Un compte rendu du colloque « Explorer le temps au Liban et au Proche-Orient » — Beyrouth, novembre 2013

Rhuthmos
Article publié le 24 janvier 2014
Pour citer cet article : Rhuthmos , « Un compte rendu du colloque « Explorer le temps au Liban et au Proche-Orient » — Beyrouth, novembre 2013  », Rhuthmos, 24 janvier 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1090

Compte rendu dans la revue Temporalités d’un colloque récent « Explorer le temps au Liban et au Proche-Orient » — Beyrouth, novembre 2013.


La revue Temporalités a publié il y a un peu plus d’un an un numéro intitulé « Fragments temporels du monde arabe », qui tentait un décentrage de la réflexion en explorant quelques aspects du rapport au temps dans le contexte des sociétés arabes. Le colloque récemment organisé par Sylvia Chiffoleau fin novembre 2013 au Liban, en collaboration avec une collègue libanaise, Souad Slim, poursuit cette exploration.


Ce colloque a été l’occasion de poser de nouveaux jalons pour la recherche au Liban, mais il me semble présenter un intérêt beaucoup plus large, pour les nombreuses thématiques explorées, qui mériteraient d’attirer l’attention des historiens autant que des sociologues et d’un large spectre de disciplines des sciences humaines. Il est vrai que les sociétés du Proche-Orient sont sans doute particulièrement propices à ce genre de recherche, du fait de leur caractère de creuset et de carrefour pour les civilisations méditerranéennes, entre mer et steppe, plaines et montagnes, sociétés nomades, paysannes et citadines. L’argumentaire du colloque affirme ainsi :

Les différentes façons de compter et de concevoir le temps constituent des marqueurs culturels et sociaux fondamentaux. Le temps doit être considéré non comme un invariant, mais comme un phénomène historiquement et socialement construit. Il existe donc une pluralité de temps et de perceptions du temps, puisque chaque société a une trajectoire historique propre et construit ses normes, ses mesures et sa propre conception de la maîtrise du temps. Mais si l’histoire du temps en Europe et en Occident est désormais bien connue, elle reste à faire pour la région du Moyen-Orient. En raison de la profondeur de son histoire, de sa diversité religieuse, de la multiplicité des temps religieux et liturgiques qui lui sont liés, du caractère précoce de son processus de modernisation et enfin de ses talents d’interculturalité, le Liban apparaît comme un terrain particulièrement fertile pour interroger les spécificités temporelles de la région, leurs évolutions sur le long terme, et son adaptation aux changements actuels.

Certes, le caractère exploratoire de la rencontre lui a donné la forme d’un pot-pourri de thématiques et de communications souvent faiblement reliées entre elles : de la question des systèmes de datation dans les manuscrits retrouvés dans les monastères, aux rythmes urbains, au temps de la guerre ou des… embouteillages, en passant par le traitement du temps dans la littérature ou les rituels religieux (voir ci-dessous les titres des 7 sessions du colloque). Mais c’est justement là qu’a résidé, il me semble, la richesse de ces travaux. Je voudrais donc évoquer ici quelques exemples de pistes que j’ai trouvées particulièrement fécondes et stimulantes.


Le colloque a démarré par un double dépaysement dans le temps, avec une séance sur la question des calendriers et de la datation. Nous avons ainsi découvert l’intrication de l’utilisation de calendriers concurrents dans les manuscrits chrétiens, orthodoxes et maronites, retrouvés dans les monastères libanais. Non seulement on y trouve des références au calendrier musulman, ce qui signale sans surprise la dépendance à l’égard de l’administration musulmane ottomane, mais le calendrier chrétien n’est pas toujours clairement défini (julien ou « oriental », ou grégorien ou « occidental » depuis la réforme de Grégoire XIII au XVIe siècle), et surtout, est parfois utilisé un calendrier « alexandrin » ou même « d’Adam », se référant à la création du monde. Derrière ces questions de calendriers, on repère en fait des affirmations identitaires, des concurrences entre églises et religions, mais aussi des enjeux plus pratiques de rythmes agraires, et même d’enjeux fiscaux ! Le numéro de la Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée (http://remmm.revues.org/) que prépare Sylvia Chiffoleau devrait comprendre un certain nombre de papiers qui reviendront sur ces questions. Mais en Europe aussi, nous avons connu il n’y a pas si longtemps une concurrence de calendriers, entre Europe orientale et occidentale, de mesure du temps, temps des paysans et temps de l’administration, l’introduction de l’heure d’hiver et de l’heure d’été étant un nouvel avatar d’une tentative de maîtriser notre rapport au temps et la relation entre phénomène naturel et organisation de la vie quotidienne.


Les temporalités du religieux renvoient aussi à une diversité de dimensions : celle du récit religieux lui-même d’abord, dans les textes, et dans les représentations populaires, celle des rituels, des cérémonies, des pèlerinages. Là encore, où en sommes-nous dans le monde occidental, où la pratique religieuse semble avoir diminué, mais a peut-être surtout changé de forme ? Les pèlerinages restent très présents dans les sociétés modernes, dans le christianisme autant que dans l’islam : que l’on pense à celui de Lourdes. Ils marquent un moment fort dans l’existence de l’individu qui le réalise, articule un temps et un espace, un rapport au passé et à l’avenir, par l’espoir qu’il exprime dans une guérison, ou simplement dans un avenir meilleur. À un autre niveau, l’interprétation des textes religieux a en permanence à faire avec le temps, temps chronologique de la révélation, temps eschatologique du début et de la fin du monde, temps intime et temps social. Un temps qui peut être au cœur d’un imaginaire politique : l’idée d’une dégradation du temps à partir d’un temps idéal, développée par le philosophe iranien Ali Shariati, et d’un nécessaire renversement intérieur débouchant sur un renversement extérieur, a profondément influencé les idéologues de la révolution islamique en Iran.


Certaines questions traitées dans ce colloque renvoyaient à une histoire particulière, celle des guerres locales et régionales, de leurs conséquences sur la vie quotidienne, de la construction de la mémoire de ces guerres. D’autres ne sont que des déclinaisons locales de questions qui se posent dans bien d’autres contextes.


Comment la guerre transforme-t-elle les rythmes du quotidien : dans les années 1980, à Beyrouth, la nuit, de temps des loisirs, des rencontres et la vie culturelle dans l’espace public, se transformait en son contraire et devenait un temps de violence, de criminalité et de repli sur l’espace privé de la maison, où l’on écoutait la radio et jouait aux cartes. L’expérience de la prison de Khiam durant l’occupation du sud Liban par Israël était, de même, celle d’un temps arrêté, suspendu, qui brusquement s’accéléra lors de la libération, une expérience partagée par les prisonniers, mais difficile à faire comprendre à ceux de l’extérieur : la transformation de la prison en musée et la confiscation de la mémoire par le Hezbollah aggravent le sentiment d’incommunicabilité de ceux qui n’appartiennent pas au parti. Ce cas est certes particulier, extrême, mais ne suggère-t-il pas de s’intéresser à l’expérience de la prison dans nos sociétés « pacifiés », où néanmoins la question de l’enfermement et de ses effets ne cesse de faire débat.


À l’opposé, le temps arrêté des embouteillages, les distances qui ne se comptent plus en kilomètres, mais en temps pour les parcourir, les conséquences sur le rythme de la vie quotidienne, sont une expérience partagée sous bien des cieux, même si les comportements que ces situations suscitent ne sont pas toujours les mêmes, et renvoient à un contexte plus large.


Dans un autre champ, les réflexions sur le rapport au temps des travailleurs étrangers, pour qui le temps de travail se confond largement avec le temps de l’émigration, sont certainement valables ailleurs qu’au Liban. Il était enfin tout à fait stimulant d’entendre les interrogations d’une sociologue libanaise sur les mutations de l’université, et les effets du développement de l’enseignement à distance, ou de l’introduction du LMD, sur l’organisation du temps de la formation, tantôt accéléré, tantôt fragmenté ou étalé.


La principale leçon à tirer de ce colloque me semble ainsi être l’intérêt évident d’un décentrage géographique et culturel, qui permet l’élargissement de la réflexion à des questions peu abordées, à de nouvelles disciplines (l’apport de la littérature apparaît aussi passionnant) mais aussi une mise en perspective et une réflexion comparative, sur des questions apparemment identiques, déclinées dans des contextes différents. La publication des actes est prévue, et sera précieuse pour susciter de nouveaux prolongements à ces travaux.


Elisabeth Longuenesse

Laboratoire Printemps

UVSQ


Programme du colloque ici.

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