Sur les « Rythmes des propagations d’information » (Dominique Boullier, sociologue – Séminaire Rythmologies, 14 février 2023)

Pascal Michon
Article publié le 24 février 2023
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Sur les « Rythmes des propagations d’information » (Dominique Boullier, sociologue – Séminaire Rythmologies, 14 février 2023)  », Rhuthmos, 24 février 2023 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2961

Cher Dominique Boullier,


J’ai assisté avec un grand plaisir à votre présentation dans le séminaire Rythmologies organisé par Luc Gwiazdzinski et Christian Graff. J’ai beaucoup apprécié non seulement les données analytiques récentes auxquelles vous nous avez donné accès de manière très claire, mais aussi vos remarques sur les questions méthodologiques qui étaient en jeu dans votre travail. Chemin faisant, vous nous avez lancé quelques questions concernant l’usage que vous pourriez faire de la notion de rythme dans une théorie de la propagation. Vous avez ainsi signalé que bien des phénomènes que vous décrivez pouvaient être mesurés et ramenés à des « rythmes » plus ou moins réguliers. En réponse à ces questions et à ces exemples, j’aimerais expliquer ici en quoi les gains que l’on peut attendre d’une prise en compte des questions rythmologiques ne se limitent pas à cette simple mise en ordre temporelle et métrique des données, même si elle ne les interdit pas bien entendu.


Je note, tout d’abord, l’importance que prennent dans vos analyses de la « propagation des informations » les notions de « grain » ou de « particule ». Comme Tarde, auquel vous avez très justement rendu hommage, vous partez d’un point de vue infinitésimal et vous observez la propagation de particules infimes de sens qui forment des sortes de flux sémantiques, dont on peut désormais, grâce aux moyens de quantification que nous fournissent les nouvelles techniques de communication, de conservation et de tri, mesurer l’ampleur, la durée et les variations. Je vois dans ce parti pris quelque chose de très proche d’un certain nombre de sciences du vivant, comme la génétique, la biologie moléculaire et l’éthologie, mais aussi, même si c’est moins direct, de sciences de l’homme et de la société comme la poétique du rythme, la sociologie interactionniste, certaines formes de l’économie des conventions ou la théorie de l’acteur-réseau. C’est certainement l’un des aspects de votre travail qui se rapproche le plus de ce que nous appelons, pour notre part, l’aspect rhuthmique des choses, les manières de fluer de populations (de gènes, de cellules, d’animaux, d’individus, de formes signifiantes, etc.) et sur lequel nous essayons d’attirer l’attention de la communauté scientifique.


D’un autre côté, contrairement à Bruno Latour, vous n’avez pas écarté les notions holistes de « milieu », de « système » et même de « structure ». Vous avez soutenu qu’on ne pouvait faire des sciences sociales des deux points de vue à la fois mais que chacun des deux restait légitime et que l’on pouvait, dans une sorte de cercle ou plutôt de spirale herméneutique (c’est moi qui ajoute ce terme) associant les deux, avancer vers une meilleure connaissance de la réalité sociale.


Vous vous êtes ainsi inscrit dans le mouvement anti-dualiste qui est apparu dans les sciences sociales et humaines dans les années 1980-1990 lorsqu’un certain nombre de penseurs ont commencé à construire des théories « intermédiaires », comme disait Margaret Archer, qui éviteraient de soumettre ces sciences à l’alternative top-down vs bottom-up  : « l’agir communicationnel » chez Habermas, l’intrication de l’individualisme méthodologique et du « conventionnalisme » social chez Dupuy, Eymard-Duvernay, Boltanski et Thévenot, l’articulation par la « narration » des pôles de l’ipséité (le for intérieur moral) et de la mêmeté (le caractère social) chez Ricœur, la mise en place de « routines » à la fois incorporées dans les individus et déposées dans les configurations spatiales des sociétés où ils vivent chez Giddens, etc.


Vous avez présenté cette stratégie comme essentiellement « pratique » mais, sans avoir malheureusement le temps d’en dire davantage, vous avez aussi fait allusion à un « modèle théorique fractal » qui permettrait de passer de bas en haut et de haut en bas.


D’où toute une série de questions, qui ne sont pas sans rapports, vous allez le voir, avec la rythmologie.


Tout d’abord, nous aimerions beaucoup savoir comment fonctionne ce modèle ; comment vous le situez par rapport à ces diverses tentatives déjà anciennes ; autrement dit, en quoi le « paradigme de la propagation » renouvelle la stratégie anti-dualiste.


Par ailleurs, sous réserve que vous n’ayez déjà répondu à cette interrogation dans ce modèle, ne pensez-vous pas qu’on pourrait aller encore un peu plus loin dans cette direction en passant d’une approche simplement spiralaire à une approche centrée sur les flux à observer eux-mêmes ? Plutôt que de faire des allers-retours d’un niveau micro au niveau macro, des éléments d’information aux idéologies et conventions, ou des individus aux institutions et systèmes qui, quoi qu’on fasse, ont bien du mal à former un continuum descriptif suffisamment cohérent, on gagnerait peut-être à « partir du milieu », comme disait Simondon, et à observer les différentes qualités éthiques, politiques et artistiques des flux de myriades d’informations dont vous cherchez à rendre compte.


Ce changement méthodologique permettrait alors de rejoindre la rythmologie que nous essayons de bâtir sur un deuxième point important : l’insistance sur les interactions entre les éléments d’une population, qui lui donnent sa viscosité propre, sa puissance d’existence et d’action, sa transmissibilité, mais provoquent aussi ses variations et parfois ses « catastrophes », autrement dit sur sa manière spécifique de fluer, son rhuthmos et, du coup, la remise en question du primat donné aux approches rythmiques linéaires et métriques, qui peuvent être utiles ponctuellement mais ne peuvent rendre compte de l’ensemble de ce qui se passe.


Il permettrait également de s’approcher d’un troisième point déterminant de ce que nous pourrions donc appeler en toute rigueur notre « rhuthmologie » : son aspect anthropologico-historique, c’est-à-dire son intérêt pour la puissance d’individuation singulière et collective, et la puissance artistique, des flux qu’elle observe. Depuis longtemps, la théorie de l’information a fait la critique de la conception strictement technique de Shannon qui ne s’intéressait qu’aux événements sémiotiques dénombrables et oubliait les événements sémantiques complexes, mais on a encore du mal à voir en quoi les alternatives proposées nous aident à comprendre ce qui se passe réellement quand nous échangeons sur les réseaux. Certes, ceux-ci entraînent de forts effets imitatifs et dispersifs, certes ceux-ci permettent des manipulations et des entreprises de propagande très puissantes, mais ils n’en offrent pas moins, en même temps, des outils sémantiques pour des échanges et des actions collectifs tout à fait nouveaux et non moins puissants. La « vitesse » des échanges n’est pas en elle-même un problème car elle peut être exploitée dans un sens ou dans l’autre. Nous ne doutons pas, en ce qui nous concerne, que les réseaux vont nous aider à populariser parmi nos collègues les questions et les propositions rythmologiques et rythmanalytiques que les institutions disciplinées ont pour le moment bien du mal à intégrer…


Enfin, si vous nous accordez ces deux points, une dernière question : ne pensez-vous pas alors qu’une telle approche nécessiterait de reposer plus clairement la question centrale mais qui reste encore bien confuse aujourd’hui : la question du langage. Par langage, je n’entends ni les « structures de l’intercompréhension » à la Habermas, ni les « conventions » à la Eymard-Duvernay ou les « échelles de grandeur » à la Boltanski & Thévenot, ni la « narration » à la Ricœur, ni bien sûr les structures « différantielles » à la Derrida ou les « jeux de langage » à la Lyotard. Toutes ces approches mettent le langage entre parenthèses (comme on le voit chez les économistes et les sociologues) ou bien le réduisent à un unique aspect qu’elles généralisent abusivement (comme le font beaucoup de philosophes). Par langage, j’entends, bien plus fondamentalement et largement, « l’activité signifiante » décrite par la linguistique et la poétique (Benveniste et Meschonnic), avec son dynamisme, ses manières de fluer, ses discontinuités et ses multiples effets éthiques, politiques et artistiques. Sans le langage, ses populations signifiantes et ses rhuthmoi, pas de rhuthmoi de l’information ni de rhuthmoi du social. Et du coup, pas d’individus singuliers, pas d’individus collectifs, pas d’institutions, ni de sujets (au sens de suppôts d’action), c’est-à-dire pas d’éthique, ni de politique, ni d’art.


Voilà, cher Collègue, les quelques réflexions qui me sont venues à l’audition de votre présentation. Il me semble, pour ne rien vous cacher, qu’en dépit de quelques divergences, en particulier sur la définition à donner à la notion de rythme et peut-être sur le langage, nous partageons un certain nombre de points de vue fondamentaux – le point de vue des populations, l’anti-dualisme, le primat du flux et de ses organisations – qui pourraient nous permettre de travailler ensemble à l’avenir. C’est en tout cas ce que nous espérons vivement.

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP