existent entre les différents moments que nous
vivons sont beaucoup plus perceptibles que par le passé : il y a, en particulier,
des divisions bien établies entre les moments que nous vivons dans nos propres
expériences, affections et émotions intérieures et les tranches de temps qui
sont réglées par les rythmes et les rôles sociaux.
La différenciation du temps crée de nouveaux problèmes. Cela accroît
la difficulté qu’il y a à ramener les différentes périodes à une mesure homogène et généralisée. Cela augmente également le besoin d’intégrer ces
différences à l’intérieur de l’unité d’une biographie individuelle et d’un « sujet » d’action cohérent.
Par ailleurs, un temps différencié s’identifie de plus en plus à un temps
sans histoire, ou, mieux encore, à un temps flanqué de beaucoup d’histoires
relativement indépendantes. Par conséquent, le temps perd son telos ; le
présent devient cette inestimable mesure du sens des choses. Enfin, ce temps
multiple et discontinu peut être vu comme quelque chose de « construit », comme
un produit nettement culturel et technologique. Notre existence a annulé le
cycle naturel du jour et de la nuit et les autres moments procurés par la nature
sont également en train de se dissoudre. L’expérience des saisons fond sur nos
tables de salle à manger, là où les aliments perdent toute référence par rapport
aux cycles saisonniers ; ou lors de nos vacances qui nous offrent un soleil tropical
ou de la neige à n’importe quel moment de l’année. Même la naissance et la
mort, des événements qui sont la quintessence du rythme de la nature, sont en train de
perdre leur rôle indispensable pour devenir des produits de l’intervention
médicale et sociale soutenue par des moyens technologiques.
Le temps social, les temps des événements collectifs et de l’expérience,
construit par notre environnement technologique, est un temps linéaire. Il
se caractérise par la continuité et la nature unique des événements qui se
suivent les uns les autres dans une seule direction, en d’autres termes, ils sont
irréversibles. Ainsi, nous pouvons parler d’un avant et d’un après. Nous
pouvons même aller jusqu’à rétablir une stricte relation de cause à effet entre
l’avant et l’après : des événements antérieurs sont vus comme suscitant ou
produisant des événements qui suivent.
Le temps social est mesurable. Il est décomposé en rythmes ou unités
de mesure que nous admettons tous ; par conséquent, ceux-ci sont différents
pour chaque catégorie d’événement : de longues et de courtes périodes de
temps, des activités de train-train quotidien ou des événements plus irréguliers.
Ce type de temps peut être prédit, car on peut établir des comparaisons entre
différentes périodes de temps et là, le passé nous aide, avec plus ou moins
de précision, à envisager le futur. Enfin, le temps social est uniforme : il y a
pour chaque type d’événement une scansion particulière, un rythme établi
sur lequel est structurée l’expérience sociale et sur lequel se fondent les
attentes.
Le temps interne – profondément personnel, un temps individuel – possède
des caractéristiques opposées. Comme dans le cas du temps sacré
ou mythique, il est multiple et discontinu. L’expérience interne regroupe des
temps différents qui existent en son sein ; ils se succèdent, s’entrecroisent et
se chevauchent. Il y a, pour commencer, un temps cyclique qui s’approche
du mythe : dans le corps, les sensations et les rêves, des événements
reviennent et se répètent sous une forme à peu près identique. Le temps intérieur est également
un temps simultané. En fait, beaucoup de tranches de temps existent de
manière simultanée : hier et aujourd’hui, mon temps et celui de l’autre, ici
et là. Je peux être adulte et enfant, noir et blanc, dans l’avant et dans l’à venir. La simultanéité du temps interne abolit la non-contradiction.
Par conséquent, le temps interne est également multidirectionnel : nous
pouvons très bien établir les relations existant entre des événements qui
défilent dans un mouvement de va-et-vient de l’avant vers l’arrière à travers
le temps, mais aussi de haut en bas (et en changeant par là de plans temporels).
Nous pouvons nous mouvoir à travers le temps interne de façon à la fois
consécutive et simultanée. Il est, donc, constamment réversible : ce qui vient
de me survenir transforme mon passé, ce qui survient à un autre change mon
temps ; l’effet produit peut s’annuler, et ainsi de suite.
Dans l’expérience intérieure, le temps n’est pas mesurable puisque la
perception du temps varie d’un moment à l’autre, de situation à situation.
Mais surtout, le temps interne peut rester immobile ; il a la faculté de cesser de s’écouler. Cela peut survenir à travers un flou rapide d’une série d’événements
répétés (moments, sensations, images) tellement fugaces qu’ils
constituent un cycle pour très peu de temps, mais créent en fait l’expérience
de l’immobilité ou bien cela peut être le résultat d’une absence d’événements
et de réflexions éprouvés comme un vide. Dans les deux cas, le temps cesse
d’être séquentiel et devient alors un point fixe, immobile. Le passage entre les
différents moments est discontinu et marqué par l’interruption. Les moments
internes sont imprévisibles ; ils peuvent soudainement faire irruption les uns
dans les autres, un peu comme un événement qui vient interrompre le train-train.
Les rythmes internes sont, par conséquent, variables et ne peuvent être
attribués une fois pour toutes à une catégorie bien précise. Une minute peut
« durer une heure », alors qu’une journée peut s’envoler en un instant ; une
sensation exactement identique est quelquefois rapide et d’autres fois d’une
lenteur mortelle.
Dans la société actuelle, l’opposition entre le temps interne et le temps
social ne pourrait pas être plus marquée. Naturellement, la culture engendre
des mécanismes de contrôle de cette tension – comme l’art, le jeu et les mythes.
Les individus, eux aussi, possèdent des ressources pour concilier des moments
opposés – le sommeil, l’imagination ou l’amour ne sont que des exemples.
Cependant, dans notre société, la contradiction est mise en évidence lorsqu’il
y a un conflit plus direct entre les rythmes internes et les contraintes des règles
sociales, comme dans les relations entre adulte et enfant, dans le traitement
de la folie ou dans la définition sociale de la diversité. Dans l’existence d’un
individu, la maladie est le signe le plus évident de l’opposition entre le temps
interne et le temps social. Le passage d’un temps à l’autre, leur cohabitation
facile, sinon assez harmonieuse, est l’une des principales conditions de l’équilibre
personnel ainsi qu’un facteur critique pour la vie sociale dans son ensemble.
Métamorphoses et limites
Il est évident désormais que notre expérience et la manière dont nous la construisons s’avèrent de plus en plus fragmentées. Aujourd’hui, les individus appartiennent à une pluralité de réseaux, d’associations, de groupes de référence. Y préparer son entrée et sa sortie est beaucoup plus rapide et plus fréquent que par le passé, et le temps que nous y investissons est réduit. En attendant, la quantité d’informations que nous émettons ou que nous recevons augmente et atteint cette fois un niveau sans précédent. Les médias, l’environnement professionnel, les relations interpersonnelles et le temps libre continuent à générer des informations pour l’individu qui les reçoit, les analyse, les apprend par cœur et répond parfois par plus d’informations.
La rapidité du changement, la pluralité des associations, des groupes
d’appartenance, la profusion de possibilités et de messages qui s’imposent
à nous, tout cela sert à affaiblir les points de référence sur lesquels se fonde notre identité. La possibilité pour chacun d’entre nous d’affirmer avec
conviction et continuité « je suis X, Y ou Z » devient de plus en plus incertaine.
La nécessité de ré-établir sans cesse qui je suis et qu’est-ce qui assure la
continuité de ma biographie devient plus prégnante. Le sentiment d’être « sans abri » s’installe alors, à tel point que nous devons constamment
bâtir et rebâtir notre « foyer » devant ces situations et ces événements qui changent.
La signification du présent ne se trouve pas dans la destination finale
de l’histoire ; le temps perd sa finalité et la catastrophe (nucléaire, écologique)
devient une possibilité. Mais c’est précisément ce développement qui, pour
la première fois, révèle clairement la caractère unique de notre expérience
individuelle. Le temps interne, et chaque moment qui l’accompagne, est
exceptionnel. Non seulement il ne retourne pas dans un cycle sans fin qui
se répète, mais encore il emporte avec lui un autre sens, un autre plus limité
que ce que nous sommes capables de produire.
La métamorphose semble être la meilleure réponse que l’on puisse
donner à ce besoin de continuité dans le changement. L’unité et la continuité
de l’expérience individuelle ne peuvent être trouvées dans une identification
fixe comportant un modèle, un groupe ou une culture bien définis. Elles
doivent donc être plutôt fondées sur une capacité interne à « changer de forme », à
se redéfinir constamment dans le présent, à renverser des décisions et des
choix. Mais cela signifie aussi chérir le présent comme une expérience unique
et irrépétable avec laquelle je me réalise.
Nous pouvons uniquement préserver notre unité en nous montrant
capables « d’ouvrir et de fermer », de prendre part et de s’éloigner du flux de
messages. Il devient, par conséquent, vital de trouver un rythme d’entrée et
de sortie qui permette à chacun d’entre nous de communiquer de façon
sensée sans nullifier notre existence interne. Cependant, dans cette alternance
entre bruit et silence, nous avons besoin d’une intégrité interne qui puisse
survivre à travers les changements. Pour vivre le caractère discontinu et
variable du temps et de l’espace, nous devons trouver un moyen d’unifier
l’expérience autrement que par notre moi « rationnel ». Fragmentation et
imprévisibilité échappent à la pensée causale et à la logique de l’efficacité.
En revanche, elles exigent la sagesse de la perception plus immédiate, de la
conscience intuitive et de l’imagination.
Le rapport avec l’autre devient, de cette façon, la possibilité de choisir
et de reconnaître la différence. Une relation existe quand et si ce qui me
distingue de l’autre est accepté et devient la base de la communication. Par conséquent, communiquer signifie dépendre de ce qui est commun afin de
découvrir et d’affirmer la différence de l’autre. Nous pouvons choisir de communiquer,
mais la possibilité de choix introduit de l’imprévu et du risque dans nos rapports
et transforme ceux-ci en un champ d’engagement émotionnel et de défi.
Notre identité doit trouver ses racines dans le présent pour s’occuper
d’autant de fluctuations et de métamorphoses. Nous devons avoir la faculté
d’ouvrir et de fermer nos voies de communication avec le monde extérieur
afin de maintenir nos rapports sans être submergés par l’énorme quantité
de signaux. De plus, pour embrasser un vaste champ d’expérience qui ne
peut confiner avec les limites strictes de la pensée rationaliste, nous avons
besoin de nouvelles capacités pour un contact immédiat et intuitif avec la
réalité. Ces exigences déplacent les limites entre intérieur et extérieur et font
ressortir la nécessité d’une conscience personnelle et d’une responsabilité
plus grandes, d’un contact plus étroit avec notre expérience interne.
Une conscience capable de jongler avec le plus large spectre possible
d’informations sans être submergée pour autant, capable de « voir » sans être
pour autant aveuglée, facilite le passage de l’interne vers l’externe, du temps
intérieur vers le temps social et vice versa. Une communication fluide entre
ces deux dimensions d’expérience est essentielle pour notre intégrité individuelle.
Et inversement, la difficulté de passer de l’une à l’autre est un signe
évident d’une forme quelconque de malaise ou de pathologie. Un accès
obstrué vers le monde interne laisse une personne à bout de ressources,
abandonnée dans un rôle vide et monotone de masques sociaux. L’incapacité
d’échapper à la sphère incommunicable de l’expérience interne enferme
l’individu dans la prison du silence.
La définition et la reconnaissance de ces limites est la clé pour se
déplacer dans l’une ou l’autre direction : vers la communication avec l’extérieur
et conformément aux règles du temps social ; ou dans le sens d’une voix
interne qui parle à chaque personne dans son langage secret. De cette façon,
on établit un cycle d’ouverture et de fermeture, une oscillation permanente
entre les deux niveaux d’expérience. L’individu doit devenir de plus en plus
l’arbitre et le régulateur de cette oscillation ; il est le seul à avoir la faculté de
donner le rythme et le tempo. De tels passages marquent l’évolution dynamique, les métamorphoses de l’existence personnelle.
Cette charnière fragile entre l’interne et l’externe est le point de rencontre
entre les signaux internes et externes que nous devons décoder afin
de réussir à nous situer par rapport aux changements de notre intériorité mais aussi dans notre interaction avec un monde qui est de plus en plus « construit » par
la science et la technologie. Comme la série de possibilités devient trop vaste
à côté de nos opportunités d’action et d’expérience réelles, la question des
limites devient, elle, le problème fondamental de notre existence.
On demande aux humains d’un monde planétaire de s’acheter une
nouvelle sagesse. Une évaluation des chances qui sont offertes par la science
et la technologie ne peut être séparée d’une prise de conscience des limites
de l’homme et de la nature : et c’est là le plus précieux héritage de ce qu’on
appelle les « cultures traditionnelles ». Ce problème de choix, d’incertitude et
de risque rappelle à tout un chacun – dans le scénario hyper-technologique
de notre société complexe – l’expérience humaine des limites. Et de la liberté.