Les rythmes de l’individuation en Chine ancienne – Marcel Granet

Pascal Michon
Article publié le 19 juillet 2010
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Les rythmes de l’individuation en Chine ancienne – Marcel Granet  », Rhuthmos, 19 juillet 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article125

Extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 58-73.



Les travaux de Marcel Granet sur la Chine ancienne, accomplis au cours des mêmes années que ceux de Mauss et d’Evans-Pritchard, sont très importants pour notre connaissance de l’histoire des rythmes de l’individuation [1]. Ils restituent le passage d’un type de société relativement archaïque, encore en partie polysegmentaire, à une société unifiée, beaucoup plus différenciée et où se sont déjà installés des pouvoirs plus ou moins centralisés . Or, ils montrent que le rythme a joué un rôle tout aussi grand dans cette société, l’une des plus sophistiquées et des plus développées de l’Antiquité, que dans les sociétés plus simples qu’elle a remplacées [2].


Comme ceux de Mauss et d’Evans-Pritchard, le travail de Granet a fait l’objet de lectures qui constituent aujourd’hui de véritables « obstacles épistémologiques » au sens de Bachelard et qu’il nous faut d’abord lever. On a ainsi regardé comme une préfiguration des conceptions lévi-straussiennes son insistance à critiquer celles qui faisaient du Yin, du Yang et du Tao des principes abstraits, des substances ou bien encore des forces, et leur remplacement par des catégories déterminées par un système d’oppositions symboliques [3]. Selon Bruno Karsenti, Granet serait l’un des premiers à avoir substantivé l’adjectif « symbolique » et à l’utiliser, à l’instar de Mauss, comme concept d’« un système de signes, organisé comme un langage, et en tant que tel producteur de sa propre cohérence et de ses propres significations » [4]. Et il est vrai que, dès l’introduction de La Pensée chinoise, Granet déclare, à propos du langage, être parti « des symboliques […] pour signaler certaines dispositions de l’esprit chinois » M. Granet, La Pensée chinoise, op. cit., p. 21. Souligné par l’auteur. Il parle du « système national de symboles » (p. 27) et conclut : « On le reconnaîtra sans doute : si un esprit systématique apparaît dans ces conclusions provisoires, c’est que j’avais à définir l’esprit d’un système » (p. 30). Il est vrai, également, que tout au long de son étude, Granet insiste sur le caractère « emblématique » des grandes « catégories » chinoises : « L’antithèse du Yin et du Yang paraît résumer tous les contrastes. Cette antithèse n’est en rien celle de deux Substances, de deux Forces, de deux Principes. C’est tout simplement celle de deux Emblèmes, plus riches que tous les autres en puissance suggestive. À eux deux, ils savent évoquer, groupés par couples, tous les autres emblèmes » (p. 124 et 126). Il est exact, enfin, que Granet fait apparaître le caractère substituable des emblèmes : « Les Chinois multiplient les systèmes de classification, puis ils multiplient les imbrications de ces systèmes. Ils évitent tout ce qui rendrait comparable et ne s’attachent qu’à ce qui paraît substituable  » (p. 331). Tout cela, à première vue, a l’air de converger et semble donner une orientation structurale à la pensée de Granet.


Mais, de même que pour ses deux contemporains, ce vocabulaire est trompeur, car il ne prend son sens qu’au sein d’une pensée qui est entièrement dominée par la question du rythme. Comme Mauss et Evans-Pritchard, Granet n’a rien de structuraliste, ni même de pré-structuraliste. Il n’apparaît en ces termes qu’au prix d’une distorsion et d’un singulier appauvrissement de sa pensée, dont l’origine remonte à la lecture lévi-straussienne. Il serait temps, plus d’un demi-siècle après la mort de Granet, de dégager son œuvre des surinterprétations qui la recouvrent et de l’interroger de nouveau sur ce qui était sa préoccupation méthodologique première : penser la question des formes de mouvement qui était au centre de la pensée chinoise [5].


Pour retrouver le cœur de la pensée granétienne, je partirai de l’un des exemples qui est passé longtemps pour l’une des préfigurations d’une approche structurale. Dans le chapitre II du Livre III de La Pensée chinoise, Granet fait une analyse très détaillée des tableaux de correspondances entre le microcosme et le macrocosme auxquels se référaient les ritualistes, les médecins et les philosophes de la Chine ancienne. Dans un gigantesque système de correspondances et d’inter-actions se répondent ainsi, par séries de cinq, les Éléments, les Orients, les Couleurs, les Saveurs, les Odeurs, les Aliments végétaux, les Animaux domestiques, les Lares ou Parties de la Maison, les Génies des Orients, les Souverains, les Notes de musique, les Nombres, les Binômes de signes cycliques dénaires, les Classes d’animaux, les Activités humaines, les Vertus, les Passions, les Gestes, les Éléments corporels et les Viscères (p. 375-382). Tous ces tableaux montrent à première vue un ou plutôt des systèmes de signes à la fois substituables et opposables les uns aux autres. D’une part, chaque élément d’une série peut être associé ou remplacé par un élément de n’importe quelle autre série. Une des cinq Couleurs évoquera immédiatement l’une des cinq Odeurs, qui évoquera à son tour l’un des cinq Orients, etc. [6] De l’autre, les éléments d’une série se différencient les uns des autres de la même manière que les éléments de toute autre série. Il y a entre les cinq Éléments une relation différentielle identique à celle qui distingue les cinq Orients, et il en est de même avec toutes les séries d’emblèmes à la suite. Nous sommes donc apparemment en présence des axes paradigmatique et syntagmatique d’une structure au sein de laquelle chaque position semble définir une « valeur » au sens classique de « différentielle interne ». Tout cela n’est pas complètement faux, mais on oublie de dire que toutes ces oppositions et permutations ne sont permises et ne peuvent prendre sens que parce qu’elles sont en fait portées et actualisées par le rythme de l’Univers : « “La note kio [7] (=Est-Printemps=Bois), par exemple, émeut le foie et met l’homme en harmonie avec la Bonté parfaite”. Rien ne peut aussi bien que cette phrase de Sseu-ma Ts’ien signaler l’interaction emblématique et la solidarité profonde qui unissent le physique et le moral sous la domination du rythme cosmique [c’est moi qui souligne] » (p. 377-378).


De la même manière que chez Mauss et Evans-Pritchard, une grande partie des lecteurs de Granet n’ont vu que la structure, là où la temporalité et le rythme sont premiers. Tous ces tableaux, que l’on a fait passer longtemps pour le centre de sa pensée, ne sont en réalité que des fixations synoptiques de quelque chose que les Chinois, et Granet lui-même après eux, voyaient comme des formes du mouvement du monde. Le Yin, le Yang, le Tao et toutes les classifications par quatre ou par cinq que les Chinois ont multipliées, ne constituent pas tant, en effet, des principes, des catégories, ni même des rubriques symboliques, au sens que nous donnons à ces mots, que des rythmes. Le Tao, par exemple, est défini dans l’un des plus anciens textes conservés qui lui aient été consacrés, le Hi ts’eu [8] , par la formule suivante : « yi yin yi yang tche wei Tao Tout yin, tout yang, c’est là le Tao » [9]. Or, Granet fait remarquer que cette phrase ne donne pas au Tao le sens d’une catégorie par laquelle s’opérerait une synthèse ou une somme du Yin et du Yang, ou, à l’inverse, de laquelle ceux-ci émaneraient comme des hypostases d’un être immobile, central et unitaire du monde, mais – ce qui est tout différent et qui échappe à l’ontologie occidentale traditionnelle – le sens de « régulateur de l’alternance » : « Le Tao est un Total constitué par deux aspects qui sont, eux aussi, totaux, car ils se substituent entièrement (yi) l’un à l’autre. Le Tao n’est point leur somme, mais le régulateur (je ne dis pas : la loi) de leur alternance. La définition du Hi ts’eu invite à voir dans le Tao une Totalité, si je puis dire, alternante et cyclique. La même Totalité se retrouve dans chacune des apparences, et tous les contrastes sont imaginés sur le modèle de l’opposition alternante de la lumière et de l’ombre. Au-dessus des catégories Yin et Yang, le Tao joue le rôle d’une catégorie suprême qui est, tout ensemble, la catégorie de Puissance, de Total et d’Ordre » (p. 325). Comme le Yin et le Yang, le Tao est une catégorie concrète ; il n’est pas un Principe premier : « Il préside réellement aux jeux de tous les groupements de réalités agissantes, mais sans qu’on le considère ni comme une substance, ni comme une force. Il joue le rôle d’un Pouvoir régulateur. Il ne crée point les êtres : il les fait être comme ils sont. Il règle le rythme des choses. Toute réalité est définie par sa position dans le Temps et l’Espace ; dans toute réalité est le Tao ; et le Tao est le rythme de l’Espace-Temps » (p. 325). Le Tao n’est donc pas un principe général, ni une force suprême, ni même une substance commune, il est « la règle de toute mutation » qui permet à la fois la production du monde et sa manipulation : « Dans la langue technique de la divination, le mot Tao exprime la règle essentielle qui se retrouve au fond de toute mutation – mutation réelle comme mutation de symboles –, car elle préside globalement à l’ensemble des mutations. Le Tao apparaît, dès lors, comme le Principe d’Ordre qui préside à la fois à la production – par voie d’alternance – des apparences sensibles et à la manipulation – par voie de substitution – des rubriques emblématiques qui signalent et suscitent les réalités. Il est tout ensemble (car entre l’ordre technique, l’ordre réel, l’ordre logique, il n’y a pas lieu de distinguer) le Pouvoir de régulation, qu’on obtient en manipulant les emblèmes, le Savoir efficace qui préside aux substitutions de symboles, l’Ordre actif qui se réalise, par de perpétuelles mutations, dans la totalité de l’Univers » (p. 328).


On voit donc pourquoi réduire les emblèmes à des signes classificatoires est insuffisant : on rate entièrement leur aspect pragmatico-dynamique. L’ordre et le savoir ne sont pas dissociables du pouvoir. Ce n’est qu’en tant que formes de mouvement que les emblèmes prennent éventuellement une fonction classificatoire. Les Chinois, d’une manière générale, « prêtaient à leurs emblèmes un pouvoir de figuration qu’ils ne distinguaient pas d’une efficience réalisatrice » (p. 24). Les notions de classe et de hiérarchie ne sont donc jamais dissociées de celle d’efficacité qui prime sur l’une et l’autre. Granet montre toujours les deux aspects liés, ce qui l’amène à souligner l’importance déterminante du rythme pour la pensée chinoise ancienne : « La notion de Tao dépasse les notions de force et de substances, et le Yin et le Yang qui valent indistinctement comme forces, substances et genres, sont encore autre chose puisque ces emblèmes ont pour fonction de classer et d’animer tout ensemble les aspects antithétiques de l’Ordre universel : le Tao, le Yin et le Yang évoquent synthétiquement, suscitent globalement l’ordonnance rythmique qui préside à la vie du monde et à l’activité de l’esprit. La pensée chinoise semble entièrement commandée par les idées jointes d’ordre, de total et de rythme » (p. 25).


Ainsi la pensée chinoise apparaît-elle comme a-substantialiste ou a-ontologique, mais elle l’est d’une manière très différente du structuralisme. Le système classificatoire des oppositions symboliques indexées sur les deux emblèmes majeurs du Yin et du Yang n’apparaît pas du tout comme une structure composée de relations purement différentielles, comme Lévi-Strauss qui s’appuyait sur le modèle très réducteur de la phonologie le croyait, mais comme un ensemble d’oppositions, non pas exclusives mais au contraire inclusives, se réalisant rythmiquement  : « La distinction du Même et de l’Autre est primée par l’antithèse de l’Équivalent et de l’Opposé. Les réalités et les emblèmes se suscitent par simple résonance quand ils sont équivalents ; ils se produisent rythmiquement quand ils sont opposés […] Toutes ces rubriques se relaient à l’ouvrage (les divers Éléments faisant alterner leur règne, aussi bien que le Yin et le Yang) : les classifications les plus détaillées ne servent qu’à traduire un sentiment plus complexe de l’Ordre et une analyse (plus poussée sans devenir jamais abstraite) des réalisations rythmiques de cet Ordre dans un Espace et un Temps entièrement composés de parties concrètes » (p. 336).


On peut facilement refaire cette démonstration à propos d’autres types d’emblèmes. Je ne prendrai qu’un seul exemple supplémentaire, mais très significatif et important dans une optique comparative : celui des nombres. Granet montre que les nombres, surtout ceux des séries finies dénaires et duodénaires, qui doublent la série infinie décimale, servent certes à classer et à hiérarchiser le monde, mais aussi que ces usages ne prennent sens que dans une pratique plus globale d’intégration dynamique. Prenons pour commencer les deux séries des nombres pairs et impairs. Ils permettent à la fois de distinguer et de relier les unes aux autres un très grand nombre de réalités, ce qui pour la pensée chinoise ancienne a pour vertu de les rendre intelligibles : « Les nombres, pairs et impairs, ont pour premier emploi de distribuer l’ensemble des choses dans les catégories Yin et Yang » (p. 276). Si nous nous intéressons maintenant au nombre cinq [10], nous pouvons observer le même fonctionnement intellectuel. Celui-ci sert à relier les cinq Sens, les cinq Orients, les cinq Éléments, les cinq Vertus, etc. Il constitue donc la forme des liens qui existent entre des réalités apparemment disjointes de l’Univers : « Ne voit-on pas que les Cinq Éléments sont les grandes Rubriques d’un système de correspondances, qu’il n’y a pas lieu de traiter ni de substances, ni de forces, que ce sont, d’abord, les symboles des Cinq regroupements de réalités emblématiques réparties dans les Cinq Secteurs de l’Univers ? […] Il faut donc voir dans les Cinq Éléments les emblèmes d’une répartition générale des choses dans un Espace-Temps où le tracé du templum délimite quatre aires et marque un centre » (p. 311). Les nombres sont donc des opérateurs de division et d’association. Toutefois, ici encore, Granet précise que cette fonction « classificatoire » des nombres s’inscrit dans une conception « protocolaire » et « rythmique » de l’Univers qui seule lui donne sens : « On les employait à ajuster aux proportions cosmiques les choses et les mesures propres à chaque chose, de façon à montrer que toutes s’intègrent dans l’Univers. L’Univers est une hiérarchie de réalités. À la fonction classificatoire des Nombres s’ajoute immédiatement une fonction protocolaire. Les Nombres permettent de classer hiérarchiquement l’ensemble des groupements réels » (p. 292). Or, ces hiérarchies renvoient elles-mêmes à des cycles temporels : « Cette conception permet (en dehors de leurs emplois pratiques) d’utiliser les Nombres à la seule fin de rendre manifestes la structure du Monde et les ordres successifs de civilisation par lesquels s’exprime le rythme de la vie universelle » (p. 275). Ainsi faut-il « reconnaître aux Nombres, comme leur attribut essentiel, une fonction classificatoire […] Assimilés à des sites, et toujours considérés en rapport avec des Temps et des Espaces concrets, les Nombres ont pour rôle essentiel non pas de permettre des additions, mais de représenter et de lier entre eux divers modes de divisions, valables pour tels ou tels groupements », mais Granet précise : « Plutôt qu’à supputer des quantités différentes on les emploie à noter les organisations variables qu’on peut attribuer à tels ou tels ensembles. Les différences qualitatives de ces groupements et leur valeur de Total absolu intéressent beaucoup plus que leur valeur arithmétique, telle que nous l’entendons » (p. 207-208).


La pensée chinoise ancienne, au moins telle que Granet nous la restitue ici, apparaît donc entièrement centrée sur la notion de rythme, en tant que forme de l’individuation. De même que dans les sociétés archaïques, nous l’avons vu, le rythme n’est en rien mécanique et n’est pas non plus de l’ordre du cyclique ou du cosmique ; en Chine ancienne, le Tao n’a pas le sens d’un retour périodique du même, ni celui d’une simple alternance de temps forts et de temps faibles. Le Tao, note François Jullien, doit se comprendre comme une régulation sans règle (Granet précisait : « le régulateur (je ne dis pas la loi) ») : « Régulé ne signifie pas seulement “régulier” : le terme exprime que la régularité en question n’est pas donnée d’avance, qu’elle est constamment à promouvoir : régularité à l’œuvre, dynamique – donc dont la voie est toujours inédite » [11]. Ou pour le dire autrement, le Tao est une modulation sans modèle, comme le montre explicitement l’interprétation, restituée par Jullien, d’un lettré chinois du XVIIe siècle, Wang Fuzhi : « Ce serait trahir l’idée de la régulation, dit celui-ci, que de s’imaginer que celle-ci pourrait obéir à un modèle préétabli ; et ce serait, en particulier, se tromper complètement sur le sens de la formule initiale de ce paragraphe : “un yin-un yang, c’est ce qu’on appelle la Voie (de la régulation)”, que de croire qu’elle puisse signifier : “un yin, puis un yang, un yin puis un yang” de façon machinale : comme deux fils qu’on ne cesserait de faire alterner sur une trame pour “tisser” la toile » [12] .


Le rythme, sous cette forme non métrique, tient lieu pour la pensée chinoise ancienne, sans en être un simple analogon, des oppositions sur lesquelles s’est massivement construite de son côté la pensée occidentale, mais aussi la pensée indienne. Il rend inopérant les oppositions du Sacré et du Profane, du Pur et de l’Impur, de la Gauche et de la Droite : « Les Chinois n’opposent pas fortement la religion à la magie, pas plus que le pur à l’impur. Le sacré et le profane ne forment pas eux-mêmes deux genres tranchés. La Droite peut être consacrée aux œuvres profanes sans devenir l’antagoniste de la Gauche » [13]. Il remplace également les oppositions du Même et de l’Autre, de l’Être et du Non-Être, de l’Être et du Devenir, du Transcendant et du Mondain, du Signe et de la Chose, du Sujet et de l’Objet. D’une manière générale, il forme le paradigme d’une pensée étrangère à tout dualisme ou, comme le dit aujourd’hui François Jullien, d’une pensée de « l’immanence » : « La distinction du Même et de l’Autre est primée par l’antithèse de l’Équivalent et de l’Opposé. Les réalités et les emblèmes se suscitent par simple résonance quand ils sont équivalents ; ils se produisent rythmiquement quand ils sont opposés […] Le Yin et le Yang ne s’opposent pas à la manière de l’Être et du Non-Être, ni même à la manière de deux Genres. Loin de concevoir une contradiction entre deux aspects yin et yang, on admet qu’ils se complètent et se parfont (tch’eng) l’un l’autre – dans la réalité comme dans la pensée » [14] .


Selon Granet, cette caractéristique non dualiste de la pensée chinoise, son orientation vers l’immanence et le primat qu’elle donne, du coup, au rythme tiendraient à l’origine sociale, marquée sexuellement de ces catégories : « Tout en procédant à une distribution cohérente des sites, des occasions, des activités, des emplois, des emblèmes, on restaurait un ordre total en pensant célébrer des noces collectives, cependant que le Yin et le Yang s’unissaient eux aussi et communiaient sexuellement. Si donc le Temps, l’Espace, la Société, l’Univers doivent une ordonnance bipartite à la catégorie de sexe, ce n’est nullement par l’effet d’une tendance métaphysique à un dualisme substantialiste. À l’idée de couple demeure associée l’idée de communion, et la notion de totalité commande la règle de bipartition. L’opposition du Yin et du Yang n’est pas conçue en principe (et n’a jamais été conçue) comme une opposition absolue comparable à celles de l’Être et du Non-Être, du Bien et du Mal. C’est une opposition relative et de nature rythmique, entre deux groupements rivaux et solidaires, complémentaires au même titre que deux corporations sexuelles, alternant comme elles à la besogne et passant tour à tour au premier plan » (p. 145). Il est donc possible d’affirmer qu’en Chine, la pensée du Tao, du Yin et du Yang, c’est-à-dire la pensée du rythme, a pris la place occupée en Occident par l’ontologie : « L’ordre ontologique et l’ordre logique se traduisent ensemble en images rythmiques et géométriques » (p. 164). Mais, et c’est là très important, cette pensée n’est pas une ontologie, une doctrine de l’être, elle est une pensée de l’efficace et de ses modulations cosmiques : « La représentation que les Chinois se font de l’Univers n’est ni moniste, ni dualiste, ni même pluraliste. Elle s’inspire de l’idée que le Tout se distribue en groupements hiérarchisés où il se retrouve entièrement. Ces groupements ne se distinguent que par la puissance de l’Efficace qui leur est propre. Liés à des Espaces-Temps hiérarchisés tout autant que singularisés, ils diffèrent, si je puis dire, par leur teneur, et, plus encore, par leur tension : on voit en eux des réalisations plus ou moins complexes, plus ou moins diluées, plus ou moins concentrées de l’Efficace » (p. 336).


Cette conception non métrique du rythme que l’on trouve en Chine ancienne (au sens où elle est différente du métron qui fonde la métrique grecque) proviendrait, selon Granet, d’un fond de pensée immémorial tiré du fonctionnement social des sociétés archaïques elles-mêmes. Je dis : « proviendrait », car nous arrivons ici à l’un des aspects les plus fragiles, mais aussi pas les moins suggestifs, du travail de Granet. Celui-ci fait observer que les catégories principales de la pensée chinoise ancienne – tout particulièrement le Yin et le Yang – nous sont connues essentiellement à travers des recueils poétiques (Che king, recueil compilé au début du Ve siècle), des manuels de divination (Yi king, et son annexe le Hi ts’eu composé probablement au IIIe siècle) et des calendriers (dont on suit l’histoire à partir du IIIe siècle). Or, il lui semble plus que probable que ces premières élaborations savantes que nous ayons conservées aient puisé dans un fond culturel commun et beaucoup plus ancien remontant au deuxième millénaire. Le montre le peu de souci dont témoignent les auteurs qui utilisent ces notions pour définir les termes qu’ils emploient et qui constituent manifestement à leur époque un patrimoine largement partagé. Ce fond, Granet pense l’apercevoir à travers un certain nombre de documents laissés jusque-là de côté par les spécialistes de la vie intellectuelle chinoise : les calendriers les plus anciens, quelques légendes et mythes, et certains rituels antiques décrits dans les sources de l’époque historique. Grâce à ces documents, on atteindrait des catégories culturelles anonymes tellement anciennes qu’il serait possible de les relier aux formes et aux alternances de formes des sociétés archaïques elles-mêmes. On obtiendrait ainsi une vision continue de l’histoire de la pensée chinoise, depuis les très hautes époques du deuxième millénaire jusqu’à son efflorescence des Ve-IIIe siècles. Vu la période de temps concernée (au moins mille peut-être deux mille ans), vu également la rareté à son époque d’observations complémentaires de type archéologique, on se rend compte du caractère extrêmement périlleux de l’entreprise granétienne. Il est bien difficile de savoir, en effet, si les formes sociales qu’il retrouve ont réellement existé ou bien si elles ne constituent qu’un effet du filtrage des données à travers le tamis des conceptions durkheimiennes. Dans l’ensemble ces reconstitutions coïncident tellement bien avec les descriptions durkheimiennes et maussiennes des populations archaïques, qu’on ne peut s’empêcher d’avoir quelques doutes à ce sujet. En même temps, le projet granétien reste fascinant.


Tout d’abord, il n’est pas, comme on le dit souvent, entièrement et mécaniquement inféodé à la pensée durkheimienne. Si les catégories de la pensée chinoise possèdent toutes une origine sociale, une fois cette origine déterminée, seule l’histoire permet, aux yeux de Granet, de rendre compte de leur devenir. La civilisation chinoise se caractériserait par le fait d’avoir porté à un haut niveau d’abstraction les formes de vie les plus archaïques, mais aussi par celui d’avoir par la suite conservé ce fond intellectuel malgré les nombreuses transformations morphologiques qu’elle aurait connues avec la constitution d’un pouvoir royal (à partir de 1500 avant notre ère), sa transformation en pouvoir féodal et sa contestation croissante par ses vassaux (à partir du Xe siècle), la formation de royaumes plus urbanisés administrés par des fonctionnaires (au moins à partir des royaumes combattants entre 403 et 221), puis leur suppression par l’établissement d’un pouvoir impérial (fin du IIIe siècle avant notre ère).


Par ailleurs, ce projet permet à Granet d’émettre tout un ensemble d’hypothèses sur le rapport entre la conception chinoise du rythme et les formes de pouvoirs qui ont existé dans les premières périodes vraiment documentées. Ainsi, toute considération concernant leurs origines archaïques mises à part, la description des relations entre la pensée du rythme et les formes du pouvoir reste l’un des points les plus intéressants du travail de Granet.


Le premier jalon de sa reconstitution historique est fourni à Granet par les calendriers. Ces derniers étaient en effet constitués, dans leurs formes les plus archaïques, par des listes de proverbes rustiques concernant des signes naturels comme le vol des oies sauvages vers le Nord ou vers le Midi, ou encore l’entrée ou la sortie d’hibernation de certains animaux. Ces proverbes permettaient de coordonner et de répartir l’activité paysanne ; leur origine populaire et l’ancienneté de la tradition qu’ils consignent font donc peu de doute. Or, ils se conjuguaient déjà par deux « s’accouplant de la même manière que le Yin et le Yang » (p. 131). Par ailleurs, sans suivre encore de strictes conceptions astronomiques, ces formules donnaient de véritables « formules de vie » (p. 131) qui indiquaient des mutations des êtres au cours du temps : « Réglant leur vie sur la marche du soleil, les hirondelles, au dire des savants, marquent exactement, avec leurs arrivées et leurs départs, les deux termes équinoxiaux. Mais les calendriers rustiques nous apprennent que les hirondelles ne font pas que se déplacer. À l’automne, elles se retirent dans des cachettes marines […] Les hirondelles cessent d’être hirondelles, quand il s’agit de passer l’hiver : en pénétrant dans leurs retraites aquatiques, elles deviennent coquillages » (p. 131). Que ce soit en tant que système classificatoire emblématique ou comme matrice de toutes les mutations, le couple du Yin et du Yang plongeait donc ses racines, en deçà de son élaboration savante par les devins et les astronomes, dans une pensée immémoriale et collective.


Cette pensée anonyme était elle-même une traduction spontanée des rythmes de la vie sociale typique de la très haute antiquité. Ces « formules de vie » animales reflétaient en effet, de manière quasi explicite, celles des sociétés archaïques : « Les mutations animales sont les signaux et les emblèmes des transformations de l’activité sociale. Ces dernières comme les mutations elles-mêmes, s’accompagnent de changement d’habitat, de variations morphologiques » (p. 132). Ainsi, lors-que les premiers savants chinois théorisaient ou plutôt employaient explicitement les catégories de Yin et de Yang, ils ne faisaient que perpétuer des formes mentales élaborées à partir des variations morphologiques des anciennes sociétés chinoises : « Dans l’emploi qu’en font les calendriers, le Yin et le Yang apparaissent comme les principes du rythme des saisons. – Si les savants ont pu leur confier ce rôle, c’est que ces emblèmes avaient le pouvoir d’évoquer la formule rythmique du régime de vie anciennement adopté par les Chinois » (p. 29). Les catégories de Yin et de Yang et toute la pensée très savante du rythme que nous voyons apparaître dans les textes à partir du VIe siècle prendraient donc leur source dans une pensée collective en partie mythique, qui, elle-même, aurait son origine dans les variations morphologiques saisonnières des anciennes sociétés chinoises : « Les notions de Yin et de Yang ont pu servir à organiser le Calendrier, parce que, comme les dictons dont est fait celui-ci, ces notions ont pour fondement une ordonnance rythmique de la vie sociale qui est la contrepartie d’une double morphologie. Cette double morphologie s’est traduite, dans le domaine des mythes, par le thème des alternances de forme. Le besoin de signaux naturels conduisait à prêter aux choses une formule de vie où pouvait se retrouver le rythme qui animait la société. Par une voie parallèle, on a déterminé cette formule de vie en attribuant aux réalités choisies pour fournir des signaux des formes alternantes destinées à servir tour à tour d’emblèmes aux aspects contrastants que, dans les occupations comme dans l’habitat, prend successivement la vie sociale » (p. 136). L’ensemble de l’univers semblait ainsi constitué par « une collection de formes antithétiques alternant de façon cyclique. Dès lors, l’ordre du monde a paru résulter de l’interaction de deux lots d’aspects complémentaires. Il a suffi que le Yin et le Yang fussent considérés comme les emblèmes-maîtres de ces deux groupements opposés pour que les savants aient été conduits à leur prêter la valeur de deux entités antagonistes […] L’opposition classique du Yin et du Yang pris pour symboles des énergies latentes ou agissantes, cachées ou manifestes, rappelle exactement la vieille formule de la vie sociale, qui tantôt se dépensait dans les champs ensoleillés et tantôt se restaurait dans l’obscurité des retraites hivernales » (p. 136).


Simultanément aux calendriers, Granet exploite une deuxième source documentaire : la description des rituels qui étaient autrefois exécutés pendant les fêtes paysannes équinoxiales – et que l’on fait remonter aujourd’hui à l’époque des Shang (seconde moitié du IIe millénaire) [15]. Selon Granet, et il faut reconnaître que ses arguments sont ici assez convaincants, ces rituels mettent en évidence un parallélisme assez strict entre l’opposition symbolique du Yin et du Yang, et l’opposition morphologique traditionnelle des groupements par sexe. Comme chez les Eskimo, les Malgaches ou encore chez les Malais, avaient lieu dans les anciennes sociétés chinoises des joutes poétiques dansées. Or, ces joutes opposaient apparemment les deux sexes, ou bien plus probablement les membres regroupés par sexe d’une seule classe d’âge, c’est-à-dire des réalités identifiées comme Yin et Yang : « Les hommes et les femmes commençaient par former deux chœurs antagonistes. De part et d’autre d’un axe rituel, ils se provoquaient en vers, alignés face à face. Si, dans le camp féminin, on s’émouvait alors en reconnaissant au camp adverse un aspect vraiment mâle (yang-yang), c’est apparemment que le Yang (versant ensoleillé) était réservé au groupe voué aux labeurs de plein soleil. Aux hommes appartenait l’adret (yang), et aux femmes l’hubac (yin). Le champ de fête présentait en spectacle, versant d’ombre touchant au versant de lumière, groupements sexuels s’affrontant pour s’unir, le Yin et le Yang tout entiers. “Le Yang appelle, le Yin répond” ; “les garçons appellent, les filles répondent”. Ces formules jumelles signalent la discipline antithétique qui commande les rapports des deux symboles antagonistes, comme elle règle la concurrence des deux corporations rivales » (p. 141). Le montrent les noms qui désignent les deux partis en présence : « Les termes qu’on emploie sont significatifs : ils ne s’expliquent qu’à titre d’allusions aux rites et aux jeux des fêtes sexuelles. On dit du Yang qu’il appelle et commence le chant (tch’ang) : c’est ce que font en réalité les garçons au cours de la fête chantée. On dit du Yin qu’il répond en donnant une réplique harmonieuse (ho) : tel était effectivement le rôle des filles. Filles et garçons préludaient leur union (ho) par une joute (king) : le Yin et le Yang joutent (king) eux aussi avant de s’unir (ho), et ils le font, comme les délégués des deux corporations rivales, chaque printemps et chaque automne. Le mot (ho), qui désigne ces unions symétriques, s’applique encore aux répliques chantées qui marquent l’accord parfait des jouteurs ; il sert de même à exprimer l’harmonie (ho) qui résulte de l’action concertante (tiao ou tiao ho) du Yin et du Yang » (p. 142).


Ainsi, bien avant leur élaboration savante, les catégories de Yin et de Yang semblaient déjà gouverner les rapports rythmiques des groupements par sexe lors des grandes fêtes de réfection sociale qui avait lieu aux deux équinoxes : « La conception comme le nom de ces emblèmes procèdent du spectacle des assemblées, où, alignés face à l’ombre ou face au soleil, deux chœurs chantants se donnaient la réplique. Ils rivalisaient en talent inventif et en savoir proverbial, se livrant à une improvisation traditionnelle. Ainsi furent inventés la plupart des centons poétiques qui formèrent la matière du calendrier ; ces centons évoquent les images qu’offrait, aux changements de saison, le paysage rituel des fêtes : d’où leur valeur d’emblèmes et de signaux. […] La conception du Yin et du Yang s’est ébauchée à l’occasion de spectacles dramatiques où joutaient et communiaient deux corporations solidaires et rivales, deux groupements complémentaires » (p. 142). Plus loin : « L’opposition des sexes apparaissait comme le fondement de l’ordre social et servait de principe à une répartition saisonnière des activités humaines. De même l’opposition du Yin et du Yang apparut comme le fondement de l’ordre universel : on vit en elle le principe d’une distribution rythmique des œuvres naturelles » (p. 144).


La reconstitution des variations morphologiques des sociétés de la haute antiquité chinoise à laquelle parvient ainsi Granet, et sur laquelle il fonde, en dernière analyse, son interprétation des grandes catégories de la pensée chinoise, est probablement trop belle pour être tout à fait vraie. Elle n’est toutefois pas inintéressante, notamment parce que Granet y introduit quelques variations par rapport au schéma que nous avons vu chez Mauss. Comme de nombreuses sociétés archaïques, les sociétés chinoises de la très haute antiquité connaissaient selon lui une double morphologie. Après l’éparpillement lié à la saison agricole, pendant la morte-saison les hommes se rassemblaient dans des hameaux et des villages : « Un rythme simple opposait – comme un temps faible à un temps fort – la période de vie disséminée où ne subsistait qu’une activité sociale latente, à la période de congrégation consacrée tout entière à la réfection des liens sociaux » (p. 109). À l’intérieur de ces cycles classiques venaient toutefois s’insérer les rythmes inversés des femmes : « Laboureurs et tisserandes formaient des groupements que la différence des genres de vie, des intérêts, des richesses, des attraits, rendait rivaux mais aussi solidaires. Ces groupes complémentaires se divisaient le travail, répartissaient entre eux les diverses besognes ainsi que les temps et les lieux où celles-ci devaient se faire. Chacun avait une formule de vie, et la vie sociale résultait de l’interaction de ces deux formules. Les tisserandes n’abandonnaient jamais leur village, employaient l’hiver à préparer pour la saison nouvelle les étoffes de chanvre. L’hiver était pour les hommes une morte-saison. Il prenaient du repos avant d’aller travailler dans les champs » (p. 139-140). Cette importance donnée à la division par sexe était apparemment caractéristique des anciennes sociétés chinoises, et celle-ci dominait en tout cas les fêtes qui avaient lieu aux deux équinoxes et par lesquelles le groupe social satisfaisait à sa « réfection » périodique. Chacune de ces deux fêtes annuelles était l’occasion de mettre alternativement l’un des deux sexes à l’honneur : « Les hommes et les femmes, que leur industrie enrichissait tour à tour, se rencontraient au début et à la fin de l’hivernage. Ces rencontres étaient l’occasion de foires (houei) et de rendez-vous (ki) où chaque corporation, les tisserandes au printemps, les laboureurs à l’automne, passait à tour de rôle au premier plan » (p. 140). Ces rassemblements, selon Granet, avaient l’aspect de véritables potlatchs, de « faits sociaux totaux » au sens de Mauss : « Le groupement social mettait en action toutes les forces dont il pouvait disposer. Il dépensait tout et il se dépensait tout entier : vivants et morts, êtres et choses, biens et produits de toute sorte, les humains comme les dieux, les femmes avec les hommes, les jeunes en face des vieux, tout se mêlait alors en une orgie âpre et vivifiante. Les joutes qui préparaient cette communion totale cherchaient surtout à mettre aux prises, de toutes les façons possibles, les défunts et les vivants, les vieux et les jeunes, tout le passé et tout l’avenir » (p. 110). Pendant ces fêtes s’affrontaient, en particulier, un chœur d’hommes et un chœur de femmes au cours de joutes de danses et de poésies : « Tant que durait le combat de danse et de poésie, les deux partis rivaux devaient faire alterner leurs chants » (p. 143). Et ces fêtes se terminaient évidemment, comme chez les Eskimo, par un rituel hiérogamique : « Ces fêtes avaient lieu dans des vallons où la rivière marquait une sorte de frontière sacrée. C’est en la franchissant que les représentants des deux corporations rivales commençaient à se mêler et préludaient à l’hiérogamie collective qui terminait les réjouissances » (p. 141).


*


En Chine ancienne le rythme a donc été conçu comme une forme de mouvement, ou plus précisément comme la forme générale des processus continus d’individuation et de désindividuation qui constituent l’univers, et qu’il n’a jamais pris du coup le sens métrique d’alternance de temps forts et de temps faibles, et de proportion arithmétique, qu’il a pris en Occident au cours du IVe siècle avant notre ère [16]. Alors qu’à partir de Pythagore et de Platon les nombres sont devenus le modèle de la pensée occidentale du rythme, la pensée chinoise a parcouru un chemin inverse en concevant au contraire ces derniers comme de simples catégories rythmiques parmi d’autres.


Tout semble s’être passé comme si la pensée chinoise avait élaboré et en partie conservé, au sein d’une société beaucoup plus intégrée, une catégorie liée à un stade socio-morphologique antérieur. Il semble que cette conclusion soit corroborée ou au moins éclairée par l’existence d’un certain nombre de similarités entre la notion chinoise de rythme et celle préplatonicienne de « rhuthmos » redécouverte par Benveniste quelques années seulement après les travaux dont nous venons de parler. En effet, le rhuthmos pour les Grecs anciens d’avant Platon était aussi la forme d’une réalité en mouvement, « la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n’a pas consistance organique : il convient au pattern d’un élément fluide, à une lettre arbitrairement modelée, à un péplos qu’on arrange à son gré, à la disposition particulière du caractère ou de l’humeur » [17] . Bien sûr, rien ne prouve que les penseurs préplatoniciens se soient appuyés sur une théorie, généralement admise, du conflit et de la succession d’aspects opposés comme cela semble avoir été le cas des auteurs chinois et nous devons éviter ici tout comparatisme rapide et superficiel – même si le cas d’Héraclite prouve qu’une pensée de l’opposition rythmique a pu apparaître également en Grèce ancienne. Toutefois, outre le fait que la plupart des textes des présocratiques ne nous sont pas parvenus, on peut remarquer, au moins à titre d’hypothèse de recherche, tout l’intérêt qu’il y aurait à réfléchir sur ce qui rapproche ces deux conceptions non platoniciennes du rythme, en particulier en ce qui concerne la notion de forme de mouvement et la pensée du continu qu’elles impliquent.


Enfin, le travail de Granet confirme ce que nous avons entrevu chez Mauss et Evans-Pritchard : le rythme possède une dimension politique fondamentale. Chez les peuples cités par Mauss ou chez les Nuer, les formes du mouvement de l’individuation psychique et collective n’étaient pas seulement liées aux alternances de la concentration et de la dispersion sociale, mais également aux pulsations du conflit et de l’alliance à l’intérieur et à l’extérieur de la société. En Chine, cet aspect est encore plus visible, car on y assiste au passage d’un type de société où le politique est immanent aux rythmes morphologiques à un autre type social où le politique s’est autonomisé, séparé et institutionnalisé en reprenant à son compte la fonction rythmique qui appartenait auparavant à la société.

Notes

[1M. Granet, La Pensée chinoise, Paris, 1934, rééd. Paris, Albin Michel, 1968.

[2Il est vrai qu’une bonne partie des faits les plus anciens rapportés par Granet est reconstituée au gré d’une démarche comparative très inspirée par les travaux de Durkheim et de Mauss. Il nous faudra donc faire la différence entre ce que Granet pense probable (les structures sociales antérieures à l’époque de la royauté et de la féodalité) et les faits mieux établis qui touchent essentiellement à l’époque suivante.

[3Lévi-Strauss, comme pour Mauss, est le premier à faire le rapprochement. Voir Les Structures élémentaires de la parenté (1949), Paris-La Haye, Mouton, (nouv. éd. revue) 1968, p. 358 sq. ; pour une étude plus récente voir Y. Goudineau, Introduction à la sociologie de Granet, Thèse en ethnologie, Université de Paris X, 1982.

[4B. Karsenti, L’Homme total, Paris, PUF, 1997, p. 188. Dans une note Karsenti ajoute : « Cet usage des notions de “symbolique”, ou de “système de symbolisation”, traverse continûment l’œuvre de Granet ».

[5Il me semble que la réflexion de François Jullien va aujourd’hui dans ce sens.

[6« Il y a, comme on voit, correspondance stricte entre les Signes célestes et les Activités humaines qui occupent le même rang dans l’énumération », M. Granet, op. cit., p. 375.

[7Pour les noms des œuvres ou les mots cités par Granet j’ai préféré, par souci de simplicité, garder l’orthographe qu’il utilisait. Pour les noms de dynasties et de lieux auxquels je me réfère pour ma part, j’utilise en revanche la transcription pin yin.

[8Qui est lui-même un appendice du manuel divinatoire nommé Yi King, daté par la tradition du Ve siècle, mais composé plus probablement aux IVe-IIIe siècles. M. Granet, op. cit., p. 116, n. 4.

[9Pour un commentaire récent de cette formule, voir F. Jullien, Figures de l’immanence. Pour une lecture philosophique du Yi King, Paris, Grasset, 1993, p. 257.

[10Il s’agit bien ici de nombres et non de chiffres, puisque leur valeur ne se définit pas par leur capacité à être combinés à d’autres chiffres pour exprimer des nombres.

[11F. Jullien, Figures de l’immanence. Pour une lecture philosophique du Yi King, Paris, Grasset, 1993, p. 267.

[12Ibid., p. 265.

[13On voit que Granet, par souci pour la spécificité de la pensée qu’il étudie, n’hésite pas, quand il l’estime nécessaire, à s’opposer à Durkheim (et à Hertz) sur un point pourtant central pour sa sociologie. M. Granet, op. cit., p. 363.

[14Ibid., p. 336.

[15J. Gernet, « Chine (l’Empire du Milieu) – Histoire », Encyclopædia Universalis, Paris, 2000.

[16É. Benveniste, « La notion de “rythme” dans son expression linguistique » (1951), Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.

[17É. Benveniste, op. cit., p. 333.

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