Il faudra demain une politique rythmologique : entretien entre Antoine Mercier et Paul Virilio

Paul Virilio et Antoine Mercier
Article publié le 14 juillet 2010
Pour citer cet article : Paul Virilio et Antoine Mercier , « Il faudra demain une politique rythmologique : entretien entre Antoine Mercier et Paul Virilio  », Rhuthmos, 14 juillet 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article99

On trouvera ci-dessous la transcription par Taos Aït Si Slimane d’un entretien avec Antoine Mercier – diffusé sur France Culture le vendredi 9 janvier 2009 –, où Paul Virilio suggère le projet d’« une politique rythmologique ». Commentaire de cette rythmique de l’apocalypse, ici.



Antoine Mercier : « D’autres regards sur la crise », notre invité aujourd’hui, l’urbaniste et essayiste Paul Virilio qui est en direct des studios de France Bleu, à La-Rochelle, Bonjour, Monsieur.


Paul Virilio : Bonjour.


Antoine Mercier : Un mot d’abord, on vient d’avoir une analyse économique, évidemment cette série est faite pour avoir d’autres regards sur la crise, comme son nom l’indique, du diagnostic, quels sont, selon vous, les principaux symptômes qu’il faut regarder dans cette crise globale ?


Paul Virilio : Je ne suis pas économiste, donc je vais parler d’ailleurs. Il me semble d’abord qu’il y a une grosse erreur, c’est de comparer le krach actuel à 1929. La comparaison valable, c’est 1987, c’est-à-dire la mise en place du programme Trading’s, ce qu’on a appelé le Big-bang à l’époque, à la City, à Londres, l’interconnexion des banques, le système informatique et bien évidemment le système aussi des logiciels très sophistiqués et des mathématiques supérieures. Donc, pour moi aujourd’hui, la crise, c’est une crise systémique, c’est-à-dire que ce n’est pas seulement une crise économique, financière, c’est une crise du système, un accident intégral de l’organisation économique. Je le dis toujours : la terre est trop petite pour le progrès, pour le progrès écologique, on le sait, selon l’empreinte écologique, il faudrait plusieurs terres si on veut continuer de progresser comme nous les Occidentaux, elle l’est aussi pour le profit à court terme. Donc quelque part, la rapidité des cotations, je dirais l’instantanéité du désastre posent une question sans référence à 1929.


Antoine Mercier : Alors, c’est une crise, si je comprends bien, de l’accélération du fonctionnement du système qui vient heurter un butoir.


Paul Virilio : Exactement. Le temps réel l’emporte sur l’espace réel des choses et des lieux. Prenons d’ailleurs l’exemple de cet accident systémique, les subprimes, c’est l’immobilier en 2007. En 2008, c’est l’automobile, les big-three, General Motors, Chrysler, Ford, et puis, c’est aussi la presse, c’est le Los Angeles-Times, c’est le Chicago-Tribune ou le New-York-Time qui vendent ou qui louent leur building. On est donc devant un système en chaîne, un système en crise. En attendant, d’ailleurs, je peux le dire sans être économiste : le krach des cartes de crédit ou encore la grande panne d’Internet dont tout le monde est déjà conscient. Donc, pour moi, je joue un peu sur les mots, au XIXe siècle, le progrès ne se dénommait pas « le progrès », mais « le grand mouvement », terme que l’on peut vérifier. C’était le chemin de fer, c’était le début de la révolution des transports. Au XXe siècle, c’était déjà la grande vitesse, le progrès, c’est-à-dire les jets, les TGV, les AGV, etc. Or, au 21e, et nous y sommes, c’est l’instantanéité cybernétique, numérique, tout, tout de suite, eh bien, ça ne marche pas, et ça ne marchera pas quelles que soient les relances.


Antoine Mercier : Si je vous comprends bien, cette crise touche à la fois aux notions d’espace, on parlait de l’immobilier, du lieu et puis temps évidemment qui s’accélère, les catégories, les données a priori de la conscience qui disparaissent un peu pour l’homme. Est-ce que c’est ça aussi qui fait qu’on est désemparé et que peut-être même on a du mal à penser ce qui nous arrive en ce moment ?


Paul Virilio : Eh bien, on a pollué les substances, ça, c’est l’écologie traditionnelle, mais on a aussi pollué les distances, c’est-à-dire la grandeur de la nature, pas simplement les substances naturelles, mais les distances, les proportions, l’instantanéité, l’immédiateté, l’ubiquité, sont devenus les mots-clés de la globalisation et de la modernisation. Eh bien, ça ne marche pas. Et effectivement, là, il y a une énorme question philosophique. Il y a une question tout à fait inquiétante pour la démocratie. Si le monde est trop petit pour le progrès, s’il est trop petit pour le profit, il ne l’est pas pour nos projets. Et il serait temps, effectivement, d’avoir de l’imagination pour cette chronopolitique qui n’est pas simplement une géopolitique, mais qui est aussi une chronopolitique du temps et des délais, sinon nous aurons effectivement une crise qui durera très, très longtemps.


Antoine Mercier : Paul Virilio, encore quelques minutes, votre dernier livre s’appelle « L’université du désastre », quelles sont les pistes pour retrouver, disons le tempo dont vous parlez ?


Paul Virilio : C’est tout simple. L’université d’origine, environ 1200, à Bologne, à La Sorbonne et ailleurs, est née face à une période terriblement barbare, avec la grande peur de l’an 1000, même si elle était un peu exagérée. Aujourd’hui, il y a une nouvelle grande peur. En l’an 2000, il y a une nouvelle grande peur : c’est l’écologie. C’est justement que le monde ne suffit pas à nos projets, à nos profits. Et donc, il serait nécessaire qu’il y ait une université pour étudier cette situation, un peu comme dans les entreprises on produit des crash-tests pour améliorer la sécurité des produits.


Antoine Mercier : Sauf que là, le crash il est avec des vraies personnes dans la voiture.


Paul Virilio : Exactement…


Antoine Mercier : Et alors, qu’est-ce qu’on enseignerait ? Vous me parlez d’une étude de la situation, mais vers quelles pistes il faudrait aller ?


Paul Virilio : Toutes les disciplines devraient concorder pour analyser ce manque, à la fois cette accélération du réel, qui n’est plus seulement l’accélération de l’Histoire dont parlait Daniel Halévy, mais l’accélération de la réalité. Quand on dit « temps réel », un temps réel qui domine l’espace réel, c’est l’accélération de la réalité, il ne s’agit plus simplement du centenaire des futuristes, etc., du délire autour de la beauté de la vitesse et des Jeux Olympiques, il s’agirait d’étudier le tempo de nos sociétés à venir.


Antoine Mercier : Cela dit, ce qui donne le tempo aujourd’hui, ça va rester. L’informatique, le numérique, tout ça, ce sont des données de la situation aujourd’hui. Est-ce qu’on peut faire avec et retrouver malgré tout un tempo ?


Paul Virilio : Le tempo, c’est la musique, il n’y a pas de musique sans des rythmes, je crois qu’il faudra demain, une politique rythmologique.


Antoine Mercier : Voilà, je crois que c’est un beau mot, pour terminer cet entretien. Merci beaucoup, Paul Virilio, d’avoir accepté notre invitation. Merci aussi à nos amis de France Bleu La-Rochelle. Vous pouvez réentendre cette intervention ainsi qu’une version plus longue.


Antoine Mercier : Nous poursuivons notre conversation avec Paul Virilio, à propos de la crise. Paul Virilio, pour un temps un peu plus long maintenant, on va pouvoir développer un peu les idées que vous apporter, votre contribution, disons, à cette série, on pourrait peut être partir de votre point de vue sur les symptômes qui vous paissent les plus nets quant à l’apparition de cette crise. Comment est-ce que vous les définissez ? Où sont-ils ? Et de quelle nature ?


Paul Virilio : Dans un premier temps, pour moi, c’est une crise systémique. C’est-à-dire que ce n’est pas du tout un krach traditionnel, y compris d’ailleurs comme on le dit faussement en 1929. C’est plutôt, 20 ans après, la répétition du grand krach de 1987, c’est-à-dire du fameux programme Trading’s d’interconnexion des banques. Ce que la City avait appelé le Big-bang et qui est en train d’aboutir au Big-crunch aujourd’hui du crédit comme on le dit. Donc, pour moi, c’est une crise systémique, c’est-à-dire qu’elle est lié au système même d’interconnexion instantané des banques, elle est lié à un phénomène d’accélération, je dirais de la bourse qui a remis en cause d’abord le problème du foncier, avec les surprime, c’est-à-dire le problème de l’habitat, ensuite et ça il ne faut pas l’oublier, il n’y a pas que la bourse, il y a les compagnies automobiles, les big-three, General Motors, Chrysler, Ford. On est devant un phénomène de longue haleine qui concerne, je dirais, la mondialisation dans son instantanéité, dans son ubiquité, dans son système informatique lui-même.


Antoine Mercier : Vous parlez de crise systémique…


Paul Virilio : Tout à fait.


Antoine Mercier : Évidemment pour la bourse on comprend mais j’ai l’impression que plus généralement, c’est une sorte de rapport à la temporalité qui est en cause dans cette crise…

Paul Virilio : Totalement. Le monde est trop petit. Je dis bien le monde est trop petit économiquement pour le profit à court-terme, de même qu’il l’est déjà pour le progrès avec la question écologique. On le sait bien, l’empreinte écologique, il faudrait 2-3 terres pour pouvoir continuer de développer le progrès tel qu’on le fait en Occident. Je crois que ce qu’on a oublié là, c’est que le monde est aussi trop petit pour le profit immédiat, le profit à court-terme. On est devant un déséquilibre des marchés, qui a été repéré en 1987, je rappelle, il y a 20 ans, en 1987, c’est le premier krach du système informatique, c’est-à-dire du système d’accélération et d’interconnexion des banques.


Antoine Mercier : Alors, ce système arrive en quelque sorte à un butoir…


Paul Virilio : Oui.


Antoine Mercier : Qu’est-ce qui peut se passer à partir de là ?…


Paul Virilio : C’est un accident intégral, c’est là où on rejoint les autres catastrophes, c’est-à-dire par exemple la remise en cause des problèmes du foncier, de la sédentarité, de la propriété du sol, c’est vraiment l’immobilier, l’automobile et puis bien évidement aussi, ça, ça nous concerne au premier chef, la presse. Quand on voit le krach du Los Angeles-Times, du Chicago-Tribune qui vend son magnifique building gothique ou du New-York-Time avec ses problèmes, on s’aperçoit que ça concerne des choses fondamentales : le logement, la circulation avec l’automobile, je rappelle que l’Amérique s’est construite sur la voiture et pas le chemin de fer, c’est la voiture privée, et la grande presse avec Internet qui arrive aujourd’hui et avec tous les problèmes que l’on connaît en ce moment.


Antoine Mercier : Alors, quand vous parlez de ces trois secteurs effectivement : logement, automobile, presse, ça veut dire quoi ? C’est eux les plus touchés parce qu’ils sont fondamentaux, c’est ça ?


Paul Virilio : Oui. Ils sont fondamentaux, c’est pour ça, que c’est une crise du système, ce n’est pas simplement une crise du système économique et donc des systèmes mathématiques parce qu’on voit bien que si on est obligé d’utiliser des logiciels très sophistiqués dans ce qu’on appelle l’industrie financière, c’est parce qu’effectivement la rapidité des échanges internationaux, la rapidité des cotations est devenue tellement volatile qu’il n’y a que des systèmes électroniques qui peuvent les gérer avec effectivement le danger d’une crise systémique qui elle vient d’éclater. Pour moi, c’est une crise systémique, c’est le système qui est en cause. Et à partir de là, à mon avis, on n’est pas prêts d’en sortir. Ça, n’a rien à voir avec 1929, c’est tout nouveau, ça vient de sortir.


Antoine Mercier : On n’est pas prêt d’en sortir dites-vous, cela dit, vous prévoyez en tout cas une aggravation…


Paul Virilio : Surtout une généralisation. C’est en ce sens que ça n’a rien à voir avec le drame de 1929. Ce qui a contaminé l’automobile, la presse etc. va continuer de contaminer le reste, c’est-à-dire la politique et même la stratégie. Quand on voit les problèmes militaires aujourd’hui, que ce soit entre le Pakistan et l’Inde ou entre l’Iran au Proche-Orient et ce qui se passe dans les territoires occupés, on s’aperçoit que cette situation se généralise. La crise se redouble. C’est ce que j’ai appelé, dans un de mes livres, l’accident intégral. L’accident de la mondialisation est un accident global, c’est-à-dire un accident qui entraîne des accidents. C’est ça le systémique, on est devant des phénomènes de réactions en chaîne et je crois que l’on ne met pas assez l’accent sur cette dimension de propagation du krach boursier plus précisément.


Antoine Mercier : Avant d’en venir à la suite peut-être voir comment quand un système comme ça théoriquement se met à partir en vrille on va dire, voir ce qui peut en sortir, est-ce qu’on a déjà eu des exemples ? Mais peut-être un mot encore par rapport aux symptômes, puisque vous êtes aussi urbaniste, est-ce qu’on voit dans ce domaine-là des symptômes de cette nature-là aussi ?


Paul Virilio : Oui, les mouvements de populations. Parce que les mouvements de populations, l’externalisation, la délocalisation sont liés à ces problèmes d’instantanéité, d’immédiateté, d’ubiquité qui font que l’enracinement local des entreprises, la stabilité de la ville sont contestés par, je dirais, une illustration du slogan de la grande distribution, « Flux tendu, stock zéro ». Ce terme-là traduit parfaitement flux tendu de personnes, flux de valeurs, stock zéro, c’est-à-dire que l’on ne capitalise pas, on joue sans cesse à lancer et à relancer les flux. Je donne un petit exemple, dans les coopératives agricoles, il y a de ça très peu temps, la variation du prix du blé, c’était 10-15 fois par an. Eh bien maintenant, c’est 10-15 fois tous les 2-3 jours. Donc, cette volatilité remet en cause la sédentarité, la stabilité du monde dans son ensemble et sous toutes ses formes.


Antoine Mercier : Crise de la stabilité du monde, est-ce que c’est le résultat d’un progrès technique un petit peu, disons, donné, un peu inéluctable ou est-ce qu’il y a une véritable idéologie derrière ?


Paul Virilio : Il y a l’idéologie de l’instantanéité. Les attributs du Divin sont devenus les attributs humains. L’ubiquité, l’instantanéité, l’immédiateté, la simultanéité, c’étaient les attributs des Divins, c’est en train de devenir les attributs du pouvoir économique ou autres d’ailleurs. Le temps réel des actions interactives, de l’immédiateté interactive, l’emporte, domine sur l’espace réel de la géographie et de l’histoire.


Antoine Mercier : L’homme sort à la fois de l’espace et du temps pour avoir effectivement des qualités ou des attributs qui étaient avant…


Paul Virilio : Il est dans l’instant, il n’est plus inscrit ni dans le passé ni dans le futur, ni même tellement dans le présent, même si on peut parler de présentisme avec Hartog, il est inscrit dans l’instantanéité. Donc, le temps réel, les lives, est quelque chose qui n’est pas, je dirais, gérable à long-terme. Et c’est ce qui nous arrive. C’est ça l’accident systémique. C’est un accident du tempo. Vous voyez, on peut dire, comme en musique, ce qui est important dans la musique, c’est le tempo, et là, c’est le tempo du progrès qui fait sauter le système, les différents systèmes les uns après les autres, en commençant par le plus stable, c’est-à-dire le foncier, la bulle immobilière qui a commencé au Japon, il y a de ça 10-15 ans, qui s’est prolongée en Suède, maintenant c’est arrivé aux États-Unis et puis en Angleterre et en Europe également.


Antoine Mercier : Comment les hommes peuvent retrouver un espace-temps, ou disons une histoire pour recommencer ? Est-ce qu’il y a quelque chose à faire ?


Paul Virilio : Bien évidemment. Je le répète toujours, il ne s’agit pas de la fin du monde, il s’agit de la fin de la géographie. Le monde est trop petit, ça veut dire… quand on dit que le monde est trop petit pour l’écologie, qu’il faudrait deux, trois terres etc. on parle d’espace, de géographie, on parle aussi de temps. Donc, si le monde est trop petit pour le profit instantané, eh bien ça veut dire qu’il va falloir retrouver une chronopolitique qui ne sera pas simplement, je dirais, celle d’un oubli de la géopolitique. Chronopolitique et géopolitique, c’est l’histoire. Je rappelle que je travaille, depuis 30 ans, sur la vitesse, sur l’impact de la vitesse sur l’économie politique de la vitesse. Il n’y aura pas demain d’économie politique de la richesse, c’est-à-dire de l’accumulation, sans une économie politique de la vitesse, c’est-à-dire de l’accélération, et dans tous les domaines, aussi bien au niveau des déplacements de personnes, et là, c’est la remise en cause de l’automobile, au niveau de la transmission de l’information, là, c’est la question de la presse, la presse écrite, la presse qui prend son temps par rapport à l’instantanéité d’Internet et des nouvelles technologies.


Antoine Mercier : Alors, il faut prendre davantage son temps pour qu’une distance s’instaure entre ce qui se passe et la subjectivité de chacun.


Paul Virilio : Il faut retrouver du temps. Il faut retrouver un tempo, un rythme. Vous savez, je dis toujours, quand on me dit : mais quand tu parles de vitesse et de politique est-ce que tu peux nous donner un exemple. Je dis, oui, la musique parce que les rythmes ça compte, ce n’est pas simplement les rythmes vitaux, les rythmes circadiens mais tout est rythme. Il n’y a pas simplement des problèmes de quantité, l’avoir et la perte, le manque, il y a aussi les problèmes de rythmes. Nous vivons des rythmes, nous ne vivons pas seulement des choses mais de leurs rythmes, pas seulement les saisons, le jour et la nuit, les rythmes circadiens, les rythmes vitaux etc. La politique du progrès, je dirais, s’est emballée en allant vers une vitesse idéale, absolue, celle des ondes électromagnétiques, celle de l’interactivité qui débouche sur la délocalisation et la grande panique.


Antoine Mercier : Alors, toujours dans la perspective de retrouver quelque chose de l’ordre de ce tempo, est-ce que vous pensez que ça passe, que cela peut passer par une nouvelle façon de faire de la politique, un programme, des élites ?


Paul Virilio : Absolument.


Antoine Mercier : Ou est-ce que c’est aussi dépendant de chaque individu, de rectifier un certain rapport à ça ?


Paul Virilio : Vous savez, pour moi, ce krach est un krach-test de l’économie et de la culture moderne. Je me suis toujours intéressé aux accidents, j’ai même fait une exposition, à la Fondation Cartier, il y a 5 ans, là-dessus, donc, pour moi, le krach-test est la preuve que l’on peut avoir une intelligence de la catastrophe. Quand des entreprise automobiles, comme Renault ou je ne sais quoi, font 400 krach-tests par an pour améliorer les véhicules, moi, je le dis dans mon dernier livre, « L’université du désastre », il faut faire un krach-test du progrès. Cette crise systémique doit nous servir à refonder une intelligence chronopolitique, pas simplement géopolitique, du monde contemporain, ce qui va d’ailleurs de pair avec l’écologie. Comme par hasard, la question de l’énergie et de l’épuisement des stocks va de pair avec un phénomène temporel de décélération.


Antoine Mercier : Mais, au point où nous sommes, comme dans un train qui continue d’accélérer, comment concrètement on ralentit ? Est-ce que c’est simplement parce que c’est qu’il y a la crise ?


Paul Virilio : On n’arrête pas. C’est la catastrophe qui arrête. D’une certaine façon, on vient de rencontrer un mur. Le mur du temps, comme le disait des auteurs anciens. Il y a un mur du temps. Effectivement l’interactivité, l’immédiateté, la simultanéité, c’est un mur et on vient de le rencontrer. Donc, quand on est rentré dans le mur, il faut reculer et il faut utiliser la collision, pour en tirer des leçons, comme on l’a fait à travers l’histoire.


Antoine Mercier : Justement, est-ce qu’on peut dire qu’il y a des exemples historiques ? Enfin en tout cas au moins qui pourraient se comparer relativement.


Paul Virilio : Je ne crois pas parce que les phénomènes d’accélération sont tous récents, l’accélération délirante. Ce n’est pas la révolution des transports, c’est la révolution des transmissions qui a fait sauter le système. C’est le passage de la vitesse relative des moyens de transports physiques à la vitesse absolue des moyens de transmissions instantanés. Donc, c’est tout récent, je ne vois pas d’exemples. On parle beaucoup de l’Ile de Pâques, à propos de l’écologie, en disant, ils ont ruiné leur Ile etc. Je crois que nous, on a ruiné, non pas au sens physique mais au sens des distances, des proportions. Il y a deux écologies. Il y a l’écologie verte, les verts, c’est-à-dire l’écologie de la nature, des substances qui manquent et qui s’épuisent et puis il y a l’écologie des distances. A force de réduire à rien les distances, on réduit à rien la grandeur nature. Donc, on se trouve dans une situation d’incarcération, d’enfermement, qui est un drame tout à fait nouveau et sans références. D’où d’ailleurs le délire aujourd’hui des recherches des exo planètes, habitables, etc., etc. qui montrent bien qu’on est conscient que la terre est trop petite.


Antoine Mercier : C’est sûr que la moindre information, selon laquelle il y aurait eu de l’eau sur Mars, il y a des milliards d’années représenterait quelque chose de très séduisant mais enfin ça n’apportera pas grand-chose à court terme. Tous ces moyens électroniques, Paul Virilio, dont vous parlez ils vont bien rester en place, ils ne vont pas disparaître dans l’après crise, l’après krach.


Paul Virilio : Non.


Antoine Mercier :Est-ce qu’il y a moyen de les utiliser autrement ?


Paul Virilio : Il faut dominer notre domination. Les technologies nouvelles dominent la domination du monde et elles aboutissent à la catastrophe. Donc, il faut qu’on domine la domination technoscientifique. C’est pour ça que je parle d’université du désastre qui serait ouverte à toutes les disciplines et pas simplement à l’économie ou à la politique ou à je ne sais quelle discipline, exactement comme ça a été le cas après la grande peur de l’an 2000, on a vu apparaître Bologne, l’université en Europe etc. eh bien là, on a une grande peur, c’est le peur écologique, la terre est trop petit pour le progrès, face à ce constat, qui est un constat d’évidence, il faut refonder une université, toute nouvelle qui ne peut pas s’inspirer de l’université que l’on connaît aujourd’hui puisqu’elle est née autour de l’an 1000, 1200, là on est en 2000 et quelques donc… L’époque est assez semblable.


Antoine Mercier : L’université du désastre, qu’est-ce qu’on y enseigne, Paul Virilio ?


Paul Virilio : C’est le krach-test, c’est-à-dire qu’on y analyse la barbarie, les dégâts du progrès. Le progrès, c’est un acquis mais c’est aussi une perte, à un moment donné la perte l’emporte sur l’acquis. Quand on dit que la terre est trop petite pour le progrès, il y a une perte, là, il n’y a pas de doute, une perte massive. Donc, il faut une intelligence dans cette situation qu’une université nouvelle, toute nouvelle, à innover, ce n’est pas moi qui le ferai…


Antoine Mercier : A la vitesse où vont les choses, au train où vont les choses peut-être que vous allez pouvoir la présider, dans quelques années.


Paul Virilio : Analyser en tous les cas, très sérieusement, c’est pour ça que le mot krach-test m’intéresse, parce que c’est extraordinaire de fabriquer des accidents. Dans les usines spécialisées, où l’on fabrique des accidents pour voir ce qui se passe etc., on pourrait peut-être le faire aussi pour l’économie, avec ce qui vient de se passer, et aussi pour l’urbanisme d’ailleurs qui va très mal avec toutes ces tours qui poussent partout et qui sont pathologiques.


Antoine Mercier : Vous parlez beaucoup de ces dégâts effectivement que l’on peut voir dans l’urbanisme, forcément, est-ce qu’il n’y a pas aussi une atteinte, je dirais des personnes elles-mêmes dans leur mental, leur psychologie…


Paul Virilio : Oui, absolument. Et puis là on a la troisième des révolutions. La première révolution, c’est la révolution industrielle des transports, les deux se ressemblent, on ne peut pas séparer la révolution industrielle et les transports. La deuxième, c’est la révolution des transmissions avec justement Marconi etc., la télé, Internet etc. Mais la troisième, c’est la révolution des transplantations. C’est-à-dire la technique qui devient sous-cutanée, avec les puces à radiofréquences, avec les nanotechnologies, et là, ça concerne la personne au premier chef, là. Là, c’est une sorte d’industrialisation du vivant.


Antoine Mercier : Et qui n’est pas du tout, évidemment pour vous, une possibilité de sortie de crise.


Paul Virilio : Eh ben, non. Certainement pas


Antoine Mercier : C’est le contraire.


Paul Virilio : Là encore, ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas qu’il y ait un progrès biologique, au contraire. Là encore ça dépend de l’université, il faut une intelligence du dégât de ce progrès-là. Le dégât du progrès de l’industrie, on l’a déjà vu, c’est le problème écologique. Le dégât du progrès des transmissions, on vient d’en parler sans parler de la crise de la liberté d’expression etc. On vient d’en parler. Le dégât de la révolution bionique, on peut dire, il va falloir l’analyser avant que ça ne soit une catastrophe humaine, biologique.


Antoine Mercier : Est-ce que ça peut se faire, cette transition, je dirais sans trop de drames ?


Paul Virilio : Bien sûr. C’est une prise de conscience. Moi, je crois, vous savez ma phrase c’est celle de Churchill que je répète parce que c’est un grand homme, un homme d’État, il en manque beaucoup en ce moment, quand il dit : « Un optimiste, c’est un homme qui voit une chance derrière chaque calamité. » Les mots sont bien choisis. Ce n’est pas moi. Le mot calamité, vient très bien. Et je trouve qu’on est - il l’a prouvé lui avec sa résistance au nazisme, « Je vous promets du sang et des larmes etc. » - à mon avis aujourd’hui devant une résistance différente, ce n’est pas une invasion, ce n’est pas le nazisme, mais il faut cette espérance-là. Cette espérance qui voit une chance derrière chaque calamité.


Antoine Mercier : Et pourtant, vous parlez de la crise de la liberté d’expression. Ça, c’est grave.


Paul Virilio : Oui, là encore, l’accélération. Dans l’accélération de l’information, il y a une perte. Quand on vous dit : « En deux minutes, dites-moi », à la télé ou ailleurs, ou « En 90 secondes, dites-moi, racontez-moi » ce que vous avez écrit pendant 20 ans, c’est une crise de la liberté d’expression, non pas formelle mais temporelle. C’est-à-dire que vous n’avez pas le temps de le dire. C’est pareil pour la crise des journaux papiers par rapport à la télé ou par rapport à Internet. Là encore, le temps réel est une tyrannie. L’immédiateté, l’ubiquité, l’instantanéité, c’est une tyrannie. On est renvoyé de la réflexion au réflexe, c’est-à-dire à une perte de la liberté de communiquer, liée simplement au temps, au tempo.


Antoine Mercier : Voilà, on a va essayer de retrouver avec vous ce tempo, avec vous. Merci beaucoup, Paul Virilio, d’avoir accepté notre invitation.

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