Rythmes internes et rythmes sociaux dans un monde planétaire

Alberto Melucci
Article publié le 3 avril 2011
Pour citer cet article : Alberto Melucci , « Rythmes internes et rythmes sociaux dans un monde planétaire  », Rhuthmos, 3 avril 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article316

Nous reproduisons ici un texte déjà ancien mais toujours actuel du grand sociologue et psychothérapeute italien Alberto Melucci. Ce texte a déjà paru dans Nouvelles pratiques sociales, vol. 10, n° 2, 1997, p. 195-202.


Résumé : Cet article pose la question du nouveau statut de l’expérience du temps dans une société complexe à dimension planétaire. Le temps n’est plus seulement linéaire mais multiple, et pour les individus, la question se pose de savoir, d’une part, comment reconduire cette multiplicité à l’unité et, d’autre part, comment contenir ses décalages dans un parcours intégré. En particulier, la coupure entre temps internes et temps sociaux se fait plus aiguë et le temps du corps, des rythmes biologiques et émotionnels, ne s’intègre plus facilement aux cadences d’une société accélérée et fondée sur la raison instrumentale.

 Le paradoxe de l’incertitude

Nous vivons dans un monde planétaire complexe. Une complexité synonyme de différenciation, un rythme accéléré vers le changement, un plus large spectre de possibilités qui sont offertes à notre action. La science et la technologie contribuent à ces changements dans une proportion telle qu’on ne peut le comparer à aucune autre étape de l’évolution de l’homme. Et même si notre planète est marquée par des clivages et des inégalités dramatiques (Est-Ouest, Nord-Sud), ces tendances sont les caractéristiques communes d’une culture planétaire qui repose sur la science et la technologie.


Quand les champs de notre expérience sont de plus en plus différenciés par la spécialisation technologique, il n’est plus possible de transférer et d’appliquer les mêmes modèles d’action d’un milieu à un autre, du temps de travail aux heures de loisirs, de la famille à la communauté, des relations amoureuses aux relations professionnelles. Chaque champ possède son propre langage, ses règles, ses codes comportementaux. Et qui plus est, lorsque le changement produit par la science et la technologie se fait aussi fréquent et rapide, nous ne pouvons plus compter sur nos modèles antérieurs pour parvenir à résoudre les nouveaux problèmes. Finalement, comme la série d’options qui nous sont offertes par un environnement technique de plus en plus vaste dépasse notre capacité d’action réelle, nous nous heurtons à un constant problème de choix.


L’expérience commune dans un monde complexe fondé sur la science et la technologie est l’incertitude, une somme croissante et parfois accablante d’incertitudes. Que devons-nous faire dans un contexte différent ? Et que devons-nous faire face à un nouveau problème ? Mais fondamentalement, que devons-nous faire face à l’excès de possibilités ? Même notre besogne quotidienne ordinaire se transforme en exercices de résolution de problèmes : décoder le livret d’instructions des quelque 99 chaînes que propose notre téléviseur ou, encore, choisir la destination de nos prochaines vacances parmi une profusion de programmes d’agences de voyages...


Le paradoxe de l’incertitude est qu’il est impossible de ne pas choisir. En fait, même le non-choix est une manière de choisir. Le choix qui, généralement, est associé à une idée de liberté et de responsabilité, devient un destin qui est synonyme, au contraire, de nécessité. Nous vivons tous cet étrange paradoxe. Tandis que nos possibilités d’actions s’élargissent, nous nous sentons de plus en plus sous pression : nous devons opérer des choix fréquents et permanents et, en réalité, nous n’avons aucun moyen d’éviter cette opération.


Ce paradoxe engendre de nouveaux problèmes d’ordre psychologique ainsi qu’une nouvelle série de troubles affectifs et comportementaux. Choisir parmi autant de possibilités se révèle être une lourde tâche et ce qui est laissé de côté est toujours, de façon disproportionnée, plus considérable que ce qui est choisi. Le sentiment de perte est inévitable et il est bien souvent la base de nouveaux syndromes pathologiques : « dépression endogène », comme les manuels, dans leur terminologie technique, veulent bien l’appeler, et qui, en fait, n’est rien d’autre que la pure expérience de perte sans un objet bien déterminé. Une réponse différente, mais complémentaire au paradoxe mentionné ci-dessus, est l’effort de garder désespérément l’ensemble de toutes les possibilités. Nous pouvons observer la fragmentation de la personnalité, qui tente de nier la partialité de chaque choix en divisant sa réalité interne, ou le syndrome maniaco-dépressif, et dans ce cas, la personne multiplie ses efforts dans un cercle sans fin et éreintant.

 Rythmes internes, rythmes sociaux

Observons notre vie quotidienne. Une manière fondamentale de construire notre expérience est notre propre définition du temps. Dans une société fondée sur la science et la technologie, cette définition est de plus en plus multiple. Les périodes que nous vivons sont fort différentes, à tel point qu’elles peuvent parfois nous sembler antithétiques. Ainsi, nous faisons l’expérience de périodes qu’il est difficile de mesurer, des moments étendus et d’autres fortement accélérés. Il suffit tout simplement de penser à la révolution provoquée par les images qui nous arrivent de la télévision, du cinéma et de la publicité, des images qui ont le pouvoir de nous transporter dans le passé ou dans le futur, un passage qui peut s’effectuer très lentement ou bien à très grands pas.


Les discontinuités qui existent entre les différents moments que nous vivons sont beaucoup plus perceptibles que par le passé : il y a, en particulier, des divisions bien établies entre les moments que nous vivons dans nos propres expériences, affections et émotions intérieures et les tranches de temps qui sont réglées par les rythmes et les rôles sociaux.


La différenciation du temps crée de nouveaux problèmes. Cela accroît la difficulté qu’il y a à ramener les différentes périodes à une mesure homogène et généralisée. Cela augmente également le besoin d’intégrer ces différences à l’intérieur de l’unité d’une biographie individuelle et d’un « sujet » d’action cohérent.


Par ailleurs, un temps différencié s’identifie de plus en plus à un temps sans histoire, ou, mieux encore, à un temps flanqué de beaucoup d’histoires relativement indépendantes. Par conséquent, le temps perd son telos ; le présent devient cette inestimable mesure du sens des choses. Enfin, ce temps multiple et discontinu peut être vu comme quelque chose de « construit », comme un produit nettement culturel et technologique. Notre existence a annulé le cycle naturel du jour et de la nuit et les autres moments procurés par la nature sont également en train de se dissoudre. L’expérience des saisons fond sur nos tables de salle à manger, là où les aliments perdent toute référence par rapport aux cycles saisonniers ; ou lors de nos vacances qui nous offrent un soleil tropical ou de la neige à n’importe quel moment de l’année. Même la naissance et la mort, des événements qui sont la quintessence du rythme de la nature, sont en train de perdre leur rôle indispensable pour devenir des produits de l’intervention médicale et sociale soutenue par des moyens technologiques.


Le temps social, les temps des événements collectifs et de l’expérience, construit par notre environnement technologique, est un temps linéaire. Il se caractérise par la continuité et la nature unique des événements qui se suivent les uns les autres dans une seule direction, en d’autres termes, ils sont irréversibles. Ainsi, nous pouvons parler d’un avant et d’un après. Nous pouvons même aller jusqu’à rétablir une stricte relation de cause à effet entre l’avant et l’après : des événements antérieurs sont vus comme suscitant ou produisant des événements qui suivent.


Le temps social est mesurable. Il est décomposé en rythmes ou unités de mesure que nous admettons tous ; par conséquent, ceux-ci sont différents pour chaque catégorie d’événement : de longues et de courtes périodes de temps, des activités de train-train quotidien ou des événements plus irréguliers. Ce type de temps peut être prédit, car on peut établir des comparaisons entre différentes périodes de temps et là, le passé nous aide, avec plus ou moins de précision, à envisager le futur. Enfin, le temps social est uniforme : il y a pour chaque type d’événement une scansion particulière, un rythme établi sur lequel est structurée l’expérience sociale et sur lequel se fondent les attentes.


Le temps interne – profondément personnel, un temps individuel – possède des caractéristiques opposées. Comme dans le cas du temps sacré ou mythique, il est multiple et discontinu. L’expérience interne regroupe des temps différents qui existent en son sein ; ils se succèdent, s’entrecroisent et se chevauchent. Il y a, pour commencer, un temps cyclique qui s’approche du mythe : dans le corps, les sensations et les rêves, des événements reviennent et se répètent sous une forme à peu près identique. Le temps intérieur est également un temps simultané. En fait, beaucoup de tranches de temps existent de manière simultanée : hier et aujourd’hui, mon temps et celui de l’autre, ici et là. Je peux être adulte et enfant, noir et blanc, dans l’avant et dans l’à venir. La simultanéité du temps interne abolit la non-contradiction.


Par conséquent, le temps interne est également multidirectionnel : nous pouvons très bien établir les relations existant entre des événements qui défilent dans un mouvement de va-et-vient de l’avant vers l’arrière à travers le temps, mais aussi de haut en bas (et en changeant par là de plans temporels). Nous pouvons nous mouvoir à travers le temps interne de façon à la fois consécutive et simultanée. Il est, donc, constamment réversible : ce qui vient de me survenir transforme mon passé, ce qui survient à un autre change mon temps ; l’effet produit peut s’annuler, et ainsi de suite.


Dans l’expérience intérieure, le temps n’est pas mesurable puisque la perception du temps varie d’un moment à l’autre, de situation à situation. Mais surtout, le temps interne peut rester immobile ; il a la faculté de cesser de s’écouler. Cela peut survenir à travers un flou rapide d’une série d’événements répétés (moments, sensations, images) tellement fugaces qu’ils constituent un cycle pour très peu de temps, mais créent en fait l’expérience de l’immobilité ou bien cela peut être le résultat d’une absence d’événements et de réflexions éprouvés comme un vide. Dans les deux cas, le temps cesse d’être séquentiel et devient alors un point fixe, immobile. Le passage entre les différents moments est discontinu et marqué par l’interruption. Les moments internes sont imprévisibles ; ils peuvent soudainement faire irruption les uns dans les autres, un peu comme un événement qui vient interrompre le train-train.


Les rythmes internes sont, par conséquent, variables et ne peuvent être attribués une fois pour toutes à une catégorie bien précise. Une minute peut « durer une heure », alors qu’une journée peut s’envoler en un instant ; une sensation exactement identique est quelquefois rapide et d’autres fois d’une lenteur mortelle.


Dans la société actuelle, l’opposition entre le temps interne et le temps social ne pourrait pas être plus marquée. Naturellement, la culture engendre des mécanismes de contrôle de cette tension – comme l’art, le jeu et les mythes. Les individus, eux aussi, possèdent des ressources pour concilier des moments opposés – le sommeil, l’imagination ou l’amour ne sont que des exemples. Cependant, dans notre société, la contradiction est mise en évidence lorsqu’il y a un conflit plus direct entre les rythmes internes et les contraintes des règles sociales, comme dans les relations entre adulte et enfant, dans le traitement de la folie ou dans la définition sociale de la diversité. Dans l’existence d’un individu, la maladie est le signe le plus évident de l’opposition entre le temps interne et le temps social. Le passage d’un temps à l’autre, leur cohabitation facile, sinon assez harmonieuse, est l’une des principales conditions de l’équilibre personnel ainsi qu’un facteur critique pour la vie sociale dans son ensemble.

 Métamorphoses et limites

Il est évident désormais que notre expérience et la manière dont nous la construisons s’avèrent de plus en plus fragmentées. Aujourd’hui, les individus appartiennent à une pluralité de réseaux, d’associations, de groupes de référence. Y préparer son entrée et sa sortie est beaucoup plus rapide et plus fréquent que par le passé, et le temps que nous y investissons est réduit. En attendant, la quantité d’informations que nous émettons ou que nous recevons augmente et atteint cette fois un niveau sans précédent. Les médias, l’environnement professionnel, les relations interpersonnelles et le temps libre continuent à générer des informations pour l’individu qui les reçoit, les analyse, les apprend par cœur et répond parfois par plus d’informations.


La rapidité du changement, la pluralité des associations, des groupes d’appartenance, la profusion de possibilités et de messages qui s’imposent à nous, tout cela sert à affaiblir les points de référence sur lesquels se fonde notre identité. La possibilité pour chacun d’entre nous d’affirmer avec conviction et continuité « je suis X, Y ou Z » devient de plus en plus incertaine. La nécessité de ré-établir sans cesse qui je suis et qu’est-ce qui assure la continuité de ma biographie devient plus prégnante. Le sentiment d’être « sans abri » s’installe alors, à tel point que nous devons constamment bâtir et rebâtir notre « foyer » devant ces situations et ces événements qui changent.


La signification du présent ne se trouve pas dans la destination finale de l’histoire ; le temps perd sa finalité et la catastrophe (nucléaire, écologique) devient une possibilité. Mais c’est précisément ce développement qui, pour la première fois, révèle clairement la caractère unique de notre expérience individuelle. Le temps interne, et chaque moment qui l’accompagne, est exceptionnel. Non seulement il ne retourne pas dans un cycle sans fin qui se répète, mais encore il emporte avec lui un autre sens, un autre plus limité que ce que nous sommes capables de produire.


La métamorphose semble être la meilleure réponse que l’on puisse donner à ce besoin de continuité dans le changement. L’unité et la continuité de l’expérience individuelle ne peuvent être trouvées dans une identification fixe comportant un modèle, un groupe ou une culture bien définis. Elles doivent donc être plutôt fondées sur une capacité interne à « changer de forme », à se redéfinir constamment dans le présent, à renverser des décisions et des choix. Mais cela signifie aussi chérir le présent comme une expérience unique et irrépétable avec laquelle je me réalise.


Nous pouvons uniquement préserver notre unité en nous montrant capables « d’ouvrir et de fermer », de prendre part et de s’éloigner du flux de messages. Il devient, par conséquent, vital de trouver un rythme d’entrée et de sortie qui permette à chacun d’entre nous de communiquer de façon sensée sans nullifier notre existence interne. Cependant, dans cette alternance entre bruit et silence, nous avons besoin d’une intégrité interne qui puisse survivre à travers les changements. Pour vivre le caractère discontinu et variable du temps et de l’espace, nous devons trouver un moyen d’unifier l’expérience autrement que par notre moi « rationnel ». Fragmentation et imprévisibilité échappent à la pensée causale et à la logique de l’efficacité. En revanche, elles exigent la sagesse de la perception plus immédiate, de la conscience intuitive et de l’imagination.


Le rapport avec l’autre devient, de cette façon, la possibilité de choisir et de reconnaître la différence. Une relation existe quand et si ce qui me distingue de l’autre est accepté et devient la base de la communication. Par conséquent, communiquer signifie dépendre de ce qui est commun afin de découvrir et d’affirmer la différence de l’autre. Nous pouvons choisir de communiquer, mais la possibilité de choix introduit de l’imprévu et du risque dans nos rapports et transforme ceux-ci en un champ d’engagement émotionnel et de défi.


Notre identité doit trouver ses racines dans le présent pour s’occuper d’autant de fluctuations et de métamorphoses. Nous devons avoir la faculté d’ouvrir et de fermer nos voies de communication avec le monde extérieur afin de maintenir nos rapports sans être submergés par l’énorme quantité de signaux. De plus, pour embrasser un vaste champ d’expérience qui ne peut confiner avec les limites strictes de la pensée rationaliste, nous avons besoin de nouvelles capacités pour un contact immédiat et intuitif avec la réalité. Ces exigences déplacent les limites entre intérieur et extérieur et font ressortir la nécessité d’une conscience personnelle et d’une responsabilité plus grandes, d’un contact plus étroit avec notre expérience interne.


Une conscience capable de jongler avec le plus large spectre possible d’informations sans être submergée pour autant, capable de « voir » sans être pour autant aveuglée, facilite le passage de l’interne vers l’externe, du temps intérieur vers le temps social et vice versa. Une communication fluide entre ces deux dimensions d’expérience est essentielle pour notre intégrité individuelle. Et inversement, la difficulté de passer de l’une à l’autre est un signe évident d’une forme quelconque de malaise ou de pathologie. Un accès obstrué vers le monde interne laisse une personne à bout de ressources, abandonnée dans un rôle vide et monotone de masques sociaux. L’incapacité d’échapper à la sphère incommunicable de l’expérience interne enferme l’individu dans la prison du silence.


La définition et la reconnaissance de ces limites est la clé pour se déplacer dans l’une ou l’autre direction : vers la communication avec l’extérieur et conformément aux règles du temps social ; ou dans le sens d’une voix interne qui parle à chaque personne dans son langage secret. De cette façon, on établit un cycle d’ouverture et de fermeture, une oscillation permanente entre les deux niveaux d’expérience. L’individu doit devenir de plus en plus l’arbitre et le régulateur de cette oscillation ; il est le seul à avoir la faculté de donner le rythme et le tempo. De tels passages marquent l’évolution dynamique, les métamorphoses de l’existence personnelle.


Cette charnière fragile entre l’interne et l’externe est le point de rencontre entre les signaux internes et externes que nous devons décoder afin de réussir à nous situer par rapport aux changements de notre intériorité mais aussi dans notre interaction avec un monde qui est de plus en plus « construit » par la science et la technologie. Comme la série de possibilités devient trop vaste à côté de nos opportunités d’action et d’expérience réelles, la question des limites devient, elle, le problème fondamental de notre existence.


On demande aux humains d’un monde planétaire de s’acheter une nouvelle sagesse. Une évaluation des chances qui sont offertes par la science et la technologie ne peut être séparée d’une prise de conscience des limites de l’homme et de la nature : et c’est là le plus précieux héritage de ce qu’on appelle les « cultures traditionnelles ». Ce problème de choix, d’incertitude et de risque rappelle à tout un chacun – dans le scénario hyper-technologique de notre société complexe – l’expérience humaine des limites. Et de la liberté.

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