La mécanisation capitaliste des corps selon Siegfried Kracauer

Pascal Michon
Article publié le 5 février 2012
Pour citer cet article : Pascal Michon , « La mécanisation capitaliste des corps selon Siegfried Kracauer  », Rhuthmos, 5 février 2012 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article507

Ce texte est un extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 206-216.


Au début des années 1920, dans l’ouverture qu’avait provoquée la Révolution russe et la mise en place en Allemagne d’un nouveau régime républicain, les aspects utopiques du rythme pouvaient encore transparaître sous les voiles de la rationalité technique ou politique. Quelques années plus tard, tous ces espoirs se sont évaporés et l’on note un changement sévère dans l’appréciation qui est désormais portée à son égard.


Nous ne disposons pas de texte de Mandelstam qui concerne cette question, mais nous savons que la situation s’est considérablement dégradée, comme le montre une histoire récente de la danse : « Après ces quelques années d’effervescence et d’encouragement de la part du régime, la situation s’inverse rapidement. À partir du milieu des années 1920 et avec la mise en place progressive du régime stalinien, la “danse nouvelle” se trouve à peu près universellement taxée de “formelle”, “décadente” et en somme, “bourgeoise”. En 1924, les ateliers de danse libre, qui avaient connu leur essor sous la NEP, sont fermés par décret. La rythmique est interdite. En 1929, l’Académie russe des sciences artistiques, dont l’ancrage philosophique était plutôt d’ordre phénoménologique – et donc suspect pour le régime –, ferme ses portes. Moins de dix ans plus tard, un grand nombre de ses membres sont fusillés ou envoyés au goulag lors des purges de 1937 » [1].


En ce qui concerne Kracauer, celui-ci consacre en 1927 un deuxième texte d’une tout autre tonalité, à la question des rythmes sociaux. Sous le titre « L’ornement des masses », il analyse l’apparition d’exhibitions collectives rythmiques dans les revues de cabaret, mais aussi de plus en plus fréquemment dans les rues et dans les stades. Son inspiration est nettement moins existentialiste et théologique que celle du texte précédent et l’on y sent une empreinte marxiste beaucoup plus affirmée. Toutefois, le marxisme de Kracauer est, comme celui de Benjamin, très hétérodoxe. Loin du mécanisme simpliste de la doxa de l’époque, Kracauer est l’un des premiers critiques d’orientation marxiste à approcher la société à travers sa « superstructure » et à la prendre pour aussi significative que « l’infrastructure » économique. En guise d’introduction méthodologique, il déclare ainsi vouloir partir des « manifestations de surface » et observer leur interaction avec « la réalité existante » : « Le lieu qu’une époque occupe dans le processus historique se détermine de manière plus pertinente à partir de l’analyse de ses manifestations discrètes de surface, qu’à partir des jugements qu’elle porte sur elle-même […] Les premières, de par leur caractère inconscient, donnent directement accès au contenu fondamental de la réalité existante. Inversement, leur interprétation est liée à la connaissance de celui-ci » [2]. D’une manière qui rappelle son travail précédent sur les transformations des catégories de la perception, Kracauer commence ainsi par noter que « dans le domaine de la culture physique, qui s’empare même des journaux illustrés, il s’est opéré imperceptiblement un changement de goût » (p. 70). Mais il ne s’agit plus seulement de comprendre un changement de la sensibilité, mais bien de traverser celui-ci pour saisir une transformation sociale profonde.


L’objet qui attire cette fois son attention est l’apparition et la propagation rapide, depuis la Première Guerre mondiale, de spectacles imitant une revue américaine, les Tiller Girls, et dans lesquels une masse plus ou moins importante de danseuses, habillées en uniforme, effectue, devant un public lui aussi massifié, une suite rythmée de mouvements d’ensemble proches en général des exercices de gymnastique. Ces représentations sont fondées à la fois sur une précision absolue des mouvements d’ensemble, qui implique une parfaite synchronisation des corps, et sur la production de motifs ornementaux, en général des formes géométriques. Le lieu d’apparition du phénomène n’est évidemment pas indifférent pour notre propos, car il ne s’agit plus ici d’un pays vaincu et déchiré par la guerre civile qu’on essaie de reconstruire comme la Russie ou l’Allemagne, mais bien de la plus grande démocratie libérale de l’époque, qui est également le pays le plus avancé dans la voie de la rationalisation capitaliste : les États-Unis.


Comme dans son texte sur le voyage et la danse, Kracauer commence par dénoncer la disparition dans ces spectacles de tout « contenu ». De même que dans les nouvelles danses de société le rythme était vécu pour lui-même et déconnecté de toute association érotique, mémorielle ou de sociabilité, de même l’ornement de masse est désormais « à soi-même sa propre fin » (p. 71). Le ballet traditionnel, certes, n’avait plus de signification rituelle, mais les ornements qu’il produisait « demeuraient toujours une expression artistique de la vie érotique qui les engendrait à partir d’elle-même et déterminait leurs traits » (p. 71). De leur côté, les évolutions militaires, toutes mécaniques qu’elles fussent, avaient encore une fonction politique : « Si régulier que fût l’ordonnancement de celles-ci, leur régularité était considérée comme un moyen en vue d’une fin ; le défilé de la parade naissait des sentiments patriotiques et éveillait à son tour des sentiments chez les soldats et les sujets » (p. 71). Les ornements de masses produits par les girls sont, en revanche, totalement vides de contenus et de significations. Ils se sont autonomisés et purifiés de telle façon qu’ils sont devenus de simples reflets de la rationalité abstraite et de son hubris dominatrice. Kracauer relève ainsi, de manière prophétique si l’on songe aux motifs réalisés par la suite dans les stades chinois ou nord-coréens, la tendance naturelle dans ces représentations à aller vers le gigantisme. Comme Elias Canetti, qui notait lui aussi cet aspect des « masses rythmiques » [3], il remarque que la masse appelle ici à son extension quasiment infinie : « Les unités de girls s’exercent plutôt à produire un grand nombre de lignes parallèles, et ce que l’on souhaiterait, c’est l’entraînement de masses humaines les plus étendues possibles, afin d’obtenir un motif de dimensions inouïes » (p. 71).


Kracauer analyse le type d’individuation massifiée produit par cette nouvelle forme de mouvement. D’une manière juste mais relativement banale, il note que dans ces spectacles l’individualité spécifique disparaît : « Ces produits de l’industrie de distraction américaine ne sont plus des jeunes filles individuelles, mais des groupes indissolubles de jeunes filles dont les mouvements sont des démonstrations mathématiques […] les ornements se composent de milliers de corps, des corps en maillot de bain, asexués » (p. 70). Les individus sont réduits à des éléments d’un énorme jeu de construction sans finalité : « Les motifs des stades et des cabarets sont composés d’éléments qui sont de simples pierres à bâtir et rien d’autre. Pour construire l’édifice ce qui importe, c’est la dimension et le nombre de pierres. Et c’est la masse qui est impliquée. En tant que membres de la masse uniquement – non en tant qu’individus convaincus d’être façonnés de l’intérieur – les humains sont des morceaux d’une seule et même figure » (p. 71). Pire encore, les éléments eux-mêmes sont morcelés et les corps démembrés en unités plus petites qui n’ont plus rien à voir avec les personnes qui y participent : « Les Tiller girls ne se laissent plus reconstituer après coup en êtres humains, les exercices physiques de masse ne sont jamais le fait de corps dans leur totalité, dont les courbes se refusent à la compréhension rationnelle. Bras, cuisses et autres sections du corps sont les plus petits éléments constitutifs de la composition » (p. 72).


Mais cette disparition et ce morcellement de l’individu dans la masse rythmique ne sont pas les seuls phénomènes que ces nouvelles formes de mouvement font apparaître. La particularité peut-être la plus remarquable de l’ornement rythmique est en effet d’être une réalisation totalement irréfléchie par ceux qui la produisent et qui n’a rien à voir avec ce qu’ils sont en réalité : de ce point de vue, l’ornement est une forme d’individuation collective vide de tout contenu, une individuation, mais purement formelle. Sa qualité esthétique ne lui vient en rien d’un intérieur qu’il exprimerait ou figurerait, mais par surcroît, à travers la vue du public, lui-même massifié, qui assiste à son exhibition : « L’ornement n’est pas pensé par les masses qui le réalisent. Si linéaire soit-il, aucune ligne ne sort des particules de la masse pour rejoindre la figure entière. Il ressemble aux vues aériennes de paysages et de villes en ceci qu’il ne naît pas de l’intérieur des phénomènes, mais qu’il apparaît au-dessus d’eux » (p. 71). En massifiant les foules, l’ornement rythmique a ainsi pour effet d’empêcher une véritable individuation collective, du type par exemple de celle qui se produit quand le « peuple » se met en mouvement : « Le support des ornements, c’est la masse. Non pas le peuple : en effet, s’il arrive à celui-ci de créer des figures, elles ne demeurent pas en l’air, car elles naissent au sein de la communauté. Un flot organique se déverse depuis les groupes qu’un même destin relie vers leurs ornements, qui apparaissent comme une magie nécessaire et sont tellement chargés de signification qu’ils ne se laissent pas réduire à la minceur de simples assemblages de lignes » (p. 70). Comme chez Mandelstam, une vraie individuation psychique et collective exigerait du rythme et non pas de la cadence.


Enfin, cet effet décollectivisant produit par l’ornement sur la masse rythmique se reflète dans le public. Du point de vue de celui-ci, l’ornement implique une saisie abstraite et une jouissance purement rationnelle : « La régularité des motifs qu’ils décrivent est acclamée par la foule répartie dans les tribunes » (p. 70). C’est pourquoi y dominent les formes géométriques, et y sont également bannies, à l’inverse, les formes organiques : « L’ornement détaché de ses supports doit être saisi rationnellement. Il est constitué de lignes et de cercles, comme on les trouve dans les manuels de géométrie euclidienne ; il englobe aussi les structures élémentaires de la physique, les ondes et les spirales. Il rejette l’exubérance des formes organiques et le rayonnement de la vie spirituelle » (p. 72).


À cette description fait suite une interprétation, cette fois fortement teintée de marxisme, où l’on ne retrouve que quelques traces du point de vue existentialiste et théologique précédent. Pour Kracauer, tous ces phénomènes « reflètent » les transformations des sociétés soumises à la rationalisation techno-capitaliste : « L’ornement de masse est le reflet esthétique de la rationalité recherchée par le système économique dominant » (p. 73). Le morcellement des corps et la destruction de la communauté populaire renvoient à une nécessité fonctionnelle d’ordre technique mais aussi économique et politique : « La structure de l’ornement de masse reflète celle de la situation d’ensemble aujourd’hui. Étant donné que le principe du procès de production capitaliste ne relève pas purement de la nature, il doit faire éclater les organismes naturels qui sont pour lui des moyens ou des obstacles. Communauté populaire et personnalité s’effacent devant l’exigence de calculabilité ; l’homme comme simple particule de la masse peut sans difficulté grimper dans les statistiques et servir les machines. Le système, insensible aux différences de formes, mène de lui-même à l’effacement des particularités nationales et à la fabrication de masses ouvrières qui se laissent engager de la même façon en tous points de la terre. – Le procès de la production capitaliste est à lui-même son propre but comme l’ornement de masse » (p. 72). Les Tiller girls représentent ainsi, à travers leurs exercices rythmiques sans contenu, le vide de l’activité des masses laborieuses. Il y a une homologie fonctionnelle entre les membres des masses rythmiques ornementales et ceux des masses rythmées par le travail taylorisé : « Aux jambes de Tiller girls correspondent les mains dans les usines » (p. 73). De même, le caractère irréfléchi des motifs produits reflète l’aspect inconscient des processus de production capitalistes : « Le procès de production se déroule publiquement dans le secret. Chacun exécute son geste devant la chaîne, exerce une fonction partielle, sans avoir la connaissance de l’ensemble. Tel le motif du stade, l’organisation surplombe la masse, figure monstrueuse que son auteur soustrait à la vue de ceux qui la portent sans être lui-même vraiment capable de la contempler » (p. 73).


Ce recours au marxisme explique le changement de ton et d’appréciation de Kracauer à l’égard des Lumières et du capitalisme. Tous deux sont soumis à leur tour à une analyse dialectique qui cherche à dépasser leur simple rejet et donc à éviter le piège d’une pensée romantique qui se satisferait d’un retour à « une fausse concrétude mythologique qui voit son aboutissement dans l’organisme et la forme » (p. 76). On sent que Kracauer a pris conscience du danger que fait désormais courir la critique indifférenciée – virulente dans les milieux de droite mais aussi à la mode dans une certaine intelligentsia – de la « raison occidentale » au nom des « valeurs allemandes » de la communauté, de la tradition ou de l’intuition. Il cherche ainsi à identifier la part qu’il convient d’en sauver.


D’une manière générale, constate-t-il en s’inspirant de Weber, la culture occidentale a été marquée par un désenchantement de sa vision du monde. Les Lumières – et le capitalisme qui en est sorti – doivent donc être jugées à l’aune de ce mouvement global. Chacun d’eux a représenté un moment déterminant de ce processus, qui continue de nos jours et qui ne saurait être simplement rejeté : « Pour servir à l’irruption de la vérité, le processus historique devient un processus de démythologisation, opérant la destruction radicale des positions sans cesse reprises par le naturel. Les Lumières françaises constituent un bel exemple de ce conflit entre la raison et les leurres mythologiques avancés jusque dans le domaine religieux et politique. Ce processus se poursuit, et dans le cours de l’évolution historique il n’est pas impossible que la nature, toujours plus dépouillée de sa magie, devienne de plus en plus transparente à la raison. L’époque capitaliste est une étape sur la voie de cette démystification » (p. 74). Y renoncer ne peut mener qu’à une régression vers le mythe, régression qui n’aurait du reste même plus l’avantage de la naïveté : « Un retour à cela reviendrait à abandonner la capacité d’abstraction atteinte et non à surmonter l’abstrait » (p. 76). Il faut donc apprécier la raison moderne dialectiquement. Ni les Lumières, ni le capitalisme ne sont des réalités historiques univoques. Du point de vue religieux, économique et politique, ils correspondent à un gain indubitable par rapport à la période précédente, mais simultanément ils impliquent un défaut par rapport au futur qui reste promis à l’homme : « Du point de vue des doctrines mythologiques dans lesquelles la nature s’affirme naïvement, le processus d’abstraction comme, par exemple, le pratiquent les sciences de la nature, représente un gain de rationalité qui porte préjudice à la splendeur des objets de la nature. Depuis une perspective rationnelle, le même processus d’abstraction paraît déterminé par la nature ; il se perd dans un formalisme vide qui sert de couverture pour donner libre cours au naturel, car il ne laisse pas passer les connaissances rationnelles qui seraient capables de saisir le naturel » (p. 76).


Il est très intéressant de regarder comment Kracauer définit la part de la raison moderne qu’il faut absolument sauver. Comme pour Simmel, qui soulignait le rôle « relativisant » de l’argent, cette part lui semble moins liée à la domination de la nature mise en avant par les marxistes traditionnels qu’à une véritable dénaturalisation de l’homme. Ce qui compte à ses yeux dans le procès de rationalisation, ce n’est pas l’efficacité technique et la maîtrise du donné naturel qu’elle procure – ce que Horkheimer et Adorno appelleront bientôt la « rationalité instrumentale » –, mais la possibilité qu’elle offre à l’homme de se construire véritablement librement, c’est-à-dire de devenir radicalement historique : « Mais le décisif, ce n’est pas que cette pensée rende capable d’exploiter la nature – si les humains étaient seulement des exploiteurs de la nature, la nature aurait seulement vaincu la nature – mais c’est que cette pensée rend de plus en plus indépendant des conditions naturelles, créant ainsi un espace pour l’intervention de la raison » (p. 75).


Cette définition des aspects positifs de la rationalisation étant posée, il est alors possible de faire un procès équilibré du capitalisme – qui « ne rationalise pas trop, mais trop peu » (p. 76) – et de la raison moderne, qui, pour sa part, ne doit pas être rejetée en totalité mais qui reste incomplète dans la mesure où elle conserve, fichés en son cœur, des éléments naturalistes : « La ratio du système économique capitaliste n’est pas la raison elle-même, mais une raison troublée. À partir d’un certain point, elle abandonne la vérité, de laquelle elle participe. Elle n’inclut pas l’humain. Le déroulement du procès de production n’est pas réglé sur sa prise en considération, pas plus que l’organisation économique et sociale ne s’édifie à partir de lui […] il n’est pas question que la pensée capitaliste s’attache à l’être humain comme à une création ayant grandi dans un processus historique » (p. 75). Le caractère abstrait de la raison et du capitalisme contemporains est un signe du fait que l’un et l’autre restent, quoi qu’ils en aient, encore traversés par le mythe : « L’abstraction régnante montre que le processus de démythologisation n’est pas parvenu à son terme » (p. 76). C’est pourquoi, anticipant mais sans leur désespoir sur La Dialectique des Lumières de Horkheimer et Adorno, Kracauer voit venir de graves dangers liés à la force indomptée du naturalisme dénié et conservé en son sein par la raison moderne : « Plus l’abstraction se consolide, moins l’homme se trouve surmonté par la raison. Il est de nouveau soumis à la domination des forces naturelles, dès que sa pensée, se tournant à mi-chemin vers l’abstrait, refuse l’émergence des véritables contenus de savoir. Au lieu de soumettre ces puissances, la pensée fourvoyée provoque elle-même leur soulèvement en glissant par-dessus la raison qui seule pourrait les affronter et les faire plier. Simple conséquence de l’extension effrénée du système économique capitaliste : la nature obscure revendique de manière de plus en plus menaçante et empêche l’avènement de l’humain qui relève de la raison » (p. 77).


Après cette digression visant à resituer globalement la question, Kracauer revient aux masses rythmiques. Poursuivant son approche dialectique, il essaie de repérer simultanément les éléments utopiques et la face obscure que ces formes dévoyées des rythmes sociaux peuvent malgré tout contenir : « L’ornement de la masse est de la même ambiguïté que l’abstraction » (p. 77). Comme Mandelstam, Kracauer débouche ainsi à la fois sur une ouverture politique et sur un pressentiment prophétique du détournement des rythmes par le totalitarisme.


À ses yeux, le rejet indifférencié de ces formes est aussi injustifié que celui de la raison moderne, car il rend aveugle à des traits antimythologiques qui méritent au contraire d’être relevés et encouragés : « Les gens cultivés, dont la catégorie ne s’éteint pas, ont mal accepté l’arrivée des Tiller girls et des images de stade. Ce qui amuse la foule, ils le condamnent comme distraction. Contrairement à ce qu’ils pensent, le plaisir esthétique que l’on prend à ces mouvements ornementaux de masse est légitime  » (p. 73). Tout d’abord, dans la mesure où elle porte au jour la réalité aliénée du monde moderne, et même si elle ne fait que cela, il s’agit d’une forme d’art véritable qu’on a bien tort de rejeter au nom d’une attitude qui reste en fait fondée sur une métaphysique : « La masse qui se répartit en eux est tirée des bureaux et des usines ; le principe formel d’après lequel elle est modelée est celui qui la détermine aussi dans la réalité. Quand de grands contenus de réalité sont soustraits à la visibilité, l’art doit s’accommoder des éléments qui lui restent, car une représentation esthétique est d’autant plus réelle qu’elle est moins privée de réalité à l’extérieur de la sphère esthétique. Si faible que soit la valeur qu’on attribue à l’ornement de masse, il se situe, selon son degré de réalité, au-dessus des productions artistiques qui continuent à cultiver des sentiments sublimes périmés dans les formes du passé ; même s’il ne signifie rien d’autre » (p. 73).


Mais ce réalisme du négatif n’est peut-être pas encore l’aspect le plus déterminant. Ce qui rend importants les masses rythmiques et les ornements mécaniques sans finalité qu’elles produisent, c’est que ces derniers sont totalement anti-naturels et ouvrent ainsi paradoxalement sur un dépassement et de nouvelles possibilités de concevoir la vie. Certes, ils remettent en question l’individualité de leurs membres, mais en même temps ils détruisent l’illusion selon laquelle l’individualité serait une donnée naturelle : « La rationalité de l’ornement de masse est une réduction du naturel qui n’entraîne pas une diminution de l’humain mais qui, au contraire, si elle était menée jusqu’au bout, ferait purement ressortir ce qu’il a d’essentiel […] La figure humaine impliquée dans l’ornement de masse a commencé à émigrer hors de la splendeur organique expansive et de la tendance à prendre figure individuelle vers cet anonymat dans lequel elle se dépouille quand elle est dans la vérité, et que les connaissances rayonnant à partir du fondement humain dissipent les contours de la figure naturelle visible » (p. 77). Pour Kracauer, la pointe utopique des rythmes des années 1920 est là : malgré leur mécanisation, leur anonymat et leurs effets massificateurs, ils visent une désubstantialisation de la nature qui, en dépit des graves dangers qu’ils font courir par ailleurs, implique une historicité radicale des hommes, seule précisément capable d’intégrer la nature et ainsi d’exorciser son retour effrayant : « Que dans l’ornement de masse la nature soit désubstantialisée, cela justement indique un état où, de la nature, peut seul s’affirmer ce qui ne s’oppose pas à l’illumination par la raison » (p. 77).


Bien sûr, Kracauer n’est pas naïf et c’est par les côtés négatifs des masses rythmiques qu’il finit son essai. De ce point de vue, le ton s’est inversé par rapport à son texte précédent. Or le diagnostic qu’il développe est, on va le voir, confondant de justesse quand on connaît ce que deviendront bientôt et pour longtemps les rassemblements rythmiques dans tous les pays totalitaires. Coupés de leur horizon utopique, les rythmes ne sont que des formes vides qui ne peuvent être remplies que par un retour féroce de la nature brute. Les rassemblements de masses rythmiques apparaissent dès lors comme des nouveaux cultes païens de la force et des puissances obscures : « Quand on considère l’ornement de masse du côté de la raison, il se révèle comme un culte mythologique se dissimulant sous un vêtement abstrait. La conformité avec la raison est donc l’apparence que prend l’ornement […] En réalité, c’est la manifestation brute de la nature inférieure […] Sans se soucier de la rationalité du motif de masse, le naturel se dresse avec lui dans son impénétrabilité […] Étant donné qu’elle fuit dans l’abstrait devant la raison, la nature incontrôlée se dresse puissamment sous le couvert du mode d’expression rationnel et utilise les signes abstraits pour se représenter elle-même » (p. 78). Ces cultes sont d’autant plus dangereux qu’à la différence des cultes anciens, ils ne possèdent plus les signes immémoriaux qui leur permettaient de transposer ces forces naturelles brutes en formes culturelles douées de pouvoir symbolique. Leur sémiotique abstraite et artificielle empêche ainsi toute sublimation de la nature et appelle inévitablement à un réenchantement : « Une telle force du langage des signes a disparu de l’ornement de masse, sous l’influence de la même rationalité qui interdit de briser son mutisme. C’est donc la simple nature qui se livre en lui, la nature qui se refuse en même temps à l’énoncé et à la formation de sa propre signification. C’est la forme rationnelle vide du culte, dénuée de tout sens explicite, qui se représente dans l’ornement de masse. Par là, il s’avère bien comme une rechute dans la mythologie telle qu’on peut à peine en imaginer une plus grande […] L’accès à la raison est rendu plus difficile quand les masses dans lesquelles elle devrait pénétrer s’adonnent aux sensations fournies par ce culte mythologique sans dieux » (p. 79).


Signe des temps, Kracauer finit son essai de 1928 sur une critique des tentatives « eurythmiques » auxquelles croyait encore Mandelstam en 1920. Huit ans plus tard, les nouveaux phénomènes de masses rythmiques qui se sont développés entre-temps éclairent désormais d’une autre manière la gymnastique rythmique : « Les tentatives sont nombreuses, afin de parvenir à une sphère plus haute, de vouloir renoncer à la rationalité et au niveau de réalité atteints par l’ornement de masse. Ainsi, les efforts de la gymnastique rythmique dans le domaine de la culture physique se donnent pour but, par-delà l’hygiène privée, d’exprimer d’élégants contenus spirituels, auxquels les professeurs de culture physique ajoutent souvent des visions du monde » (p.80). La gymnastique rythmique apparaît encore plus mythologisante que les ornements de masse eux-mêmes : « Ces manifestations, sans parler de leur nullité sur le plan esthétique, visent exactement à récupérer ce que l’ornement de masse a heureusement abandonné derrière lui : le lien organique de la nature avec quelque chose que les natures par trop modestes considèrent comme l’âme ou l’esprit ; c’est-à-dire l’exaltation du physique au moyen de significations qui naissent de lui et peuvent sans doute être d’ordre spirituel, mais ne portent en elles aucune trace de raison. L’ornement de masse présente la nature muette sans la moindre superstructure, la gymnastique rythmique, elle, selon sa propre opinion, réquisitionne de surcroît les couches mythologiques supérieures, renforçant ainsi d’autant plus la nature dans sa domination » (p. 80).

Notes

[1F. Pouillaude, Danse et Politique. Démarche artistique et contexte historique, Pantin, Centre national de la danse, 2003, p. 24.

[2S. Kracauer, Das Ornament der Masse, (1927), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1963, trad. fr. partielle par Sabine Cornille, Le Voyage et la Danse. Figures de ville et vues de films, Saint-Denis, PUV, 1996, p. 70.

[3E. Canetti, Masse et Puissance, (1960), Paris, Gallimard, 1966, p. 29 sq.

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