De la vitesse aux manières de fluer : sur quelques théories sociopolitiques contemporaines

Pascal Michon
Article publié le 13 mars 2015
Pour citer cet article : Pascal Michon , « De la vitesse aux manières de fluer : sur quelques théories sociopolitiques contemporaines  », Rhuthmos, 13 mars 2015 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1507

Cet texte a été présenté au cours de la Soirée du BAL dédiée à Mark Lewis le 12 mars 2015.


Résumé : La vitesse puis l’accélération sont devenues deux thèmes courants de la réflexion sociale et politique contemporaine. Pourtant, nombre de personnes déclarent ne pas manquer de temps, d’autres – prisonniers, chômeurs, personnes âgées – que le temps s’écoule trop lentement. Ainsi la question du tempo de nos vies apparaît beaucoup trop limitée, aussi bien socialement que théoriquement, c’est pourquoi il nous faut plutôt envisager leurs manières de fluer et les diverses qualités de ces manières de fluer.

 Vitesse et accélération

La vitesse a été l’une des obsessions majeures du XXe siècle. Vue comme un symbole de modernité et de progrès jusqu’aux années 1960, elle a été sévèrement remise en question à la suite du développement, dans le sillage de 1968, de sensibilités écologiques et politiques nouvelles. Paul Virilio s’est fait un nom en plaçant plus bas que terre ce que les générations précédentes avaient pour leur part porté au pinacle. La vitesse infinie des transmissions et aujourd’hui l’interconnexion mondiale ne peuvent déboucher, selon lui, que sur une explosion finale, un effondrement systémique, qui serait comme l’Apocalypse de la Modernité [1]. Malheureusement, le héraut de « l’Accident général » ne prend pas en compte ses propres crashs conceptuels et chaque jour qui passe sans que l’Accident tant attendu ne se produise enlève un peu plus d’intérêt à cette critique sommaire de la vitesse.


Le thème de l’accélération date, quant à lui, plutôt de la fin des années 1990 et des années 2000. Alors que la vitesse était une simple dérivée des progrès techniques réalisés depuis la fin du XIXe siècle en matière de transport et de télécommunication, l’accélération pointe un phénomène nouveau : l’augmentation du tempo des activités productives et sociales liée à l’extension de la mondialisation dans de nombreux pays au cours des années 1990.


En 2005, ce thème a fait l’objet d’un ouvrage, qui est devenu depuis un bestseller : Accélération. Une critique sociale du temps, d’Hartmut Rosa [2]. Dans son livre, Rosa distingue trois types d’accélération : l’accélération technique, l’accélération des changements des structures sociales et l’accélération du tempo de la vie. Selon lui, chacune de ces accélérations serait propulsée par un « moteur » : l’accélération du rythme de vie par les promesses d’émancipation et de réalisation de soi de la modernité ; l’accélération technique par les exigences du capitalisme et la diffusion de l’économie monétaire et financière ; l’accélération du changement social par l’accentuation de la différenciation fonctionnelle. Par ailleurs, ces trois formes s’entraîneraient les unes les autres dans une spirale autoalimentée : l’accélération du rythme de la vie exigerait l’accélération technique, qui entraînerait à son tour l’accélération du changement des structures, qui impliquerait elle-même une accélération supérieure des rythmes de vie.


La principale conséquence de ce mouvement général serait, paradoxalement, la « pétrification de la vie ». Les individus ne se détermineraient plus par rapport à des projets, dont la probabilité qu’ils se réalisent ne serait plus du tout assurée. Ils seraient entièrement orientés vers le présent et adopteraient une « identité opportuniste », qui serait déconnectée aussi bien de la tradition que du futur. Rosa rejoint sur ce point les très nombreux essayistes qui ne cessent de déplorer le « sacre du présent », le « présentisme », qui se répandrait aux dépens du Projet mais aussi de la Mémoire. Du fait même de la diminution drastique des capacités de projection des individus singuliers et collectifs vers l’avenir, la modernité avancée se caractériserait ainsi par la conjugaison d’une accélération permanente des changements et d’une pétrification des systèmes, qui se seraient autonomisés et échapperaient à tout contrôle. Derrière le changement permanent, nous assisterions en fait à une immobilisation du monde qui désormais tournerait à vide dans une éternelle répétition du même.


En même temps qu’elle jette quelque lumière sur le réel, la grosse machine théorique construite par Rosa a aussi tendance à écraser celui-ci. Dans la mesure où elle présente l’accélération comme une donnée englobante de notre époque, elle ne permet pas de distinguer les groupes sociaux les uns des autres : l’accélération touche-t-elle ceux-ci de la même manière ? Y a-t-il des différences sociales entre les réponses apportées à ce phénomène ? Sommes-nous égaux devant l’accélération ? Rosa n’apporte pas de réponse à ces questions pourtant fondamentales. Son message final est lui-même complètement dépolitisant : du fait de l’accélération permanente et de la pétrification des systèmes qu’elle entraînerait, nous serions déjà dans une « post-histoire ». Il n’y aurait plus rien à faire car le « système mondial » se serait autonomisé et échapperait désormais à tout contrôle. Rosa, de ce point de vue, et bien que son information factuelle soit de bien meilleure qualité, rejoint le pessimisme et le millénarisme de Virilio.

 Diversité des nouvelles conditions temporelles

À cette vision en son fond antipolitique, on peut opposer, en premier lieu, la leçon des faits. Les enquêtes empiriques sur les modes d’organisation du travail, sur sa répartition sociale, sur les budgets-temps des individus, sur les différences liées aux catégories socioprofessionnelles, de genre ou d’âge, toutes ces enquêtes nous montrent une réalité beaucoup plus feuilletée et variée suivant les pays que celle dépeinte par les essayistes, théoriciens et sociologues de la vitesse et de l’accélération [3].


Tout d’abord, il faut souligner que la surcharge temporelle ne concerne pas tout le monde – loin de là. Les enquêtes révèlent l’apparition au cours des années 1990 d’une bipolarisation des sociétés développées. Ces sociétés se scindent alors en deux parties à peu près égales : 51 % des personnes interrogées déclarent que le manque de temps est un problème important pour elles, mais 49 % que ce n’est « pas un problème important » ou même « pas du tout un problème » [4]. Il existe, par ailleurs, une forte opposition entre ceux qui manquent de temps par surcharge de travail et ceux qui ne savent qu’en faire (prisonniers, chômeurs, retraités) ou qui voudraient travailler plus (les temps partiels). Le temps est ainsi vécu d’une multiplicité de manières très différentes qui se répartissent suivant un spectre délimité par quelques idéaltypes : soit comme un flux toujours plus rapide qu’il faut occuper et maîtriser du mieux que l’on peut ; soit comme une durée quasiment immobile et dont on désespère de la voir avancer un peu ; soit, encore, comme quelque chose qui ne pose pas de problème particulier.


Si l’on détaille un peu plus l’analyse, on s’aperçoit que la sur-occupation concerne des populations caractérisées par une combinaison de variables comprenant : 1. la forme des ménages ; 2. les catégories socioprofessionnelles ; 3. la position dans le cycle de vie ; 4. la localisation géographique.


Les sur-occupés sont avant tout ceux qui ont un emploi, les plus diplômés, les femmes et les personnes qui ont de jeunes enfants. Les ménages diplômés biactifs ayant de jeunes enfants et les familles monoparentales trustent le haut du palmarès. Inversement, les chômeurs et les retraités sont les plus nombreux parmi les « sous-occupés », ceux pour lesquels « le temps passe lentement ». Les ménages peu diplômés où l’un des conjoints ne travaille pas sont dans une situation intermédiaire. Cela dit, il existe d’une société à l’autre des variations considérables : aux Pays-Bas, en Suède et en France, il y a une corrélation assez nette entre haut niveau d’études des couples et importance des heures de travail ; mais c’est le contraire en Finlande et en Italie, où les couples les plus diplômés travaillent moins que les autres.


À cela, il faut ajouter qu’il existe une très forte segmentation des formes d’utilisation du temps selon les catégories d’âge. En France, par exemple, le volume de travail effectué tend, depuis plus de 20 ans, à se concentrer sur une phase réduite du cycle de vie (25-55 ans). Ce qui veut dire que les jeunes et les personnes de plus de 55 ans sont beaucoup moins sujettes à une surcharge temporelle que les autres. Mais, là encore, il faut noter que la répartition du travail au cours de l’existence varie énormément suivant les pays. Pour simplifier, on peut distinguer un premier modèle, qui combine des durées de travail hebdomadaires élevées par rapport à des vies actives courtes, comme en France, et un second modèle, qui correspond à une durée de travail hebdomadaire réduite et une durée de vie active élevée, comme au Danemark et aux Pays-Bas.


Enfin, au moins en France, l’organisation temporelle de la vie est très différente en Île-de-France de celle que l’on trouve dans les autres contextes urbains, toutes choses égales par ailleurs. Les temps de travail y sont supérieurs, les temps de travail domestique inférieur du fait du recours plus fréquent aux services, les temps de transports supérieurs, les temps libres (hors Paris) inférieurs.


La réalité temporelle est donc beaucoup plus feuilletée et contrastée géographiquement que nous le disent les tenants de la vitesse et de l’accélération. Elle est aussi paradoxalement beaucoup plus injuste. Ce que ne voient pas ceux qui prônent une vision globale des changements actuels, c’est que tous les groupes sont loin de pouvoir répondre de la même façon aux défis qui leur sont aujourd’hui lancés.


D’une manière générale, les ménages possédant un bagage culturel plus élevé, donc les diplômés sur-occupés professionnellement, s’organisent mieux et arrivent à mieux utiliser leur temps que les moins diplômés. Ces ménages ne sont pas ceux qui ont le moins d’activités sociales ; bien au contraire, ce sont ceux qui pratiquent le plus les sorties chez les amis, qui participent à la vie associative ou aux diverses activités culturelles et de loisir proposées par les villes. D’une part, ils ont plus de moyens pour développer des techniques de synchronisation de la vie familiale ; de l’autre, ces ménages bénéficient d’emplois qui leur laissent une certaine liberté d’organisation de leurs périodes de travail et de non-travail.


À l’inverse, les ménages moins qualifiés qui sont soumis à une forte pression temporelle ont beaucoup plus de mal à organiser leur vie, soit parce qu’il leur manque les moyens culturels et techniques de jongler avec un agenda en perpétuelle modification, soit – surtout, dans les cas où l’un ou les deux membres du couple travaillent à temps partiel ou sur un temps morcelé dans la journée –, parce qu’ils la subissent et n’ont aucune possibilité de pouvoir s’organiser par eux-mêmes.

 Nouvelles dynamiques rythmiques

Le deuxième type d’objection à la thèse de la vitesse et de l’accélération généralisées concerne, d’une part, les résistances qui viennent s’opposer à cette prétendue « logique systémique » et à cette soi-disant « pétrification de l’histoire » et, d’autre part, les créations de nouvelles formes de vie qui ne cessent d’émerger, que ce soit par bricolage empirique et/ou par imagination théorique. Pour parler dans le jargon des philosophes, on ne peut juger du devenir-individu qu’en l’observant à la lumière du devenir-sujet.


Ces dynamiques s’expriment dès les niveaux les plus simples. Certains travaux microsociologiques montrent, par exemple, comment le collectif familial pose souvent des normes et des limites, qui vont à l’encontre des injonctions à la souplesse et à la rationalisation du temps qui viennent du monde économique et technique. Beaucoup de parents, conscients du danger que représentent ces injonctions, régulent les moments et les lieux d’utilisation par les enfants des TIC. Et il en est de même au niveau du couple, dont les membres sont amenés à définir ensemble un certain type de rapports entre vie professionnelle et vie domestique. Les sociologues observent à cet égard tout un éventail d’organisations du temps, qui va de l’imposition de moments de travail exclusifs de toute autre activité à une intégration négociée entre les membres du couple de l’activité professionnelle dans les rythmes domestiques.


D’autres études empiriques montrent que l’organisation du temps privé, lorsqu’il n’est pas trop contraint de l’extérieur, se fait en grande partie selon des valeurs, qui sont opposées à celles dictées par l’entreprise, la technique et plus généralement par le système capitaliste. Si certaines activités se rationalisent (comme les achats groupés, la journée continue, etc.), si certaines font l’objet de gain de temps (comme les traitements administratifs en ligne), d’autres font appel à des types de rapports au temps beaucoup moins utilitaristes. L’accompagnement et l’éducation des enfants, les loisirs, les relations amicales, les relations amoureuses, la participation à la vie civique, l’investissement associatif, la formation personnelle, toutes ces activités fonctionnent sur des modèles qui relèvent d’autres formes d’organisation de la vie. On « prend son temps » et les objectifs utilitaires font place à d’autres logiques indexées sur le don, l’attention et la sollicitude pour autrui.


Si l’on monte d’un cran dans l’échelle d’observation, on peut facilement repérer des dynamiques de résistance et d’organisation encore plus larges. On a vu ainsi apparaître ces dernières années dans nombre de pays développés un mouvement multiforme prônant la « décélération » : le mouvement Slow [5]. Ce mouvement lancé en Italie dans les années 1980 contre l’invasion de la « restauration rapide » a été popularisé par le manifeste de Carl Honoré, Éloge de la lenteur, paru en anglais en 2004 et traduit depuis dans une trentaine de langues [6]. On en trouve des échos jusque dans la littérature scientifique, par exemple chez Rosa, qui préconise à la fin de son livre de ménager par la loi ce qu’il appelle des « bulles de décélération » dans lesquelles nous serions protégés de l’accélération générale de la vie.


Ce mouvement n’est pas sans limites : il est aujourd’hui rattrapé par le système marchand, qui y trouve de nouveaux gisements possibles de profit, ainsi que par le système productif, qui y voit, quant à lui, une nouvelle manière de renforcer encore la productivité des salariés. Le mouvement Slow Food, après avoir inauguré une résistance à la production et à la consommation de masse, est devenu un nouvel argument de vente. Et il n’est pas sans piquant de trouver sur le site du World Institute of Slowness fondé par Geir Berthelsen des publicités pour la marque « registered » slowcoffee et des slogans comme « The art of slowcoffee brewing » ou encore mieux « The world’s slowest coffee » [7]. De même, si Google, selon les recommandations du Slow Management, offre à ses ingénieurs 20 % de leur temps de travail pour leurs recherches personnelles, il ne s’agit en rien d’une politique philanthropique. Non seulement ces ingénieurs choisissent souvent des thèmes de recherche qui pourront intéresser l’entreprise par la suite, mais ils doivent chaque semaine rendre des comptes et justifier du bon emploi de ce « temps libre ». Mieux encore, afin de dégager ces 20 % de bonus, ils doivent travailler plus rapidement pour accomplir les tâches qui leur sont par ailleurs confiées. Le Slow Management apparaît ainsi clairement comme un moyen d’augmenter la productivité de cette catégorie particulière de salariés que sont les travailleurs intellectuels [8].


Mais le mouvement Slow a de très nombreuses facettes et, si certaines initiatives ont déjà été récupérées, d’autres, pour n’en citer que quelques-unes, comme le Slow parenting défendu par Carl Honoré dans un autre livre [9], la Slow Science qui lutte contre le « publish or perish » qui a envahi les universités et les centres de recherche, et le mouvement Cittaslow qui développe un nouveau type d’urbanisme plus respectueux de la qualité de vie des habitants, toutes ces initiatives restent porteuses à la fois de forces critiques et de capacités d’innovation. Elles remettent en question les normes de rationalisation du temps qui se diffusent aujourd’hui et proposent de nouvelles manières d’organiser les différentes sphères de l’existence. Certaines vont jusqu’à remettre en question le fonctionnement productiviste et consumériste du néo-capitalisme lui-même et penchent vers l’écologie politique et les théories de la décroissance.


Si l’on se place maintenant au niveau des États, on s’aperçoit que les politiques publiques temporelles sont encore assez peu nombreuses et limitées, mais on peut noter là encore quelques initiatives qu’il vaut la peine de relever.


Prenons tout d’abord l’exemple du droit du travail. Pour le moment, très peu de pays européens ont pris des dispositions concrètes pour faciliter globalement les ajustements entre vie de travail et vie quotidienne selon les conjonctures de la vie. Mais la Suède et le Danemark ont mis en place, dès la fin des années 1990, des politiques de « lifetime working hours » qui facilitent, par des compensations financières, le travail à temps partiel et les sorties temporaires d’emplois selon les moments de la vie (arrivée d’un enfant, formation, loisirs, etc.). De même en Finlande, les discussions entre l’État et les syndicats ont abouti, au moins dans les services publics, à la création de banques d’heures travaillées, qui permettent de convertir les jours de vacances, les dimanches et les heures supplémentaires travaillés en temps libre choisi. De même encore, aux États-Unis dans les États de Californie et de New York, les fonctionnaires peuvent choisir des rythmes de travail variés, selon leurs besoins et leurs préférences [10]. Ces politiques constituent des outils puissants donnés aux individus pour organiser leurs rythmes de vie, à la fois dans le cours, le moyen et le très long terme.


Deuxième exemple : les politiques publiques concernant la prise en charge de la petite enfance. En dépit de la convergence des tendances démographiques concernant les femmes – décalage des calendriers de nuptialité, de fécondité, de fin d’études –, en dépit également de l’augmentation général des taux d’activités féminins, l’inégalité des genres face au temps reste partout un problème majeur. Mais ces inégalités sont particulièrement fortes là où les politiques publiques concernant l’enfance sont limitées. Les États-Unis sont, par exemple, très en retard en matière de garde d’enfant : 5 % des enfants de moins de 3 ans bénéficient d’un financement ou de garde en institutions publiques ; 54 % seulement des enfants de 3 à 5 ans (inclus) bénéficient de programmes de garde et la plupart à temps partiel. Dans certains pays, comme en Allemagne dans la partie de l’ancienne RFA, le manque de services destinés à la petite enfance a longtemps été un frein très puissant à l’entrée des femmes sur le marché du travail. La Suède et la France, de ce point de vue, profitent à plein de l’ancienneté de leurs politiques familiales, qui donnent aux femmes mais aussi à certains hommes, à travers le réseau des crèches et des maternelles, les congés parentaux, les allocations familiales, les congés et absences pour enfants malades, plus de possibilités d’organiser leur temps, que ce soit pour eux-mêmes ou pour travailler.

 Vers une politique du rythme

L’émergence d’un néo-capitalisme mondialisé et la diffusion des nouvelles techniques d’information et de communication apparaissent très certainement comme les deux principaux responsables des changements temporels en cours.


Certains s’en réjouissent car ils voient dans la vitesse et l’accélération des moyens d’étendre la liberté d’action des individus, qui peuvent, selon eux, plus facilement organiser et densifier leur temps, développer leurs entreprises, produire plus de richesses et donc accéder à un épanouissement et un confort renforcés.


D’autres sont beaucoup plus pessimistes. Ils considèrent, au contraire, que la vitesse et l’accélération se sont transformées en urgence généralisée, qu’elles sont devenues de nouvelles contraintes de plus en plus épuisantes, qui entraînent un amoindrissement de l’individuation. Après le travail au XIXe siècle, puis la culture au XXe siècle, la vie privée serait à son tour colonisée par l’utilitarisme et le rationalisme capitalistes.


Il me semble que l’une et l’autre de ces deux conceptions pèchent par simplification abusive. D’un côté, il n’est pas vrai que la vitesse et l’accélération n’apportent que des avantages. La fluidification des parcours et la rationalisation temporelle ne profitent qu’aux individus de groupes privilégiés, et se montrent de plus en plus violentes pour tous les autres, en particulier tous les individus qui ont perdu leurs soutiens sociaux. Du reste, même pour les soi-disant vainqueurs de la course, il arrive que la fluidification et la rationalisation se retournent dans leur contraire et deviennent des carcans épuisants, aboutissant au burn out et à la relégation.


Mais, il n’est pas vrai non plus, de l’autre côté, que les transformations économiques et techniques aient produit un nouveau « système », qui aurait déjà tellement pénétré les individus, que ceux-ci ne pourraient plus s’y opposer ni inventer d’autres organisations de l’existence.


Tout d’abord, nous l’avons vu, la réalité reste extrêmement diversifiée et contradictoire, et il existe de nombreuses manières de vivre au sein du nouveau monde, sur lesquelles les « diktats de l’urgence » et les injonctions à toujours mieux « utiliser son temps » n’ont aucun poids.


Ensuite, les individus et les groupes sont loin d’être de simples victimes d’un « système » économique et technique. Très attachés aux valeurs modernes d’autonomie et de réalisation de soi, ils sont souvent demandeurs de plus de liberté d’action au niveau professionnel et ils profitent autant qu’ils le peuvent de l’efficacité des techniques d’information et de communication au niveau privé.


Enfin, si certains adoptent un comportement opportuniste et orienté exclusivement vers le présent, beaucoup d’autres inventent de nouvelles manières collectives d’organiser leurs temporalités, que cela soit au niveau de la journée, de la semaine, de l’année ou même de l’existence. Les ressources où ils puisent sont certes diverses : elles vont des pratiques traditionnelles non-utilitaristes, fondés sur le don, la sollicitude, l’attention pour autrui, à des modèles théoriques utopiques visant à renverser le logique productiviste et consumériste actuelle. Mais, quelles que soient les raisons sur lesquelles elles s’appuient, de nombreuses initiatives naissent tous les jours, initiatives qui inaugurent de nouvelles manières d’organiser les rythmes de la vie.


Ces quelques remarques montrent que la question de la vitesse et de l’accélération sont beaucoup trop larges – et en même temps beaucoup trop étroites – pour nous permettre de comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Ce qui compte, ce n’est pas tellement le tempo de nos vies mais bien plutôt les manières dont nous les organisons et les effets que ces organisations peuvent avoir sur notre subjectivation. Ce qui compte, ce n’est pas le soi-disant « système » auquel nous ne pourrions échapper mais les résistances, les inventions, les nouveaux rythmes que nous donnons à nos vies. C’est pourquoi, il me semble que ce dont nous avons besoin, ce n’est pas tant d’une critique de la vitesse ou même de l’accélération mais plutôt d’une politique du rythme.

 Le rythme comme dispositif artistique

Pour terminer, je voudrais dire quelques mots du travail de Mark Lewis qui ne seront pas sans rapports, en tout cas je l’espère, avec ce qui vient d’être montré. Dans la publication qui accompagne l’exposition « Above and Below », Chantal Pontbriand note avec beaucoup de justesse sa manière très singulière de construire des plans-séquences à partir de mouvements de caméra lents et réguliers, dont toute visée narrative a été supprimée. Elle souligne les effets de ces choix cinématographiques sur les corps des spectateurs, sur leur expérience sensorielle, sur le vertige qu’elle peut éventuellement produire. Elle signale l’intérêt de Lewis pour tous les gestes de ses « figurants », gestes souvent très banals mais qui constituent comme autant de microformes de résistance ou de réappropriation d’espaces dévastés. Les plus beaux étant souvent les plus simples : SDF de Cold Morning, promeneurs, joggers et cyclistes du Minhocão, fumeur de cigarette du Café Grazynka.


Bref, par sa forme aussi bien que par ce qu’il met au jour, l’art de Mark Lewis relève déjà clairement d’une politique du rythme, telle que j’y faisais allusion à l’instant : au sens d’une critique des rythmes qui organisent nos corps et nos esprits, donc d’une certaine dénonciation des pouvoirs qui les traversent ; mais aussi au sens, sinon d’une célébration, le mot serait peut-être un peu fort, du moins d’une défense et illustration des rythmes propres à chacun – et donc in fine du pouvoir d’agir dont nous sommes dotés, même si nous ne le mobilisons pas assez souvent.


À cela il faut très certainement ajouter ce que j’appellerai son rhuthmos particulier, c’est-à-dire sa « manière » tout à fait originale « de fluer ». Je m’explique : chez Mark Lewis, le regard ressemble toujours, même quand il est apparemment immobile, à une manière de se glisser au beau milieu, au sein même des flux du réel. Du fait de ses déplacements à la fois souples et réguliers mais aussi du caractère illusionniste d’une image impeccable, qui rompt avec les vidéos pauvres et baveuses auxquelles ce type d’art nous a trop souvent habitués, la caméra n’y est ni objectivante, ni expressive. Elle ne réifie pas ce qu’elle filme et ne se constitue pas non plus elle-même comme point focal de l’observation. Ses mouvements ressemblent beaucoup plus à ceux d’un cycliste qui négocierait les courbes et les pentes de la montée ou de la descente d’un col, ou mieux encore à ceux d’un nageur qui, s’immergeant dans un fleuve, se laisserait porter, accélérerait sa nage, ou bien se risquerait au milieu des tourbillons qui le tirent vers le fond ou le propulsent à la surface.


Plutôt qu’un « reportage » qui documenterait une réalité parfois difficile d’accès mais toujours pleine, qu’une « observation » qui percerait et exposerait les mystères du monde, qu’une « critique » qui dévoilerait son fonctionnement inconscient, ou encore qu’une « expression » du moi génial de l’artiste ou même qu’un simple « regard subjectif », chacun des films de Lewis constitue un « dispositif rythmique ». À la différence des approches journalistiques, scientifiques ou philosophiques, mais aussi de bien des approches artistiques, l’exploration échappe ici à toute logique dualiste. Elle ne cherche pas à faire surgir ou à dévoiler un sens à la fois caché, stable et définitif, qu’elle montrerait à un spectateur transformé de facto en observateur passif ; mais elle n’est pas non plus l’affirmation d’un point de vue à l’originalité autoproclamée. Il s’agit plutôt, par l’intermédiaire d’un dispositif alliant la peinture et le cinéma, de faire partager au spectateur des mouvements intimes, des écoulements propres, des manières de fluer particulières à tel ou tel lieu, à tel ou tel moment ou encore à tel ou tel personnage. L’art de Mark Lewis est un art des rythmes, ou plutôt des rhuthmoi, c’est-à-dire des « manières de fluer ».


De ce point de vue, il y a certainement dans sa démarche quelque chose qui correspond très intimement à la nature du monde actuel et à ses nouvelles dimensions éthiques et politiques. Ce monde en effet ne fonctionne plus, il n’est plus composé de systèmes stables ; il s’écoule, se fait et se défait en permanence au gré de flux, d’interconnexions, de réseaux plus ou moins labiles ; et c’est pourquoi l’enjeu principal pour les individus singuliers et collectifs qui le peuplent est et sera de plus en plus clairement de reprendre le contrôle des rythmes qui à la fois les portent et les assujettissent.


Le succès extrêmement mérité de Mark Lewis me semble ainsi lié à cette adéquation remarquable. Après avoir longtemps travaillé la photographie, au début des années 1990, il a opté pour la vidéo. Ce faisant, raconte-t-il, il s’est trouvé lui-même, mais il a aussi certainement trouvé un moyen d’explorer, de rendre compte et même de critiquer la gigantesque mutation que nous venons de traverser et à la suite de laquelle est apparu le monde du XXIe siècle, avec sa dureté et ses injustices mais aussi sa beauté, ses aspects mystérieux et les immenses potentialités qu’il recèle.

Notes

[1Voir, parmi beaucoup d’autres, P. Virilio, La Bombe informatique. Essai sur les conséquences du développement de l’informatique, Paris, Galilée, 1998 ; L’accident originel, Paris, Galilée, 2005.

[2H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, 1re éd. 2005, trad. Didier Renault, Paris, La découverte, 2010. On en trouvera une recension ici : http://rhuthmos.eu/spip.php?article272

[3F. Godard, « Vie publique et vie privée : de nouveaux régimes temporels », Réseaux, 2007/1, N° 140, p. 29-65 – également en ligne ici : http://rhuthmos.eu/spip.php?article1302 ; « Les temps du quotidien » in L. Vodoz & C. Jemelin (dir.), Les territoires de la mobilité : l’aire du temps, Lausanne, PPUR, 2004, p. 43-56également ici : http://rhuthmos.eu/spip.php?article1255 ; « Cessons d’opposer temps individuels et temps collectifs », Projet n° 273, mars 2003, p. 35-42 – également en ligne ici : http://rhuthmos.eu/spip.php?article917.

[4Enquête SOFRES « Les Français et le temps dans la ville », mai 2001.

[5Le philosophe norvégien, Guttorm Fløistad, résume apparemment le point de vue défendu par le mouvement Slow de la manière suivante : « The only thing for certain is that everything changes. The rate of change increases. If you want to hang on you better speed up. That is the message of today. It could however be useful to remind everyone that our basic needs never change. The need to be seen and appreciated ! It is the need to belong. The need for nearness and care, and for a little love ! This is given only through slowness in human relations. In order to master changes, we have to recover slowness, reflection and togetherness. There we will find real renewal. » http://en.wikipedia.org/wiki/Slow_Movement

[6C. Honoré, In Praise of Slowness : How A Worldwide Movement Is Challenging the Cult of Speed, San Francisco, HarperSanFrancisco, 2004.

[7World Institute of Slowness : http://www.theworldinstituteofslowness.com/

[8B. Girard, Une révolution du management. Le modèle Google, Paris, MM2 Editions, 2006. Cité dans C. Bouton, Le temps de l’urgence, op. cit., p. 262.

[9C. Honoré, Under Pressure : Rescuing Our Children from the Culture of Hyper-Parenting, San Francisco, HarperSanFrancisco, 2008.

[10J. Pillinger, Working Time in Europe : A European Working Time Policy in the Public Services, European Trade Union Institute 2000, p. 39. http://library.fes.de/pdf-files/gurn/00327.pdf

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