Les temps du quotidien

Article publié le 15 juillet 2014
Pour citer cet article : , « Les temps du quotidien  », Rhuthmos, 15 juillet 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1255

Une version légèrement modifiée de ce texte a déjà paru dans L. Vodoz & C. Jemelin (dir.), Les territoires de la mobilité : l’aire du temps, Lausanne, PPUR, 2004, p. 43-56. Il est également accessible ici.


En France, comme aux États-Unis, la sociologie se divise sur l’analyse des temps sociaux individuels ou, autrement dit, sur l’interprétation de la transformation des rapports entre temps de travail et temps du quotidien hors travail. Les réponses sont, non seulement opposées : elles le sont de manière très tranchée. Cette opposition n’est pas nouvelle mais elle apparaît sous de nouvelles formes mettant en jeu d’autres types d’arguments. A la thèse de la « société des loisirs » et maintenant « du sacre du temps libre » (VIARD. 2002) s’oppose la thèse de l’omniprésence du travail dans la vie quotidienne.

 1. Temps libre et temps de travail : des thèses qui s’opposent

En France, un sociologue comme Jean Viard (VIARD. 2002) après avoir annoncé qu’en un siècle, « la part de notre temps consacrée au travail (est) passée de 50 à 14 % de cette vie éveillée », soutient que « le travail n’est plus le grand organisateur des temps sociaux et des existences ». À la suite de Joffre Dumazdier, la sociologie des loisirs reprend la thèse selon laquelle les valeurs centrales de notre société se seraient déplacées du monde du travail vers celui des loisirs en s’appuyant sur cet argument que le temps de non-travail au cours de l’existence aurait fort considérablement augmenté.


L’argumentaire de Dominique Méda (MEDA. 2001), aux antipodes, rappelle longuement que les femmes travaillent de plus en plus et s’appuyant sur diverses enquêtes sociologiques, prétend que les hommes « structurés de manière quasi exclusive par le travail » allaient peut être sortir progressivement de la dépendance et de la disponibilité totale par rapport au travail. Nous sommes loin des thèses de la société des loisirs !


Aux États-Unis certains travaux semblent démontrer (ROBINSON. 1997) en se fondant sur des enquêtes empiriques très bien outillées méthodologiquement, que les salariés travaillent moins, que le temps de loisirs prend plus de place dans la vie quotidienne et que l’on est en présence d’un découplage entre vie quotidienne et vie de travail.


D’autres travaux (SCHOR. 1992) montrent inversement que le temps de travail a augmenté considérablement et rapidement dans ce même pays. D’autres vont plus loin dans le même sens et expliquent que le foyer américain est devenu un lieu de travail. Ainsi, à la question qui consiste à savoir si les ménages s’emparent des nouvelles possibilités offertes par le développement de la flexibilité dans l’organisation du travail une étude répond, à propos des salariés des entreprises américaines (HOCHSCHILD. 1997) que la logique de l’entreprise a maintenant complètement envahi celle de l’organisation de la famille. Par une sorte de renversement de logique, le foyer serait désinvesti psychologiquement et inversement le travail deviendrait un moment et une activité d’investissement personnel positif plus fort. Le travail serait devenu accueillant et le foyer plus contraignant. La flexibilité serait donc le moyen pour la logique productive d’envahir l’ensemble du quotidien avec l’assentiment et la coopération active des salariés.


Cette dernière analyse a fait l’objet de nombreuses critiques théoriques et méthodologiques. La plus percutante d’entre elles (HAYS et alii. 1998) montre que l’entreprise exerce une sorte de chantage à la loyauté sur ses salariés cadres et que le dévouement complet à l’entreprise est un comportement implicitement requis. En d’autres termes, la flexibilité permettrait l’exercice de formes de néo- paternalisme offrant certaines gratifications en échange d’un dévouement de tous les instants à l’entreprise. En contre partie les attitudes « family-oriented » peuvent être lourdement sanctionnées en termes de déroulement de carrière. Nous serions donc moins en présence d’une nouvelle propension des familles à préférer le travail au foyer domestique que d’un affichage tactique d’attitudes convenues pour conforter sa position dans l’entreprise. La sociologue se serait donc laissée prendre au discours indigène et aurait de plus extrapolé à l’ensemble des familles américaines, une analyse portant sur ce qui correspondrait à notre échantillon de cadres moyens. C’est ce que confirmeraient d’autres travaux (EPSTEIN. 1998) qui contrairement aux analyses de HOCHSCHILD montrent à partir d’études sur les normes horaires qui s’imposent à certaines catégories de salariés qualifiés que les parents bi-actifs recherchent un équilibre entre travail et famille, ne désertent pas leurs responsabilités familiales et acceptent mal les choix devant lesquels on les place (la carrière contre le bien être dans la vie privée).

 2. Des thèses et des méthodes

Les développements récents de recherches empiriques sur les rapports entre transformations des temps de travail et vie de famille débouchent donc sur des interprétations divergentes [1]. L’analyse des rapports entre pratiques professionnelles et pratiques quotidiennes hors travail oscille souvent entre diverses interprétations opposées des données empiriques. La première annonce que les pratiques quotidiennes sont très strictement déterminées par les pratiques professionnelles. La seconde annonce une sorte de prise d’autonomie de la vie quotidienne. La troisième pose que les activités hors travail viennent « compenser » les contraintes spécifiques associées à l’activité de travail [2].


Il est utile de rappeler ici quelques aspects élémentaires du débat méthodologique.


2.1. Les raisonnements à la moyenne


Un certain nombre de chercheurs français et américains rappellent cette évidence que les raisonnements fondés sur des moyennes nationales conduisent à des erreurs graves d’analyse. C’est tout particulièrement vrai dans le cas des temps sociaux. Deux auteurs américains (JACOB, GERSON. 2001) montrent à partir des différentes enquêtes du « Current Population Survey » entre 1970 et 2000 que les contradictions entre ces diverses thèses sont apparentes et reposent sur des erreurs d’analyse et de méthode [3]. La première d’entre elles réside dans les raisonnements fondés sur des moyennes. Or, soulignent-ils, le fait important est la bipolarisation des rythmes de vie des américains : si certains travaillent peu, d’autres travaillent beaucoup.


Jean Yves Boulin (BOULIN, DOMMERGUES, GODARD. 2003) remet également en cause ces raisonnements fondés sur des moyennes nationales pour conclure à une segmentation sociale renforcée des temporalités sociales selon les catégories professionnelles et surtout selon les catégories d’âge. En France, en effet, le volume de travail effectué dans la société tend depuis plus de 20 ans à se concentrer sur une phase réduite du cycle de vie (25-55 ans) [4]. On rappellera ici que les modèles temporels qui organisent le travail au cours de l’existence varient considérablement au sein des pays de l’Union Européenne. On peut ainsi distinguer (BOISARD. 1996) un premier modèle qui correspond à une durée de travail hebdomadaire réduite et une durée de vie active élevée comme au Danemark et aux Pays-Bas et un second modèle qui combine des durées de travail hebdomadaires élevées par rapport à des vies actives courtes comme en France.


D’autres analyses (GODARD et SINGLY. 2002) montrent qu’en matière de rapport au temps, la césure principale passe entre ceux qui manquent de temps par surcharge de travail et ceux qui ne savent qu’en faire (chômeurs, retraités) ou qui voudraient travailler plus (les temps partiels). La question de l’enquête SOFRES de 2001 (Enquête « Les Français et le temps dans la ville », mai 2001) portant sur l’appréciation du manque de temps dans la vie quotidienne scinde la population en deux parties égales : 51 % des personnes interrogées déclarent que le manque de temps est un problème important et 49 % déclarent que le manque de temps n’est pas un problème important ou pas un problème du tout.


Concernant le temps, l’enseignement principal est donc la bipolarisation de nos sociétés développées : ce que nous masquent donc toutes les moyennes.


2.2. Temps des individus et temps des ménages


Nos deux sociologues américains (JACOBS, GERSON. 2001) montrent également que les analyses sociologiques développées sur le temps se fondent le plus souvent sur le temps de travail individuel qui « en moyenne » n’a pas fortement augmenté alors c’est le temps du travail du couple qui lui s’est fortement accru en raison de la hausse considérable de l’activité féminine salariée. Les couples bi-actifs ainsi que les familles monoparentales sont ceux qui ont vu le rapport entre temps de travail salarié et temps destiné aux activités domestiques se transformer le plus radicalement [5].


En France et bien que de nombreuses et anciennes études prouvent que la composition du ménage a des effets au moins aussi fort sur la construction des emplois du temps que l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle (LEMEL. 1973), les analyses sur les évolutions temporelles des pratiques continuent trop souvent à se référer aux catégories socioprofessionnelles des individus pris isolément. Or, comme le prouvent des travaux plus récents (DEGENNE, LEBEAUX, MARRY. 2002 ; GODARD et SINGLY. 2002), seule la combinaison de variables telles que (a) la forme des ménages (seul, en couple, famille monoparentale), (b) leur type de composition socioprofessionnelle repéré par la combinaison des catégories socioprofessionnelles de chacun des membres du ménage, (c) la position dans le cycle de vie des individus qui le composent (repérable très grossièrement par l’âge), permet de comprendre la gestion de leur temps par les individus.


Par ailleurs, on ne peut comprendre les effets de désynchronisation provoqués par les transformations de l’organisation du travail sur la vie quotidienne que si l’on comprend d’abord comment ils se gèrent au sein du ménage. Les analyses (non encore publiées) que j’ai réalisées avec Alain Chenu à partir de l’enquête « Emploi du temps » de l’INSEE de 1998/1999, montrent ainsi que les jeux de désynchronisation/synchronisation des individus sur la scène de la vie privée sont très différents selon que l’on à affaire à des couples de cadres (plutôt synchronisés pour la prise du petit déjeuner et désynchronisés pour le dîner) ou à des couples d’ouvriers (plutôt désynchronisés pour le petit déjeuner et synchronisés pour le dîner).


La combinaison plus systématique des différents paramètres ainsi évoqués pourrait peut être permettre d’établir des typologies au regard de l’utilisation du temps. On verrait alors certainement s’opposer le type « cadre – vivant seul(e) – dans des entreprises parisiennes – haut de gamme – selon des horaires totalement flexibilisés » au type : « employé – marié à une ouvrière – d’une PME de province – selon des horaires de travail réguliers ».


2.3. L’importance de la dimension contextuelle


Les mêmes travaux réalisés en collaboration avec Alain Chenu ont également mis en évidence l’importance du type de contexte urbain. Ainsi, en France, l’organisation temporelle de la vie est très différente en Île-de-France par rapport à tous les autres contextes urbains, toute chose égale par ailleurs. Les temps de travail y sont supérieurs, les temps de travail domestique inférieur du fait du recours plus fréquent aux services, les temps de transports supérieurs, les temps libres (Île-de-France hors Paris) inférieurs. Ce sont les ouvriers franciliens qui paient le plus cher en termes de qualité de vie (fatigue, faible temps de présence auprès des enfants ...) le fait d’habiter en maison individuelle en Île-de-France. Voilà ce qui apparaît le plus clairement dans le cas français.


Il faut toutefois rester prudent et ne pas généraliser aux autres pays cette idée qu’il existerait des emplois du temps propres aux grandes métropoles, comme le montrent les résultats d’une étude hollandaise (VANDEN BROEK, KNULST et DE HAAN. 1997). Cette étude compare les usages du temps et le registre des loisirs des habitants (a) des quatre plus grandes villes de Hollande (Amsterdam, Rotterdam, La Hague et Utrecht), (b) des habitants des villes moyennes (au-dessus de 100 000 habitants) et (c) des habitants de plus petites communes. Pour isoler les effets liés au type d’environnement urbain, les chercheurs neutralisent les effets sociaux liés au niveau d’éducation et à l’âge de la population. Il apparaît alors que l’hypothèse selon laquelle les grandes villes constitueraient des avant-gardes en matière d’usage du temps et de loisirs n’est pas réellement vérifiée. Des spécificités des grandes villes apparaissent comme le développement des multiactivités au même moment, une écoute plus longue de la télévision et des visites aux domiciles moins fréquentes (non vérifié pour les plus petites villes). Mais, même si les habitants des quatre grandes villes profitent plus souvent des facilités en matière de culture et de loisirs offertes par ces villes, globalement, les différences entre grandes villes et petites villes en matière d’utilisation du temps sont surestimées concluent les auteurs. Faut-il penser alors que ces faibles différences sur l’ensemble des territoires hollandais sont dues au fait que les citoyens hollandais ont globalement adopté le style de vie métropolitain ? Les auteurs ne répondent pas à cette question.


2.4. Des temps de travail indéfinissables


Il est une question sur laquelle l’ensemble des chercheurs qui se penchent sur la question des temporalités sociales s’accordent : la frontière entre les lieux et les moments du « travail » et du « non- travail » est de plus en plus labile. Il n’est pas évident pourtant que l’on tire tous les enseignements méthodologiques d’un tel constat. Cette question se décline selon bien des manières.


Cette frontière est labile parce qu’un nombre croissant de salariés rapporte du travail à domicile ou reste en contact avec la « sphère » professionnelle, il faudrait plutôt dire en ligne, avec Internet dans leur vie privée. Les nouvelles conditions de travail caractérisées de plus en plus par de nouvelles répartitions du temps de travail et la constitution de moments hybrides entre travail et non-travail posent le problème de l’évaluation exacte des temps de travail et par suite de l’équité en matière de travail. Il apparaît, en effet, que pour certaines professions à horaire statutaire faible (les enseignants notamment), les estimations fournies en réponse à des questions du type de celles qui sont posées à l’enquête Emploi de l’INSEE (« Quel nombre d’heures de travail effectuez-vous habituellement chaque semaine ? » ou « La semaine dernière, combien d’heures de travail avez-vous réellement accomplies ? ») sont très basses parce qu’elles n’incluent que très partiellement le travail effectué à domicile. Chez les assistantes maternelles qui gardent des enfants à leur domicile, on observe une relation inverse : les horaires déclarés en réponse aux questions de l’enquête Emploi sont très élevés, alors que les heures de travail décomptées sur les carnets d’activité de l’enquête Emploi du temps sont faibles, une grande partie du temps passé avec les enfants étant codée comme du travail domestique. Les frontières entre travail domestique et travail professionnel sont difficiles à tracer, et largement arbitraires, lorsque l’activité se situe à domicile et ne fait pas l’objet d’aucun contrôle institutionnalisé. Il est donc nécessaire de relancer la réflexion méthodologique et théorique en ce domaine [6].


Par ailleurs, avec Internet, on peut passer du travail au loisir ou encore à l’accomplissement de tâches administratives personnelles, en appuyant sur une touche : comment décomposer et définir l’activité en ligne sur Internet dans ces conditions ?


La catégorie de travail doit elle-même être remise en question du fait de l’existence de multiples temps au statut incertain comment, par exemple, définir les temps d’astreinte ?


Une autre question se pose portant non sur la définition des catégories de pratiques mais sur le sens de certains types de rapport au temps de travail. Il en va ainsi pour le rapport qu’entretiennent les femmes aux horaires dits atypiques. Une étude (GALTIER. 1999) montre ainsi que le temps partiel féminin suit deux logiques quasiment opposées avec, d’une part, les couples aisés où le temps partiel représente souvent un arbitrage en faveur du temps libre et, d’autre part, les couples en difficulté financière. Dans ce dernier cas, le temps partiel est associé à des conditions de travail très contraignantes tant du point de vue de la précarité que de la contrainte des horaires (horaires atypiques, horaires décalés tôt le matin ou tard le soir, non négociables ...). Cette étude confirme les observations réalisées au cours d’une autre étude (BOUFFARTIGUE et PENDARIÈS. 1994) qui montrent, à partir du cas des caissières de grands magasins, que l’emploi à temps partiel court s’adresse à de jeunes femmes débutantes à qui l’on demande avant tout une disponibilité temporelle permettant de travailler selon des horaires peu prévisibles, fractionnés ou atypiques. Une des hypothèses d’un de ces auteurs (BOUFFARTIGUE 1999) est que ce type d’horaires est caractéristique des employés jeunes qui cherchent à se rapprocher de la norme d’emploi définie par des horaires plus « normaux » si l’occasion leur en est donnée. Les auteurs choisissent donc cette interprétation contre une autre qui montrerait que certains types d’horaires atypiques comme les horaires de nuit correspondraient à certains choix de vie.

 3. La France et les autres : convergences et divergences

Jerry JACOBS et Kathleen GERSON [7] se fondant sur une comparaison entre les USA, le Canada et l’Europe (Allemagne, Belgique, Danemark, Finlande, France, Grande-Bretagne, Hollande, Italie, Suède) nous donnent quelques indications utiles. Après avoir critiqué l’erreur méthodologique qui consiste à raisonner sur des moyennes nationales, ils proposent d’identifier deux sous-groupes spécifiques au regard de l’analyse des rapports entre temps de travail et temps familiaux. Il s’agit des couples bi-actifs et des familles monoparentales avec enfant.


Les USA se distinguent globalement de l’Europe du fait de l’augmentation globale du temps de travail et de l’envahissement de la sphère domestique par la sphère du travail : le « workaholism » [8]. Les femmes américaines connaissent les semaines de travail les plus longues. Les couples pulvérisent tous les records (68,2 % travaillent plus de 80 heures par semaine et 12 % plus de 100 heures). Il apparaît de plus que la réduction du temps de travail n’est pas un thème de débat public aux USA alors même qu’il l’est chez le voisin canadien. Il est vrai que les Américains n’ont pas obtenu un jour supplémentaire de congé payé en trente ans alors qu’en Europe dans le même temps ces derniers ont quasiment doublé [9] .


En Europe, la tendance est de favoriser la réduction du temps de travail sous une forme ou sous une autre mais elle connaît une grande variété de situation. Ainsi les femmes britanniques et hollandaises travaillent moins que les autres femmes européennes, du fait du développement du temps partiel. Les couples finlandais sont ceux qui travaillent le plus en Europe du fait de l’importance des heures de travail des femmes (très légèrement devant les américaines). En France et en Finlande on n’observe que très peu de différence en termes d’heures de travail du couple entre couple avec enfants et couples sans enfants : ce sont les pays où les systèmes de prise en charge des enfants sont les plus développés. C’est aux USA, au Canada et en Suède que la différence est la plus forte. Si l’on considère les heures de travail des femmes selon qu’elles ont ou non des enfants, on observe le même phénomène pour la France et la Finlande mais ce sont les femmes allemandes, britanniques et hollandaises qui voient (et même nettement) leurs horaires le plus chuter, les femmes américaines se situant au milieu de l’échelle (plus proche des françaises). Les femmes américaines quittent ou perdent leur emploi avec l’arrivée d’un enfant beaucoup plus souvent que les femmes finlandaises et françaises mais beaucoup moins souvent que les femmes allemandes, britanniques et hollandaises.


Quatre pays européens se rapprochent des USA du point de vue de la relation entre haut niveau d’études des couples et importance des heures de travail : le Canada, la Hollande, la Suède et la France. Inversement en Finlande et en Italie les couples les plus diplômés travaillent moins que les autres.


On formulera deux remarques à partir de ces quelques éléments d’analyse.


(1) Il apparaît que l’inégalité des genres face au temps reste partout un problème central. De même, les tendances démographiques convergent entre pays du point de vue décalage des calendriers de nuptialité, de fécondité, de poursuite des études chez les femmes, d’augmentation des taux d’activités féminins. En revanche, les écarts entre les pays sont principalement le fait des différences entre les politiques publiques. Ainsi, les États-Unis et la Grande-Bretagne n’ont pas de législation concernant les horaires maximum autorisés de travail (OCDE. 1998). Les USA sont en retrait en matière de garde d’enfant : 5 % des enfants de moins de 3 ans bénéficient de garde en institutions publiques ou bénéficient d’un financement ; 54 % seulement des enfants de 3 à 5 ans (inclus) bénéficient de programmes de garde et la plupart à temps partiel. Ce sont ces dernières différences qui expliquent la relation différentielle des femmes au travail entre les pays. La proposition des deux auteurs américains se distingue alors de celle de Jonathan GERSHUNY qui voit plutôt une convergence de la distribution du temps entre travail, famille et loisirs au-delà des différences nationales (GERSHUNY. 2000).


L’autonomie individuelle et la liberté d’organiser sa vie dans une société donnée dépendent fortement de la possibilité offerte par les législations nationales de procéder à des ajustements permanents entre vie de travail et vie quotidienne selon les conjonctures de la vie. Or, comme le montre une étude très complète sur le temps de travail au cours du cycle de vie (BOULIN, HOFFMAN.1999), si la réflexion sur le thème n’est pas nouvelle, en revanche, peu de pays ont pris des dispositions concrètes pour faciliter globalement ces ajustements selon une politique de « lifetime working hours ». La Suède et le Danemark sont, de ce point de vue, les pays les plus avancés en facilitant avec des compensations financières les sorties temporaires d’emplois selon les moments de la vie (enfants, formation, les loisirs ...). En fait, les possibilités offertes sont très inégalement réparties dans les divers pays de l’Union Européenne. Les attitudes politiques face au travail à temps partiel et les mesures législatives varient très fortement d’un pays et d’un secteur à un autre (FAGAN.1999).


(2) La seconde remarque concerne la relation au temps libre. Nous assistons dans un pays comme la France (avec d’autres comme indiqué ci-dessus) à une inversion des tendances entre 1974 et 1998 : ce ne sont plus les catégories aisées qui ont le plus de temps libre (CHENU, HERPIN. 2002). Comme le montre l’enquête « Emploi du temps » de l’INSEE de 1998/99, cette inversion est plus forte selon le niveau de diplôme que selon le niveau de revenu. La hausse du chômage chez les catégories les moins qualifiées, d’une part, et la plus forte implication dans le travail des catégories diplômées, d’autre part, expliquent cette inversion. Mais comme le montre cette même étude (CHENU, HERPIN. 2002) la structure des activités de loisirs varie peu. Les activités sur représentées parmi les personnes les moins diplômées sont toujours la télévision, le bricolage et les travaux domestiques et parmi les personnes diplômées les spectacles et sorties, le sport et la participation à la vie associative. Le niveau de revenu permet de compenser la manque de temps par des activités de loisirs plus coûteuses et également par le recours aux services en matière de travail domestique.

 4. Que faire de notre temps ?

La question sociologique concernant la place respective des divers temps de la vie dans l’emploi du temps des individus, débouchent sur certaines prises de position ou recommandations.


On peut alors, à l’instar de Jerry A. Jacobs et Kathleen Gerson, distinguer diverses thèses en présence pour remédier aux problèmes de gestion des temps libres des individus et des familles.

  • les individualistes du « self-help » nous indiquent qu’il faut apprendre à mieux gérer son temps et obtiennent ainsi les meilleurs succès de librairie (sur Amazon on compte plus de 1100 références sur la gestion du temps la plus rationnelle) ;

  • les modernistes des « upper-middle class » qui constatent la tendance universelle et irréversible des nouvelles technologies d’information et de communication et prônent leur utilisation systématique pour optimiser notre quotidien : pour aller plus vite, pour mieux se synchroniser (GLEICK. 1999 et 2001) ;

  • les tenants d’une approche culturaliste qui remettent en cause la culture du travail et surtout l’éthique de la consommation compétitive ou la course au statut (SCHOR. 1998) ;

  • les réalistes tenant du service public qui pensent que plus de flexibilité dans le travail est inévitable et qu’il faut dans ces conditions : (a) considérer que la capacité de travail de chacun est différente selon l’étape de son cycle de vie (elle est moins importante lorsque les enfants sont à la maison) (b) aménager le travail en conséquence et offrir plus de soutien aux familles en termes de services, au moment où elles en ont besoin (c’est la thèse de Jerry JACOBS et Kathleen GERSON).


Ce schéma conçu par deux chercheurs américains à propos de la situation américaine peut parfaitement s’appliquer à la situation française où l’on retrouve, peu ou prou, les mêmes termes du débat. On laisse le soin au lecteur de mettre les noms idoines devant chacun de ces positionnements !


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Notes

[1On n’évoque pas ici le vaste problème des techniques d’enquête. Le débat entre sociologues est nourri de polémiques relatives aux techniques d’enquête. L’une d’entre elles (HOCHSCHILD. 1989) critique les analyses de J.P. Robinson qui estimait que l’écart entre hommes et femmes en matière de durée des loisirs s’était considérablement réduit. Elle affirme ainsi que ’ ... près d’un quart des gens n’avaient pas répondu - parmi lesquels on peut imaginer que les plus occupés étaient particulièrement nombreux. Les femmes les plus surchargées des multiples tâches que les chercheurs avaient précisément pour but d’identifier n’avaient probablement pas eu le temps de remplir un questionnaire aussi long ’. Critique à laquelle J.P Robinson réplique en montrant que les enquêtes qu’il mène ne se font pas à partir de questionnaire mais à partir d’interviews téléphoniques et que très peu d’abandons s’observent en cours d’entretien, un taux de non réponses de 25 % est habituel pour des enquêtes menées par des universités et inférieur à ceux de Harris et autres instituts de sondages. Surtout les gens les plus occupés tendent plutôt à répondre davantage que les autres (ROBINSON.1997).

[2Sur ce débat voir les analyses de Jean-Yves Boulin et Ulrich Mückenberger (BOULIN, MUCKENBERGER. 2002)

[3Ces deux auteurs publient à la fin de cette année 2002 un ouvrage essentiel sur le thème des rapports entre temps de travail et temps familiaux auquel nous empruntons certaines données. La traduction et la publication en langue française de cet ouvrage de première importance seraient d’une très grande utilité.

[4Ceci dit, du point de vue volume de temps qu’une société dans son ensemble consacre au travail, le raccourcissement de la vie active et l’extension du chômage sont compensés par la généralisation du travail féminin (CHENU, HERPIN. 2002).

[5Les employeurs, constatent les deux auteurs n’ont pas vraiment tenu compte des transformations de la famille pour penser différemment l’organisation du travail. Ils utilisent alors fréquemment l’argument de l’« égalité » en termes d’heures de travail entre hommes et femmes salariés qu’elles aient ou non des enfants pour ne pas mettre en place de mesures d’aménagement des temps de travail.

[6Ces dernières réflexions sont issues d’un travail en commun avec Alain Chenu.

[7Il s’agit d’un ouvrage à paraître dans le courant de ce mois et dont une traduction française serait la bienvenue compte tenu de son intérêt comparatif.

[8L’augmentation des heures de travail est dû à l’augmentation des heures travaillées sur l’année (ou du nombre de semaines ouvertes) plus que sur la semaine (là on atteint le point limite).

[9On notera qu’une controverse entre sociologues plus ou moins latente existe aux États-Unis pour expliquer l’échec scolaire et l’obésité des enfants : les uns l’attribuent, à l’instabilité des structures familiales et au divorce, les autres, à l’absentéisme des parents dû aux heures élevées de travail.

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