Sur André Leroi-Gourhan : lettre à Alexandra Bidet

Pascal Michon
Article publié le 13 janvier 2014
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Sur André Leroi-Gourhan : lettre à Alexandra Bidet  », Rhuthmos, 13 janvier 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article467

Chère Alexandra Bidet,


Je viens de lire avec curiosité votre texte sur « Le style chez André Leroi-Gourhan, ou le social dans la nature » [1]. J’y retrouve un certain nombre de points de contact avec les préoccupations propres à RHUTHMOS. Par exemple : « Tout le propos de Leroi-Gourhan s’ordonne à cette création rythmique, comprise comme le lieu même de la “libération individuelle” ou, moins héroïquement, d’une façon de s’orienter en s’inventant – ce style proprement humain de rapport au milieu. » Ou : « Du spécifique à l’ethnique, du rapport au milieu à la relation au groupe, de la valeur du style comme insertion dans l’existence à sa fonction particularisante comme “manière propre à une collectivité d’assumer et de marquer les formes, les valeurs et les rythmes” [Leroi-Gourhan 1965a : 93], Leroi-Gourhan trace pourtant une continuité. » Ou encore : « En matière esthétique, on ne voit donc nullement – comme dans les domaines de la technique et du langage – le social dominer l’individuel : “La société n’y domine que pour laisser aux individus le sentiment d’exister personnellement au sein du groupe”. Si l’esthétique apparaît ainsi “fondée sur le jugement des nuances”, ces nuances, ces variations, ne sont pas pour autant expression mais création. » Plus loin : « La valeur pragmatique des normes sociales et des traits culturels prévaut ici – d’un point de vue à la fois analytique et génétique – sur leur valeur contraignante : c’est bien plutôt en permettant des contacts effectifs d’une part, en représentant l’unité du groupe de l’autre, qu’ils sont décisifs pour “l’insertion” de chacun et la “saveur de la proximité”. » Et bien sûr : « A. Leroi-Gourhan invite ainsi à voir dans la création et l’équilibre rythmique l’étoffe même de la socialité. »


Leroi-Gourhan fait partie des grands penseurs du rythme parce qu’il a cherché, plus que d’autres, comment surmonter les dualismes des sciences sociales. Mais, pour l’avoir lu vraiment de près et plusieurs fois, je reste un peu sur ma faim, notamment à cause du statut qu’il donne (ou plutôt ne donne pas) au langage. Je pense que cela vous joue des tours car vous semblez accepter de mettre en continuité, un peu rapidement comme il le fait lui-même, le physiologique avec le social, le corps avec l’activité humaine : « L’anthropologie proposée par Leroi-Gourhan s’ancre dans l’étude du corps humain, considéré comme analytiquement premier pour toute compréhension de l’activité humaine. » Du coup le rythme apparaît comme une simple extension corporelle : « Au piétinement qui constitue le cadre rythmique de la marche, s’ajoute chez l’homme l’animation rythmique du bras ; alors que le premier régit l’intégration spatio-temporelle et se trouve à la source de l’animation dans le domaine social, le mouvement rythmique du bras ouvre une autre issue, celle d’une intégration de l’individu dans un dispositif créateur non plus d’espace et de temps mais de formes. » Plus loin : « Partir du corps humain, c’est considérer les “fondements corporels des valeurs et des rythmes”. Ils permettent de comprendre la valeur des styles. » Franchement je ne vois pas comment vous passez concrètement des premiers à la seconde, sinon de manière purement déclarative. Auriez-vous un exemple concret ?


Certes, il est nécessaire pour comprendre comment fonctionne le social de prendre en compte les rythmes de la corporéité, mais ceux-ci ne sont pas les seuls. Il faut aussi prendre en compte les rythmes du langage et ceux des interactions, qui ont une réalité propre, et que vous semblez sous-estimer : « Si Leroi-Gourhan définit le style ethnique comme “la manière propre à une collectivité d’assumer et de marquer les formes, les valeurs et les rythmes”, cette socialité instituée n’est donc jamais appréhendée pour elle-même, mais bien toujours en sa qualité pragmatique d’appui, en son lien intrinsèque à la motricité et à l’activité humaine. La valeur pragmatique de ces symboles sociaux et “des attitudes collectives très caractéristiques” est du même ordre que celle du rassemblement des corps et son effervescence thématisée par E. Durkheim : ils autorisent, au ras de l’esthétique physiologique ou fonctionnelle, un sentiment d’“insertion dans l’existence”, et avec elle le déploiement sans heurts d’une “créativité des formes”. »


Votre conclusion est, sur ce point, tout à fait significative. Vous militez pour un « naturalisme modéré », ce qui ne peut que vous empêcher de donner au langage la place qui lui revient dans toute anthropologie. Je suis, par ailleurs, très sceptique sur la possibilité de reprendre le concept de « style » sans embarquer avec lui tous les dualismes que la philosophie, la théorie esthétique, la stylistique y ont mis depuis deux siècles et demi. Je pense, excusez-moi, que c’est un erreur stratégique de croire ce concept réformable à partir du concept de rythme et que vous risquez fort de réduire celui-ci à celui-là plutôt que l’inverse. C’est ce que l’on perçoit lorsque vous reprenez Leroi-Gourhan : « Le rythme renvoie donc autant à la régularisation qu’à la rupture. » Et plus loin : « En somme, “les gammes des goûts, des odeurs, des touchers, des sons, des couleurs montrent une amplitude et des écarts très caractéristiques.” » Rien de neuf ici par rapport à la stylistique et à sa théorie rhétorique de l’écart par rapport à la norme. C’est toujours le même dualisme. De même, lorsque vous écrivez : « Ainsi saisie dans sa dynamique élémentaire, comme l’établissement d’une harmonie entre des rythmes qui s’accordent, l’“insertion dans l’existence” a une valeur esthétique. » L’esthétique, je veux dire bien sûr l’artistique, est difficilement soluble dans l’harmonie des rythmes. Quid des dysharmonies, si fréquentes depuis le XIXe siècle ?


Avec le style revient, du reste, le flou du critère de l’émotion : « Si les valeurs s’entendent comme des préférences générales fondées sur l’émotion,... » ; du sujet auto-constituant : « l’auto-constitution du sujet par sa propre action » ; de l’ineffable : « “l’esprit” d’un peuple, est inaccessible à la classification verbale, c’est un style qui a sa valeur propre et qui baigne la totalité culturelle du groupe. » Plus loin : « l’ethnologie lui paraît “hors d’état de formuler ce qui est l’objet le plus intime de sa recherche […] si important que de lui seul relève la réalité de l’ethnie” : cet ensemble de rapprochements de sens hors du langage. »


Si vous me permettez de dire le fond de ma pensée, – je sais que je m’adresse à une sociologue ouverte d’esprit – il me semble que l’anthropologie et la sociologie n’ont pas les moyens théoriques nécessaires pour répondre aux questions tout à fait pertinentes qu’elles se posent. Elles doivent donc s’ouvrir à la théorie du langage et à la poétique, sans quoi elles continueront à tourner dans la cage du dualisme comme elles le font depuis leur apparition. Le problème, c’est que la formation des spécialistes de sciences sociales (mais c’est aussi valable en philosophie) ne les arme plus de ce côté, qui a été complètement abandonné avec le reflux du structuralisme.


Mes amitiés et au plaisir de vous lire, etc.

Notes

[1In L. Jenny (éd.), Le style en acte, Genève, MetisPresses, 2011, p. 19-30

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