Ce texte est un extrait d’une réflexion sur les arts contemporains tiré de Problèmes de rythmanalyse, vol. 2, Paris, Rhuthmos, 2022, pp. 204-208.
L’envergure effective de ces transformations apparaît en pleine lumière lorsque l’on interroge leur portée éthique et politique. Cela fait déjà bien longtemps, en effet, que certains penseurs ont noté les dimensions rythmanalytiques de l’activité artistique. Dès les dernières années du XIXe siècle, Gabriel Tarde et Georg Simmel ont pu estimer que les extensions de l’usage du vers libre, de la décomposition impressionniste, des modulations rythmiques et du chromatisme musical à la fin du XIXe siècle n’étaient certainement pas sans rapports avec la fluidification rapide et puissante des sociétés en cours, la transformation de la vie dans les grandes villes et la naissance de nouvelles formes de socialisation liées à la diffusion de la presse et des nouveaux moyens de communication : les publics. De même, dans les années 1920, Siegfried Kracauer a écrit des pages mémorables sur les Tiller girls et les rapports entre leurs chorégraphies mécanisées et les mouvements imposés aux ouvriers dans les usines taylorisées de la seconde révolution industrielle. Quelques années plus tard, Walter Benjamin a pour sa part souligné les rapports étroits entre les rythmes poétiques totalement inédits des vers et des proses de Baudelaire, et les chocs et stimuli nouveaux générés par la vie dans les grandes villes modernes.
Aujourd’hui, la réémergence des préoccupations rythmiques dans les œuvres de certains artistes paraît, elle aussi, directement liée à la mutation que nous venons de traverser et qui nous a fait basculer d’un monde systémique à un monde flexréticulaire. Les formes de critique qu’ils déploient à l’égard de cette mutation ne relèvent plus, bien entendu, des modèles philosophiques élaborés à l’aube de la période moderne. Il ne s’agit plus simplement pour eux de remettre en question des traditions ou des injustices au nom de la seule liberté des individus économiques comme chez Adam Smith et ses innombrables successeurs, ni du reste au nom d’un libre examen des préjugés, comme celui promu par les principaux penseurs des Lumières, ou même d’une application d’impératifs moraux catégoriques, comme le suggérait Kant.
Toutefois, ces nouvelles formes de critique ne se manifestent pas non plus, à la manière de Hegel et de bien des marxistes, à travers une « dialectique » qui nierait et maintiendrait à la fois le donné concret afin de préparer un « dépassement étatique et/ou révolutionnaire », ni d’ailleurs comme une « analyse » de type réaliste ou positiviste qui se limiterait à établir, d’une manière totalement « neutre », les « faits », la « réalité de la vie », « wie es eigentlich gewesen ist » comme disait Ranke. La dialectique faisait de l’abstraction d’un après coup le point de vue d’où observer tout processus critique et pratique. Elle présupposait l’idée qu’il serait possible d’agir dans l’Histoire au nom d’une Vérité et d’un Bien absolus, qui certes ne seraient pas immédiatement donnés mais dont on pourrait escompter qu’ils le soient un jour. Mais le réalisme et le positivisme, pour leur part, absolutisaient le donné. Toute critique était subordonnée à leurs yeux à un être-là du monde qui rendait au fond dérisoire toute remise en question.
À l’encontre de toutes ces abstractions, les pratiques artistiques contemporaines savent que leur force critique ne leur vient pas de leur indexation sur des « normes » morales et politiques abstraitement « universelles », ni sur un « esprit absolu » qui les appellerait à lui de la toute fin de l’histoire, ni même sur le « monde » qui les précède et qu’elles devraient simplement décrire et accepter pour ce qu’il « est ». Comme on le voit très bien chez Maguy Marin ou chez Élise Lerat et le Collectif Allogène, elles revendiquent leur concrétude et leur historicité propres, c’est-à-dire à la fois leur inscription dans le tissu social et historique contemporain, et une part d’inachevé, d’ouverture, d’infini. Elles retrouvent ainsi une vérité poétique assez simple : la critique déployée par l’art est toujours simultanément au premier et au dernier degré, et c’est pourquoi elle peut dire le vrai et le juste sans nécessairement le savoir.
Cela étant, cette concrétude et cette historicité de la critique ne doivent pas être comprises comme on le faisait souvent au siècle dernier en s’inspirant assez librement de Nietzsche ou de Freud. Significativement, ces nouvelles pratiques artistiques ne se réclament plus de la « critique à coups de marteau » et de la « plongée dans les eaux de l’inconscient », qui ont connu la fortune que l’on sait après la Première Guerre mondiale puis dans le sillage des mouvements des années 1960. Elles ne cherchent plus, en s’appuyant sur les pulsions et les forces les plus profondes, à rompre les réseaux de significations et de valeurs imposées, par un « émiettement du tout » et une stratégie de l’ « esquive » et du « masque ». Elles récusent le mythe du « grand saut ». Elles n’essayent plus d’imiter Artaud et Bataille, et ne jouent plus les saynètes déjà écrites de la rupture ou de la dispersion. Elles savent l’inanité de ces folies bien calculées, de ces jeux sur les mots qui miment lourdement l’inconscient. [1]
À l’inverse, le maintien, en dépit de cet attachement au concret et à l’historicité, de la vocation éthique et politique des artistes va à l’encontre, il faut aussi le souligner, de toutes les formes de déconstruction para-mystique, qui se sont multipliées ces dernières années. Beaucoup d’artistes se sont en effet laissé prendre, on l’a noté, à des discours philosophiques qui, tout en mettant ostensiblement en avant leur rapport à la « Poésie » et à l’« Art », ne cessaient de remâcher leur ressentiment dû, autrefois chez le dernier Heidegger, à l’effondrement du régime nazi qu’il avait soutenu, et, chez nombre de ses disciples, un peu plus tard, à leur désenchantement à l’égard du marxisme et du freudisme, auxquels ils avaient de leur côté confié toute leur foi. De leur point de vue de croyants floués à qui on ne le ferait plus, toute critique, tout projet et tout engagement éthiques et politiques présupposaient, plus ou moins profondément caché, un préjugé « substantialiste », « techniciste » et « anthropocentrique ». Il fallait donc, affirmaient-ils du haut de leurs tours d’ivoire fissurées, « cesser de critiquer » pour « se mettre à l’écoute de l’Être », c’est-à-dire, dans la version plutôt classicisante proposée par Gadamer, de ce que nos « Ancêtres » pouvaient nous avoir transmis par l’intermédiaire de nos « Traditions » et de notre « Langue » ou, dans la version plus moderne de Derrida qui se voulait plus au fait des dernières découvertes de la linguistique et de la sémiotique, de s’approcher au plus près d’un Être toujours « différant », en acceptant la dispersion et la dissémination du sens et des valeurs au sein des mondes sans fonds et sans consistance constitués par les « Signes ».
Aujourd’hui, ces tentations d’autodissolution des artistes et de l’art, qui ont connu un temps un certain succès, semblent heureusement en net recul. Les leçons que les artistes tirent eux-mêmes de leur pratique l’emportent sur les discours très éloignés de la réalité tenus par les philosophes. Quand un artiste produit une œuvre d’art ou quand nous en traversons une, c’est en effet à chaque fois cette activité tout à fait singulière qui fait exister la « tradition », la « langue », la « culture » et les « signes », et les unes et les autres n’ont en dehors de cette activité aucune réalité intrinsèque. La force critique de l’art ne se dilue donc pas dans ses prétendues conditions ontologiques, herméneutiques ou sémiotiques, et s’exprime au contraire dans les rythmes transsubjectifs que la moindre activité artistique fait apparaître, dans les modulations de leur puissance, c’est-à-dire ce qu’ils seront capables de faire aux rythmes des individus singuliers ou collectifs qu’ils traverseront à l’avenir. Cette force est celle qui façonnera les mondes rythmiques futurs.
Aujourd’hui comme hier, la critique artistique ne relève donc pas d’une simple différenciation à l’égard du passé, ni d’un progrès quasi automatique vers un futur idéal, ni d’une prétendue neutralité à l’égard du donné historique, ni d’une mise en pièces des croyances et des idéologies censée permettre de retrouver enfin la vie brute, ni d’un jeu toujours perdant avec la tradition, la langue, la culture ou les signes dans lesquels nous serions « toujours déjà jetés ». La force critique des artistes est consubstantielle à leur capacité de créer des œuvres qui rassemblent toutes les dimensions du présent, des plus insupportables aux plus lumineuses, et qui, en dépit de cet ancrage primordial, pourront se perpétuer à l’avenir à travers des chaînes d’individus singuliers ou collectifs extrêmement étendues.
En ce sens, cette force critique ne peut être qu’une recherche inachevable du sens à donner à l’ « homme » et donc aux sociétés et aux cultures dans lesquelles il vit. L’art fait, depuis toujours et d’une manière bien plus large que n’a pu le faire bien souvent la philosophie, ce que Foucault avait commencé à entrevoir, à la fin de sa vie, chez Baudelaire : il problématise la vie. [2] Un auteur injustement oublié de l’entre-deux-guerres, Bernard Groethuysen l’avait déjà bien compris. Dans son Anthropologie philosophique, il écrivait ainsi, à propos de saint Augustin mais son constat valait pour toute anthropologie historique :
L’homme est la créature problématique de l’univers non-problématique de la nature. Un arbre, un animal ne se mettent pas en question. Seul l’homme est pour lui-même un problème. [3]
C’est là le sens éthique et politique de toute œuvre et de toute analyse artistique auquel était déjà sensible, à la même époque, Walter Benjamin qui lui aussi, comme Foucault, était fasciné par Baudelaire et sa puissance poétique. Certes, les Lumières ont pris une anthropologie particulière, la leur, abstraitement universaliste, pour une anthropologie générale, mais les critiques réactionnaires comme du reste les critiques anarchisantes portées contre les Lumières ont jeté, pour leur part, le bébé avec l’eau du bain. La réalité anthropologique existe bel et bien, même s’il faut la concevoir comme radicalement historique, c’est-à-dire à la fois comme concrète et inscrite dans une situation historique, ou comme spécifique et irréductible à des caractères purement universels, mais en même temps, problématique, ouverte vers le partage et l’avenir, et donc irréductible à des caractères purement locaux. De ce point de vue, les arts, quel que soit le médium choisi, sont des pratiques qui, par les rythmes qu’ils inventent, ne cessent d’affronter la radicale historicité de l’homme.