L’ “épuisement capacitaire” du sans-abri comme urgence ?

Approche phénoménologique du soin engagé dans l’aide sociale (gestes, rythmes et tonalités d’humeur)

Article publié le 14 septembre 2014
Pour citer cet article : , « L’ “épuisement capacitaire” du sans-abri comme urgence ? , Approche phénoménologique du soin engagé dans l’aide sociale (gestes, rythmes et tonalités d’humeur) », Rhuthmos, 14 septembre 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1309

Ce texte a déjà paru dans C. Felix & J. Tardif, éd., Actes éducatifs et de soins, entre éthique et gouvernance, Actes du colloque international, Nice 4-5 juin 2009, Il se trouve en ligne également ici. Nous remercions Marc Breviglieri de nous avoir autorisé à le reproduire sur RHUTHMOS

  Avant-propos – Description et sensibilité critique

Le texte qui suit ne rend pas directement compte de la présentation que j’avais proposée au colloque de Nice consacré aux Actes éducatifs et de soins vus sous l’angle de l’éthique et de la gouvernance. Cette présentation portait sur les processus d’institutionnalisation induits par l’évolution des politiques de l’aide sociale, et plus particulièrement sur l’affirmation progressive d’une politique sociale libéralisée qui aujourd’hui marque de son empreinte l’expérience historique de l’exclusion sociale, les sources de légitimation des dispositifs de prise en charge et du discours politique et l’encadrement normatif ou la structure déontologique de l’intervention sociale. La présente contribution nous conduit toutefois au voisinage de cette question. Elle est elle-même issue d’une conférence donnée à Fribourg en novembre 2007 lors d’un colloque organisé par V. Châtel et M.-H. Soulet sur le thème des temps des politiques sociales, conférence retravaillée en différentes occasions d’exposés [1].


Cette contribution doit être envisagée parmi un ensemble de trois textes qui font corps et sont subordonnés à l’examen d’une vingtaine de prises de vue vidéo réalisées au cours de l’hiver 2006-2007 auprès d’une équipe de nuit du Samusocial [2]. J’avais alors entrepris une investigation suscitée par le problème du refus d’hébergement des sans-abri à propos duquel une équipe de chercheurs de l’Observatoire du Samusocial m’invitait à réfléchir avec eux [3]. L’occasion m’était donnée de prolonger une réflexion plus ancienne sur les dimensions éthico-pratiques du geste de soin engagé dans l’aide sociale. Il était question d’appréhender ces dimensions, marquées du sceau de la recherche d’un tact professionnel (Breviglieri, Pattaroni et Stavo-Debauge : 2003), par une « phénoménologie appliquée » aux expériences limites de la survie où la puissance co-génératrice de l’inter-affectivité s’avérait être singulièrement ébranlée (Depraz : 2006). En passant par les états limites auxquels s’affrontent les équipes mobiles (délires profonds, ébriété avancé, épuisement radical, etc.) il s’agissait non seulement de voir ce qui, de la fragilité humaine, pouvait encore être mis en partage, mais aussi d’envisager comment la tonalité normative de la politique sociale était amenée ici à se dévoiler à l’épreuve du seuil de son hospitalité.


Le recours essentiel aux données vidéo ne permettait pas seulement de contribuer à l’effort descriptif visant à cerner une activité dont la complexité s’éclaire au (re-)visionnage des images. Il permettait aussi un travail d’enquête sur les moments de réticences, de provocations, d’embarras ou de gênes, trahis par des hésitations du geste, des formes de dysrythmie ou quelques dissonances atmosphériques, à partir desquels une lecture critique pouvait s’engager en suivant les acteurs et sur la base de ce que le soin ou l’aide institutionnelle s’autorisent à faire en situation. Le texte qui vient, que m’ont généreusement autorisé à publier les éditeurs, C. Felix et J. Tardif, s’attache moins à faire revenir un front de notions hautement polémiques que la littérature sur les politiques sociales affectionne tout particulièrement, qu’à introduire un ensemble d’éléments descriptifs capables de laisser entendre ce qui vient « en réalité » avec l’affirmation progressive des politiques sociales libéralisées. Suivre les acteurs ne revient pas à condamner au silence la critique, bien au contraire. C’est à partir de la description fine qui s’opère dans le sillage de ce suivi que se manifestent les prétentions disputables des mesures politiques engagées, et ce, au niveau même où elles s’appliquent, c’est-à-dire dès lors qu’elles apparaissent comme des épreuves pesant sur les pratiques professionnelles et sur les usagers, et induisant des lieu de souffrance et des points de résistance. Dans le texte qui suit, la description de l’intervention des maraudeurs du Samusocial vise non seulement à enrichir la compréhension de certains états de détresse auxquels sont soumis les sans-abri, mais aussi à révéler des savoir-faire professionnels remarquables qui œuvrent hors des référentiels de compétence et souffrent donc d’un déficit de reconnaissance, et enfin, partant d’une considération sur les exigences capacitaire du consentement requis lors de l’intervention, à interroger un niveau subtil de coercition dont la légitimité reste tenu pour discutable.

  Introduction – Épuisement capacitaire et expérience de la durée

Cette réflexion, consacrée au temps de l’urgence dans le travail social, procède d’une question touchant à la dimension du consentement : qu’est-ce qui, dans cette pièce essentielle que requiert aujourd’hui quasiment toute activité institutionnelle d’aide ou de soin, fait émerger dans la temporalité même de la relation, des problèmes indissociablement pratiques, politiques et moraux ? C’est à partir d’un ensemble d’observations réalisées auprès des Equipes Mobiles d’Aide (EMA) du Samusocial de Paris que cette question a été appréhendée. Lors de cette enquête menée pendant les « maraudes » de nuit des EMA, l’attention s’est principalement posée sur des interventions d’urgence destinées à des usagers dont l’état d’épuisement et de délabrement physique ou psychologique semblait considérablement avancé [4]. Cela a concerné un certain nombre de sans-logis vivant un moment troublant capable de déstabiliser plus ou moins fortement le déroulement de l’intervention (découragement et affaissement de toute volonté de coopérer, état récalcitrant ou agressivité affichés, blessure affective et désarroi visibles, état d’ébriété avancé, corps recroquevillé sur lui-même, somnolence profonde, divagations et délires…). Cette démarche vise à comprendre les situations limites où pointe l’incapacité relationnelle de certains usagers, leur impossibilité à assumer un certain nombre de responsabilités individuelles et à soutenir une « pleine » interaction avec les acteurs institutionnels. Symétriquement, la compréhension d’une dimension complexe de l’activité de soin engagé dans l’aide sociale, dispensée pour prendre en charge une telle vulnérabilité, s’en trouve fortement éclairée [5].


Pour bien entendre les enjeux posés par la connotation temporelle ou le mode de temporalisation induite par l’exigence de consentement, la réflexion oscillera sur plusieurs plans. à l’aspect purement contingent de l’expérience vive de la durée, se mêlent à la fois les efforts de consolidations d’ordres temporels permettant à l’intervention de se poursuivre téléologiquement (de s’effectuer dans la perspective donnée par certaines visées professionnelles), et les ajustements de rythmes temporels différenciés effectués par les protagonistes, si frappant dans les situations d’intervention que nous avons tenté d’observer. Cette réflexion suivra un certain cheminement. Tout d’abord, on viendra à la notion de consentement en rendant explicite un horizon politique et moral des institutions contemporaines du travail social à partir de ses présupposés considérés en termes anthropologiques et ontologiques. C’est à cette condition que l’on pourra comprendre pourquoi le travail social ne définit pas seulement un ensemble de possibilités ou d’issues mais, à côté de cela, un ensemble d’obligations et de responsabilités qui incombent à l’usager, et doivent être préférablement, ou même nécessairement, consenties par lui. On déplacera ensuite la réflexion jusqu’à la situation limite, tenue en ligne de mire tout au long de ce texte, et qu’on a placé sous l’angle de l’épuisement capacitaire de l’usager. à partir de là, certaines tensions et failles propres à une politique fondée sur le consentement seront rendues sensibles à partir de la manière dont émergent, dans l’intervention d’aide sociale d’urgence, certains problèmes d’ajustement de perceptions et de rythmes temporels différenciés. Enfin, cette analyse, regardant les efforts d’ajustement produits par les acteurs impliqués dans la situation, permettra de dégager quelques remarques sur l’éthique professionnelle soutenue et affichée par les travailleurs sociaux impliqués dans une telle démarche de soin [6].

 Ordre temporel du consentement et perception structurée de la durée

La montée en puissance de l’usage du consentement éclairé tient beaucoup au mouvement de modernisation des institutions de l’aide sociale et à la réélaboration de l’idée de qualité du service accordé au public. Une direction majeure de cette évolution repose sur l’idée d’une participation accrue de l’usager au choix, à l’élaboration et à l’évaluation même de ce service. La relation d’aide s’en trouve, idéalement, symétrisée et prémunie contre un rapport trop marqué par la verticalité induite par la relation d’aide. La pièce du consentement doit théoriquement pouvoir ouvrir une telle possibilité. Elle présuppose la participation active de l’usager et permet de légitimer, d’un point de vue que partagent les différentes parties, des formes d’obligations regardant l’institution d’aide sociale. De ce point de vue, les seules obligations qui soient légitimes sont celles que l’individu a, préalablement, librement consenties. L’usage du contrat vient consacrer cette idée où fleurit une morale de l’autonomie et de la responsabilité individuelle [7]. En prenant toute sa consistance dans la réalité du travail social, grâce à la diffusion massive de l’outil contractuel qui avance de pair avec l’outil du projet personnalisé, l’idéal du consentement convoque une considération bien particulière pour le temps. Faire advenir le consentement suppose en effet de poser un certain problème moral en des termes temporels concrets : reconnaître les obligations qui tiennent l’usager lié le long d’un « suivi » où court le contrat, appréhender les circonstances léguées par le passé afin de les rapporter à la possibilité d’une intervention efficace, entrevoir l’avenir sous l’angle de conséquences probables pour instaurer une prévoyance responsable, etc [8]. L’ensemble de ces termes permettent de consolider des architectures d’action s’appuyant sur des ordres temporels grâce auxquels la mesure du temps devient pratiquement un instrument essentiel de l’intervention sociale.


Il est possible de revenir sur cette connotation temporelle manifeste introduite par le consentement en prenant pour point de départ la manière dont les réformes introduites au sein de l’Etat social et notamment des institutions d’aide sociale ont altéré un certain nombre de présupposés ontologiques et anthropologiques touchant à la relation de soin, à l’usager et aux attendus relatifs à ses compétences et à ses actions. C’est aussi sur cet arrière-fond que l’impact du modèle du consentement révèle son influence massive sur l’orientation même des politiques sociales et la structure déontologique des pratiques professionnelles.


On peut placer le premier présupposé au plan anthropologique en ce qu’il concerne les exigences capacitaires dont doit être pourvu tout individu consentant librement [9]. Ces exigences relèvent plus largement d’un modèle politique s’appuyant sur une régulation fondée sur la responsabilité individuelle, et dont on peut dire qu’il contribue au sacre de la figure libérale de l’individu solitaire et à l’éclosion de l’individualisme parmi les grands acquis de l’évolution sociale. Réaliser un choix éclairé et consentir librement à se lier avec tout autre entité individualisable présume de pouvoir mettre en jeu certaines capacités cognitives et volitives. Celles-ci ne sont pas sans relation au temps et notamment au développement d’une perception structurée de la durée, et, si on y regarde de plus près, elles supposent :


a/ de savoir attendre et différer ses réactions, l’attente étant le mode de durée conditionnant la suspension du jugement nécessaire à l’arbitrage ;


b/ de pouvoir effectuer la boucle temporelle du contrôle conscient relatifs aux informations disponibles dans la situation ;


et c/ de pouvoir se décider à agir, de disposer d’une volonté suffisante pour accepter la succession temporelle des épreuves où s’engage une part de responsabilité individuelle [10].


Cette exigeante anthropologie capacitaire, que requiert l’instauration du principe de consentement aujourd’hui au cœur des droits de l’usager et des devoirs professionnels, est alors censée permettre à l’individu de pouvoir mettre de la volonté, du jugement et du choix dans leurs rapports avec les intervenants sociaux et de garder un contrôle conscient sur leur évolution. La question de l’épuisement capacitaire des usagers viendra précisément bouleverser les conditions de possibilité d’un tel acte en introduisant des failles et des contradictions dans la schématisation d’un ordre temporel qu’induisent les obligations du contrat et les promesses du projet. En se manifestant, l’épuisement capacitaire révèle chez l’usager un champ de l’attention et une sphère de réceptivité nécessairement réduits. Un enjeu de l’intervention sociale repose alors sur le fait de réussir à faire en sorte que le vécu passif et affecté de l’usager se charge d’intentionnalité et commence à s’armer d’un « faire » et d’un « agir ». C’est alors à cette condition qu’il sera capable de s’ajuster et de participer lui-même à la schématisation de l’ordre temporel au fondement de la mesure dont il sera un sujet actif et néanmoins le principal objet.


Le second présupposé relatif au principe de consentement concerne la possibilité d’un progrès dirigé vers l’individuation des capacités et la responsabilisation de la personne. Sous l’angle de vue dont procède une telle politique du consentement, l’aide sociale se présente sous la forme d’un parcours d’accompagnement capable de renforcer l’autonomie de l’individu. Dire cela revient à considérer que la personne se trouvait préalablement, avant de pouvoir pleinement consentir, dans un état de dégradation qui la rendait inapte à répondre aux exigences capacitaires du modèle de l’individu autonome et responsable qu’on vient d’aborder. On doit alors nécessairement en passer par ce que P. Ricœur nomme le « paradoxe de l’autonomie et de la vulnérabilité » [11], lequel ne s’assume qu’au prix d’un effort pédagogique qui, simultanément, doit être aussi une éthique du soin capable d’inclure une politique de la reconnaissance. Autrement dit, l’usager demande à apprendre tout en étant accompagné dans sa propre fragilité, mais à condition que lui soit préservé un horizon de réciprocité pourvoyeur d’estime. L’intensité particulière avec laquelle le geste d’accompagnement social expérimente ce délicat paradoxe ne tient que sous la condition que ce moment soit tout particulièrement placé sous le signe d’une ontologie progressive [12]. Cette ontologie progressive suppose que l’usager ne soit pas seulement représenté par ses seuls handicaps qui l’empêchent d’accéder pleinement au monde socio-économique mais aussi par le fait qu’il incarne des potentialités s’affirmant progressivement et pour lesquelles la phase d’apprentissage des capacités à répondre de soi de manière individuelle est ici portée à son acmé. Et la relation instaurée par l’institution d’aide sociale ne continue à s’inscrire dans le cadre d’un rapport réciproque que si le changement de l’usager semble pouvoir inviter le « progrès » de sa personne. Il va sans dire que l’idée de progrès convoque implicitement un regard chargé d’attentes normatives qui colore l’axe temporel sur lequel s’établit la visée même de l’autonomie de l’usager.

 Épuisement capacitaire et difficulté à instaurer un rapport dynamique symétrisant

De quelle manière le rapport au temps fait-il difficulté lorsque l’application du principe de consentement trouve sur son chemin l’épuisement capacitaire  ? L’épuisement capacitaire du sans-abri ne se traduit pas seulement par une grande difficulté à moduler le vécu temporel en fonction de la pluralité de registres d’engagement requis par la relation d’aide [13]. Il produit un véritable blocage, une résistance à s’en tenir là. La rencontre est appréhendée sur un mode passif et confus : le sans-abri peine à rendre explicites les impressions qu’il reçoit, il ne sait pas s’il va pouvoir y arriver, et donc jusqu’ il peut bien aller. Face à sa perdition, le travailleur social opère un geste opposé : il tente d’élargir sa présence au-delà de la seule durée de son passage pour réimprimer des préoccupations professionnelles qui indiquent à l’usager des directions de sens tangibles.


La discussion introduite par R. Duval à partir de son étude sur la vigilance, permet notamment d’envisager la multiplicité phénoménologique des vécus temporels et à reconnaître la non-univocité fondamentale du temps [14]. Sa prise en compte du lien intime entretenu par la conscience et le temps, dont nous avons montré certaines propriétés en ce qui concerne l’acte de consentement, permet d’ouvrir l’analyse sur un niveau pragmatique en rapportant les modalités d’appréhension de l’écoulement du temps à certains registres pratiques d’engagements dans le monde. Le développement que R. Duval consacre au rapport entre la vigilance et les variations du sens de la durée offre ainsi la possibilité de revenir sur les situations d’intervention sociale où l’ajustement de rythmes temporels différenciés pose problèmes. Pour commencer, il permet d’évoquer quatre sens de la durée dont on peut dire qu’ils sont prégnants dans les situations ordinaires rencontrées par les travailleurs sociaux. Il s’agit du délai, de l’urgence, de l’évanescence et de la durée anonyme (ou insomnie). En se confrontant à ces différents sens de la durée et à la façon dont les circonstances de l’action les font varier, les travailleurs sociaux manifestent différentes manières d’établir une veille et de s’engager dans « une situation téléologique de vigilance » [15]. Du premier au dernier sens, on tend vers un état limite où les conditions de possibilité de l’acte de consentement sont de plus en plus menacées, l’évanescence et l’insomnie donnant à entendre un mode de perception de la durée propre aux cas de figures que nous avons retenu : personnes en état d’ébriété avancé, transies par le froid, murées dans le silence et ayant perdu tout ressort pour se mouvoir par elles-mêmes.


Un premier mode de durée, très fortement attaché à une manière dont le travail social engage un acte de veille relatif à l’usager, est représenté par le délai. Il est, dans l’intervalle du temps de l’intervention, toujours requis, dans la mesure où une place doit être faite à l’écoute de la plainte de l’usager et au fait de devoir bien cerner la demande qui en dérive. L’établissement d’une visée à partir de laquelle se perçoit normativement l’ontologie progressive de l’usager permet d’instrumenter le délai comme une surface temporelle où s’installe une confiance. Donner un délai à l’usager pour qu’il progresse, ouvrir un horizon temporel où il peut caresser un projet, lui donner projectivement un avenir, concevoir un temps dégagé des occurrences négatives immédiates, c’est tout le souffle donné par la phrase : « c’est pour plus tard » [16]. L’intervalle ouvert par le délai est ce qui permet au choix de mûrir, à la boucle temporelle du contrôle conscient de prendre une assise et d’armer la volonté, au consentement d’être réfléchi.


L’urgence est le second mode de durée prégnant dans l’intervalle de temps de d’aide social. Elle participe, comme le délai, d’un cadre normal de l’interaction de la relation d’aide ou de service : elle est à la fois demande urgente et intervention d’urgence, notamment à partir de la procédure de signalement qui est censée la déclencher. L’urgence paraît sur le mode de l’irruption et réduit l’intervalle de temps à la contingence. Elle renforce la conscience du présent au regard de pôles de valeur qui s’attachent à la nécessité, donnant notamment une priorité à tout ce qui touche aux dimensions de la survie (réchauffer un corps en hypothermie, soutenir un usager qui titube dangereusement, etc…). L’urgence tient la conscience dans un éveil constant, suspendu à une exigence de réaction immédiate.


Toutefois, il semble que l’urgence puisse mettre en tension ce qu’exige au plan temporel le consentement. Un consentement spontané, c’est-à-dire un choix formulé dans la spontanéité que réclame l’urgence, ne serait pleinement libre et éclairé que si et seulement si il était armé par la détermination de la volonté dont la force ne laisse aucune place à l’hésitation. Or, et comme c’est précisément le cas dans bien des situations dites d’urgence, si cette force flanche, si la volonté hésite et se cherche, ce consentement demeure logiquement affecté par d’autres pouvoirs d’influences et l’intervention risque de ne pas pouvoir atteindre ses objectifs en termes d’autonomisation de l’usager et de « dynamique ‘symétrisante’ » nécessaire à sa responsabilisation [17]. L’urgence, en tant qu’obligation d’agir dans l’immédiat face à une situation de crise, met alors en tension le paradoxe de l’autonomie et de la vulnérabilité dont on a vu qu’il n’est assumé qu’au prix d’une certaine démarche pédagogique [18].


L’évanescence et la durée anonyme sont les deux derniers modes de durée auxquels les travailleurs sociaux sont confrontés, non pas comme une possible manière pour eux de s’ancrer dans la réalité de leur activité, mais comme une situation temporelle très particulière dans laquelle se retrouvent certains sans-abri dont la vigilance au monde semble particulièrement avachie ou engourdie. Concernant l’évanescence, le temps semble s’être limité au « frémissement de la présence sensible alentour » [19]. L’usager réagit à la perception des phares du véhicule de l’équipe mobile, il reconnaît le blouson bleu marqué « samusocial », il tend son bras pour laisser prendre son pouls, etc… Chaque événement sensible produit comme une nouvelle surprise qui en précède une autre à partir de laquelle la conscience de la précédente semble s’effacer. La succession des événements qui se manifestent ne représentent pas une série d’occurrence compréhensible mais une succession d’impressions passivement reçues et dont on a pas le temps de s’apercevoir [20].


L’évanescence appauvrit la présence et la disponibilité des prises relationnelles, notamment celles que requièrent l’échange verbal et la concertation. La durée anonyme, que R. Duval rapproche de l’insomnie décrite par E. Lévinas dans De l’existant à l’existant, amplifie cette dimension dans la mesure où elle représente « l’impuissance de la conscience vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis de toute manifestation » [21]. L’usager perd en quelque sorte toute spontanéité réactive, il n’ébauche que des amorces d’actes évanouissants tout en montrant une grande difficulté à être affecté et, à fortiori, motivé pour inaugurer une action participant au soin.

 Affectation de la vitalité et du contact à la réalité

Les équipes mobiles font de l’épuisement capacitaire du sans-abri un cas de figure ordinaire relevant de leur expérience courante des maraudes. Mais comment donc réalisent-elles un travail susceptible de prendre en charge une telle défaite de la volonté associée à une appréhension radicalement passive de l’écoulement temporel ? Comment, de plus, conjoignent-elles ce travail avec la poursuite téléologique de certaines visées professionnelles, et notamment celles qui tournent autour de l’axe du consentement censé permettre à la volonté de retrouver son indépendance et de manifester sa force ? On peut, très grossièrement, approcher ces questions en pointant que ce travail sur l’épuisement capacitaire s’effectue pour commencer au contact du « corps empêché » de l’usager, au plan très fondamental de sa vitalité affectée et de la rétivité qu’il manifeste face aux sollicitations de l’intervenant [22]. Le corps du sans-abri, en tant qu’il se découvre passivement impuissant, devient l’objet d’une préoccupation majeure pour l’intervenant. Mais avant ce moment de préoccupation, qui s’insère déjà dans un certain ordre temporel fondé sur des visées professionnelles relativement précises, il va se jouer dans le contact, permis le toucher du premier soin, une imprégnation de corps-à-corps absolument essentielle à l’amorce même de l’intervention. C’est à partir de ce contact que l’usager peut redécouvrir certaines modulations rythmiques temporelles préalables à toute forme d’interaction ou d’échange orienté sur un plan symbolique.


Avant de revenir plus en détail sur ces modalités d’intervention ajustées à l’épuisement capacitaire de l’usager, il reste à préciser comment cette expérience du temps vécu sur le mode de l’évanescence ou de l’insomnie se phénoménalise sous une forme préoccupante. Un socle d’appui à l’évaluation médico-psycho-sociale de l’équipe de professionnelle pourra notamment être délimité à partir de telles modalités d’apparition. Trois manifestations phénoménales principales percent en soulevant un registre particulier de préoccupation : l’hébétude (à partir de laquelle le temps est perçu sous l’angle confus de l’abrutissement et sous l’angle furtif de la stupeur) ; l’absence dans le mutisme et le retrait, où la vitalité fléchit, où le devenir représente une puissance hostile qui ne peut faire que souffrir, et où le passé recèle de forces traumatiques paralysantes ; l’affolement enfin où le futur émerge en tous sens dans le présent, l’ouvrant tous azimuts et sans discrimination aux multiples du possible. Chacun de ces cas de figure renvoie aux difficultés pratiques pour les professionnels de continuer à approuver et tenir ensemble l’idée d’un progrès conduisant à l’autonomisation de la personne et l’accomplissement d’un certain ordre temporel et relationnel autour duquel s’organise contractuellement le travail psycho-social articulé à un modèle de société fondé sur la responsabilité individuelle.

  Intermède – novembre 2007, une maraude dans le XIe arrondissement, vers 1 heure du matin

L’équipe se compose d’une infirmière, qui opère aussi comme chef de bord, d’une travailleuse sociale, formée comme éducatrice spécialisée, et d’un chauffeur, dont la fonction ne se limite en aucun cas à rester à bord du camion lorsque l’équipe engage une intervention auprès d’un sans-abri [23]. A bord du camion, deux activités centrales d’enquête ont cours, chacune étant orientée sur deux axes temporels opposés mais offrant des points de recoupement. Une enquête visuelle directe et continue, dirigée vers les espaces publics urbains pour y détecter la présence de sans-abri, et une enquête biographique parallèle concernant les sans-abri qui ont fait l’objet d’un signalement via le 115, le n° vert du samusocial. Les sans-abri sont majoritairement connus de l’équipe mobile, et on les retrouve le plus souvent chaque soir sur un même lieu d’ancrage. Nous apercevons un usager signalé par un cafetier. Mr L. est bien connu de l’équipe. Il avance dans la rue avec beaucoup de difficultés, zigzaguant et claudiquant. Il porte un gros sac en plastic noué à l’une de ses béquilles. Ses chaussures sont sans lacets, son anorak est ouvert malgré le froid, un bonnet est posé en équilibre sur son crâne. Dans le camion, l’assistante sociale évoque la possibilité d’un signalement aux équipes psy, l’infirmière balaie la proposition en arguant qu’il a encore dû forcer sur la bouteille et que, de toute manière, « c’est quelqu’un qui a toutes ses petites habitudes à Garel [24] ». Les deux intervenantes sortent du camion qui stationne dix mètres derrière Mr L. Elles s’en approchent doucement, le saluent en prenant le soin de l’appeler par son nom. Lui ne répond pas, ne les regarde pas et marmonne des choses incompréhensibles. Elles évoquent le froid et la pluie qui commence à tomber. L’infirmière avance : « si vous voulez, il y a une place au chaud à Garel ». Elles se sont posté chacune à son côté. Ainsi, elles l’entourent sans lui tenir le bras, elles prennent son pas, elles n’insistent pas quand il retient son sac que l’infirmière avait fait mine de vouloir porter à sa place. Toutefois, observant leur trajectoire, on constate qu’elles le dirigent insensiblement vers le camion qui, entre temps, s’est placé au carrefour le plus proche devant eux. Elles ont manifestement perçu dans son absence de résistance à être accompagné une inclination à consentir à se rendre au centre d’hébergement. Devant le camion, elles mettent un escabeau pour l’aider à monter. Elles lui font la proposition d’y prendre place à laquelle il semble répondre par un geste vocal mal maîtrisé (« ôôôaaaiis »), très sonore, qui correspond au souffle marquant le soulagement d’avoir mis un premier pied dans le camion. Puis Mr L. glisse et s’affale sous le siège. Vient une autre émission sonore marquant une disposition affective abattue. Il tente de se relever. L’infirmière se penche pour le ramasser, l’assistante sociale, tout bas, glisse : « attend, laisse-moi faire ». Elle évite de l’enlacer pour le porter, mais dispense à mesure qu’il fournit son effort, des gestes discrets de soutien, comme des petites poussées pour faciliter son rétablissement. Une fois Mr L. bien calé dans le siège, l’assistante sociale déclare, sur un ton jovial : « eh bien, il a de sacrés techniques pour s’installer tout seul dans le camion notre p’tit monsieur ! ». Et le conducteur, tente un geste d’humour un rien provocateur : « dites donc, Mr L., je vous ai reconnu avec votre bonnet sur la tête, c’est vous qui jouez dans une fameuse pièce de Molière. Ah ça oui, vous êtes un sacré acteur !!! ».

 Mouvement d’enveloppement et modulations rythmiques temporelles

Les intervenants sociaux ne font pas que rechercher une certaine connivence spontanée avec le monde distinctif de l’usager. Ils empiètent sur ce monde pour lui donner un contact à la réalité et tenter de constituer une certaine unité de sens et d’imprimer un certain mouvement intentionnel aux manifestations produites par le sans-abri. Ils effectuent alors un mouvement d’enveloppement de sa personne qui à la fois génère des fils de résonance mutuelle et un rapport flottant de compréhension à partir d’un certain partage recherché de modulations rythmiques temporelles. Mais comme on le perçoit dans l’observation relatée, ce mouvement d’enveloppement ne fait pas que protéger ou soulager l’usager. S’il est soutenu par le bras ou épaulé dans sa démarche, il reste que les intervenants le poussent à agir et réagir, par des mots censés titiller son amour-propre ou par des gestes qui lui donnent un peu d’élan. Ces quelques légères provocations associent assez systématiquement à la dimension de la passivité celle de la générativité, elles touchent à plusieurs registres d’engagement dans le monde, elles tentent de faire basculer les perceptions du sens de la durée.


Comment relier cette dimension délicate du tact aux grands principes de l’éthique professionnelle de l’intervention sociale ? Comment, malgré l’épuisement capacitaire de l’usager qui peut l’empêcher de se livrer à une « pleine » interaction situé au plan symbolique, le consentement mutuel est-il maintenu dans la ligne de mire de l’intervention, transposant dans les faits les grands traits d’une politique orientée vers un certain traitement de la détresse sociale ? On peut tenter de répondre à cette question de deux manières. D’une part en caractérisant les attendus du geste de sollicitude sur lesquels compte l’intervenant social. Qu’il y ait quelques attendus écarte la possibilité d’une éthique compassionnelle ou fondé sur un acte désintéressé de charité. L’éthique du visage ne suffit pas pour comprendre toute la dimension téléologique engagée par le tact professionnel auquel on a ici affaire. Malgré l’état d’épuisement capacitaire dans lequel se trouve le sans-abri, la scène nous montre un geste de soutien qui continue d’escompter une capacité en retour à répondre de soi, ou, pour le moins, une capacité « d’entendre l’assignation » [25]. Les intervenants minimisent ainsi théoriquement la dissymétrie radicale que peut laisser apparaître l’aide apportée au plus démuni. Ils se défient d’une réceptivité passive du soin. C’est pourquoi l’écoute de la souffrance du sans-abri ne se détache pas d’un effort de dynamisation de ses capacités physiologiques premières et d’un soin particulier à générer de l’éveil. Que cet éveil s’atteste au travers de nombreux événements significatifs où peut s’affirmer une volonté sous la modalité du choix indécis en train de se constituer, donne en soi l’orientation pragmatique première en direction de la dimension responsabilisante du consentement où se consacre un choix éclairé.


C’est là, d’autre part, que pointe une seconde marque de l’éthique professionnelle se jouant au contact des sans-abri. Elle touche à la nature même du tact engagé par les professionnels. Au regard de l’observation qui a été faite, on a déjà constaté qu’il se déploie potentiellement comme un mouvement d’enveloppement de la personne, nourri d’une polarité (soulager de pousser à) dont la teneur contradictoire tend à s’amenuiser dans l’accomplissement même d’un soin qui cherche à les rendre complémentaires. Ce mouvement comporte manifestement l’intention de faire passer auprès de l’usager des courants d’humeur positive qui instaurent une première ondulation réactive prise dans la modulation rythmique temporelle incorporée aux gestes de soin. Cette intention exprime sur le fond un souci de contourner ou déjouer le blocage affectif et la « rigidification du flux temporel » qui ressortissent à l’épuisement capacitaire [26]. Au temps pris pour sédimenter un socle de confiance apporté dans un mouvement de sollicitude doit correspondre la réactivation d’intervalles de temps suscités par un geste de sollicitation. Autrement dit, et à une échelle qui couvre plus largement la démarche actuelle du travail social : la transformation interne lié au réarmement d’une confiance restaurée dans le délai de l’accompagnement de l’usager se rend complémentaire d’un certain nombre d’actions motivantes et responsabilisantes censées le pousser à réagir et à s’engager sur le mode d’un dépassement de ce qu’il est.


La ligne de conduite tracée par cette éthique professionnelle et manifestée par des formes relativement subtiles de tact est étroite. Le bon réglage du geste de soin, qui repose sur la dualité phénoménale de la passivité et de la générativité, sur un mouvement qui ralentit et qui accélère, vise tout à la fois à soutenir sans attacher et à mobiliser sans brusquer, sans faire se raidir l’usager. Il joue des bienfaits et des méfaits de la proximité et frise continûment le paradoxe de l’autonomie et de la vulnérabilité pour pouvoir installer l’usager au seuil du consentement [27]. Et ce paradoxe est d’autant plus tangible, cette ligne de conduite d’autant plus étroite, que le format temporel du consentement (temps suspendu dans un délai pour permettre l’arbitrage, boucle réflexive nécessaire au choix délibéré, temporalité de l’obligation liée à la volonté de s’inscrire à l’épreuve de l’autre), semble sensiblement trop optimiste, trop absolue et trop impérieuse pour certains sans-abri.

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Thévenot L., L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.

Notes

[1Je remercie ceux qui m’ont invité et discuté à cette occasion : A. Bidet et T. Pillon (Congrès de l’AFS, RT23) ; S. Laugier, P. Paperman et N. Zaccaï-Reyners (Université Libre de Bruxelles) ; L. Thévenot (EHESS) ; L. Kaufmann (Université de Lausanne).

[2Au texte présent s’ajoute deux autres papiers partageant l’ambition d’une description de l’expérience de l’aide sociale : l’un plus attentif aux formes de communication infra-langagière échappant à l’ordre interactionnel et touchant aux dimensions de l’affection existentielle (Breviglieri : 2008), l’autre abordant plus directement la porosité fragile du sol de confiance sur lequel se pose le soin des intervenants (Breviglieri : 2013.).

[3L’équipe était alors composée d’E. Gardella, A. Laporte, C. Mondémé et E. Le Méner (Gardella & al. : 2007 ; Gardella et Le Méner, 2010). Mon investigation menée à partir des prises de vue vidéo était accompagnée par un autre « terrain » effectué sur la plateforme de régulation du 115 de manière à étendre l’enquête sur les perceptions morales de la souffrance (Bidet et Le Méner, 2008). Une ethnographie plus systématique de l’aide d’urgence aux sans-abri de Paris a ensuite été mise en place à l’initiative de D. Cefaï et dans le prolongement des premiers travaux de Gardella & al. . (Cefaï et Gardella : 2011)

[4Les EMA sillonnent les rues de Paris afin d’exercer un travail de veille, de soin et éventuellement d’orientation en centre d’hébergement d’urgence auprès des personnes sans-abri qui sont signalées via un n° d’urgence (115) ou croisées lors de la maraude. Cette enquête a fait l’objet de prises de vue vidéo.

[5Pour une approche sur les cadres de l’interaction du travail effectué par les EMA auprès des sans-abri : Gardella, E., Le Méner, E. & Mondémé, C., Les funambules du tact. Une analyse des cadres du travail des EMA du Samusocial de Paris, Document de travail, Observatoire du Samusocial, 2007.

[6Nous incluons ici à la catégorie « travailleurs sociaux » les infirmières et les conducteurs de véhicule qui participent aux équipes mobiles d’aide. Il reste évident, mais le point n’est pas questionné ici, que les différents protagonistes engagent ensembles des conceptions pratiques du soin et de l’aide variées.

[7Pattaroni L., « Les compétences de l’individu : travail social et responsabilisation » in Chatel V. & Soulet M.-H. (éd.), Faire face et s’en sortir, Fribourg, Éditions Universitaires, 2002 ; Soulet M.-H « Une solidarité de responsabilisation ? » in Ion J. (éd.), Le travail social en débat[s], Paris, La Découverte, 2005.

[8Hersch J., « L’exigence morale aux prises avec le temps » in Revue de Métaphysique et de Morale, n°4, 1955.

[9Breviglieri M. & Stavo-Debauge J., « Sous les conventions. Accompagnement social à l’insertion : entre sollicitude et sollicitation, in Eymard-Duvernay F. (éd.), L’économie des conventions. Méthodes et résultats, Paris, La Dévouverte, 2006. Sur l’émergence des questions capacitaires au coeur de l’évolution es politiques sociales : Cantelli F. & Genard J.-L., Action publique et subjectivité, Paris, L.G.D.J., 2007.

[10Sur le problème de la faiblesse de la volonté face aux exigences du marché de l’emploi : Stavo-Debauge J., « Des faiblesses de la volonté du jeune à l’abord des épreuves de recrutement », in Breviglieri M. & Cicchelli V. (éd.), Adolescences méditerranéennes. L’espace public à petits pas, Paris, L’Harmattan-INJEP, 2007.

[11Ricœur P., « Autonomie et vulnérabilité » in Ricœur P., Le Juste 2, Paris, Éditions Esprit, 2002.

[12Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990.

[13Ces registres d’engagement supposent l’ordonnancement complexe d’une série d’événements qui font date et sens en regard du parcours d’insertion évalué par le travailleur social. Cet ordonnancement complexe tient aussi compte, au plan normatif, d’un axe plus général indiquant le sens que doit suivre un parcours d’insertion. Ce sens tend à refléter une évolution du temps vécu qui, dans le passé de l’usager, dérivait au gré d’événements négatifs ou de mauvaises influences et dont on estime qu’il doit pouvoir être redressé pour se maintenir fermement dans les attendus relatifs aux objectifs du contrat. La perception du rapport tenant artificiellement liés le passé au futur, que les intervenants sociaux interrogent à partir d’un parcours plus ou moins erratique en regard de critères d’insertion socio-économiques, est ainsi aiguillée par l’idée optimiste d’un passage du passif à l’actif qui se greffe sur un glissement progressif de l’exclusion à l’accueil trouvé dans le « monde actif », conférant au temps une valeur d’usage fondamentale. Cette question de la présence d’une pluralité de régimes d’engagement impliqués dans le travail social se trouve abordée dans Breviglieri M., Pattaroni L. & Stavo-Debauge J., « Quelques effets de l’idée de proximité sur la conduite et le devenir du travail social », Revue Suisse de Sociologie, n°29, 2003. En abordant ce thème des régimes d’engagement, nous faisons référence à : Thévenot L., L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.

[14Duval R., Temps et vigilance, Paris, Vrin, 1990. On prendra principalement appui sur son chapitre consacré aux variations du sens de la durée, pp. 129-142.

[15Nous devons l’expression à R. Duval, op. cit., p. 128.

[16Duval, op. cit., p. 133.

[17Genard J.-L., La grammaire de la responsabilité, Paris, Les Éditions du Cerf, 1999.

[18L’intervention d’urgence peut toutefois se passer du principe de consentement dans le cas où la survie du sans-abri est objectivement menacée et où l’intervention du travailleur social se place sous la coupe du judiciaire (délit pénal de non-assistance à personne en danger) qui imprègne en partie le code déontologique de la profession. Ce passage reflète jusqu’à quel point le travailleur social continue de croire à l’existence d’éléments capacitaires activables. C’est d’ailleurs sur ce point limite qu’intervient en dernier ressort l’infirmière à qui revient la responsabilité de la décision.

[19Duval, op. cit., p. 136.

[20Op. cit.

[21Op. cit.

[22Breviglieri M., « Le « corps empêché » de l’usager (mutisme, fébrilité, épuisement). Aux limites d’une politique du consentement informé dans le travail social », in Payet J.-P., Giuliani F. & Laforgue D., La voix des acteurs faibles. De l’indignité à la reconnaissance, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, 215-229.

[23Le chef de bord rédige un rapport de nuit quotidien afin de transmettre un certain nombre d’informations aux équipes de jours. Il opère aussi l’essentiel des communications avec la régulation du 115 pour obtenir une place en centre d’hébergement. Je vais retracer dans cette brève narration les seuls éléments d’observation touchant au propos de cet article consacré à la temporalité du consentement.

[24Le Centre d’Hébergement d’Urgence Simple (CHUS) Yves Garel dans le XIe arrondissement de Paris.

[25On retrouve ici les termes de la critique que Ricœur oppose à la philosophie de la passivité de Lévinas. Ricœur maintient face à l’assignation à la responsabilité du visage la capacité minimale à entendre l’assignation pour que l’injonction soit effectivement reçue et que le soi soit affecté sur le mode de l’être-enjoint. Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990. Pour une ethnographie réalisée dans le monde hospitalier et traitant de l’éthique du visage, je mentionne une enquête non publiée de P. Corcuff et N. Depraz. On pourra toutefois consulter une réflexion sur l’expérience de la compassion dans les services publics : Corcuff P., « De la thématique du « lien social » à l’expérience de la compassion. Variété des liaisons et des déliaisons sociales, Pensée Plurielle, n°9, 2005.

[26Binswanger L., Délire, Grenoble, Jérôme Million, 1993. Le délire pose un problème particulier aux intervenants dans la mesure où, non seulement il « dialogue » seul, mais il tend fermement à clôturer son monde qui a perdu contact avec la réalité. Le psychotique vit l’empiètement de son monde clôturé comme une menace et s’efforce de « défendre son territoire contre l’intrusion de toute altérité » ; Bernet R., « Délire et réalité dans la psychose », Études Phénoménologiques, n°15, 1992, p. 46.

[27Breviglieri M., « Bienfaits et méfaits de la proximité dans le travail social », in Ion J. (éd.), Le travail social en débat[s], Paris, La Découverte, 2005.

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