Apprendre à négocier les rythmes de l’existence : une stratégie d’insertion

Michel Alhadeff-Jones
Article publié le 6 mai 2012
Pour citer cet article : Michel Alhadeff-Jones , « Apprendre à négocier les rythmes de l’existence : une stratégie d’insertion  », Rhuthmos, 6 mai 2012 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article582

Conférence donnée le 23 avril 2012 lors de la 6e Journée d’Études universitaire en Formation d’Adultes (JEFA) (coord. J. Monbaron) – Université de Fribourg.


 Préambule

Depuis plusieurs années, je m’intéresse à la notion de temps en formation des adultes, et plus particulièrement à la façon dont on apprend à négocier les temporalités hétérogènes de l’existence. Je ne suis pas un expert des questions d’insertion à proprement parler. Toutefois, ma pratique dans l’enseignement supérieur et dans la formation de formateurs d’adultes fait que j’ai souvent à faire à la problématique du changement. Penser le changement suppose de réfléchir à la façon dont on apprend à négocier des périodes de transition qui impliquent des moments d’insertion ou de réinsertion.


Dans le cadre de cette communication, je souhaite concevoir l’idée d’insertion de façon générique en faisant d’abord référence à son étymologie. Inserere, insertus, renvoient à l’idée d’introduire, d’intercaler, de greffer, mais aussi à l’action de tresser, d’entrelacer, de lier ensemble ou d’enchaîner (in-serere). Dans son usage courant, l’action d’insérer évoque le fait de « faire entrer un élément dans un ensemble » (une phrase, un texte, une personne, etc.) (Rey, 2000). Henri Bergson est l’un des premiers en 1932 à évoquer, dans son ouvrage « Les deux sources de la morale et de la religion », le terme d’« insertion » pour rendre compte de l’intégration de personnes dans un groupe. Pour lui, s’il est relativement facile de se maintenir dans un groupe social, s’y insérer exige un effort (Bergson, 1932, p.11). Il faudra attendre les années 1960 pour que la notion de « réinsertion » devienne usuelle (Rey, 2000). Le recours à l’idée de « réinsertion », notamment en éducation et dans le travail social, témoigne du fait que l’effort auquel Bergson fait référence est désormais un enjeu d’apprentissage et de formation déterminant.


A partir de 2003, date à laquelle j’ai quitté la Suisse pour m’installer à New York, j’ai fait l’expérience de l’effort que requiert un processus d’insertion, en l’occurrence l’entrée dans une culture qui ne m’était que partiellement familière. Si j’évoque cet épisode personnel, c’est parce qu’il est à l’origine de ma réflexion sur le rapport au temps. Au cours des années qui ont suivi mon arrivée à New York, la nécessité d’avoir à m’insérer dans la culture américaine a représenté un défi, en particulier parce que cela a nécessité que je m’adapte à des rythmes auxquels je n’étais pas habitué : les rythmes d’une ville et d’une culture sensiblement plus rapides que ceux de mon pays d’origine. La problématique de l’insertion s’est donc présentée à moi comme une épreuve nécessitant un travail d’adaptation et un processus d’apprentissage exigeant une capacité à reconfigurer mon rapport au temps, notamment sur le plan professionnel.


Parce qu’un tel processus ne va pas de soi, il s’est rapidement imposé à moi comme une problématique critique en formation des adultes (Alhadeff-Jones, sous presse). Après tout, il n’est pas nécessaire d’avoir à aller vivre aux États-Unis pour être confronté aux difficultés inhérentes à l’adaptation à des environnements de vie différents. Dans le contexte contemporain, l’une des spécificités de l’âge adulte n’est-elle pas d’avoir à naviguer entre des environnements multiples et fragmentés, au travail, en famille, dans nos loisirs, dans nos engagements citoyens, etc. ?


Il semble dès lors important de relever le fait que l’effort d’insertion s’inscrit toujours dans une temporalité qui mérite d’être problématisée. D’une part, parce que l’insertion suppose de naviguer entre des temporalités multiples et que cette hétérogénéité ne va pas de soi. D’autre part, parce que le processus d’insertion s’inscrit dans une durée et que cette temporalité mérite également d’être interrogée. Je souhaiterais brièvement étayer ces deux points.

 L’insertion comme transition entre des moments de l’existence

Les différentes facettes de la vie quotidienne correspondent à autant de moments qui se répètent, se renforcent ou disparaissent au fil de l’existence. Pour Henri Lefebvre (1992) – un sociologue français qui s’est intéressé aux rythmes du quotidien – chacun de ces moments évolue à partir de la répétition des activités qui lui sont propres. Aimer, manger, être en famille, être au travail, pratiquer une forme artistique, participer à une œuvre caritative, exercer un sport, sont autant de moments qui se renforcent ou s’inhibent à travers leur répétition plus ou moins fréquente. Ainsi, le moment de « l’amour » apparaît dès la naissance, puis évolue et change de forme au fur et à mesure qu’on grandit. Le moment de « l’apprentissage formel » apparaît lorsqu’on entre à l’école, puis il évolue, se renforce ou au contraire s’atténue, en fonction de la façon dont on saisit les opportunités de se former tout au long de la vie. Il est important de noter que tout moment est caractérisé par des rythmes spécifiques. Chacun des moments constitutifs de notre existence est ainsi marqué par les rythmes plus ou moins rapides ou lents qui le déterminent (on peut ainsi privilégier la vitesse lorsqu’il s’agit de l’exécution d’un sport ou au contraire la lenteur lorsqu’on est dans l’intimité d’une relation, etc.)


Dans cette perspective, l’idée d’insertion suppose d’entrer ou de réentrer dans un moment spécifique de l’existence : l’insertion professionnelle est ainsi un exemple prototypique d’entrée ou de réentrée dans un moment, le moment du travail, qui apparaît plus ou moins tôt dans la vie et évolue en fonction de la répétition de certaines activités au fil de l’existence d’un individu. L’insertion implique ainsi d’opérer une transition entre un moment qui peut être celui de l’isolement, du retrait, de l’inactivité professionnelle, de la maladie, de la migration, ou celui de la formation initiale ou continue, et un moment caractérisé par un rythme d’activité défini par des tâches prescrites et une culture institutionnelle données.


Comme je l’ai évoqué au début de ma présentation, l’usage courant de la notion d’insertion renvoie à l’action de « faire entrer un élément dans un ensemble ». Je souhaiterais ici proposer de revenir sur l’étymologie du terme pour mettre l’accent sur une autre de ses dimensions : l’action de tresser, d’entrelacer, de lier ensemble ou d’enchaîner (in-serere). Je souhaiterais ainsi suggérer l’idée qu’un processus d’insertion suppose l’entrelacement et l’enchaînement de rythmes distincts et hétérogènes.


L’insertion est un processus transitionnel qui implique d’être capable de négocier un changement de rythmes. Si je reprends le cas de l’insertion professionnelle, cette négociation suppose d’être en mesure d’ajuster ses rythmes propres aux différents rythmes constitutifs d’une activité prescrite et instituée dans un cadre temporel spécifique (Grossin, 1996), en l’occurrence celui du travail. Ainsi, une façon d’interroger les enjeux de l’insertion revient à questionner la nature des rythmes en présence et des tensions que leur hétérogénéité peut faire naître.


Par exemple, si la problématique de l’insertion est appréhendée en raison d’une maladie ou d’un handicap, elle devra être pensée à partir des tensions qui existent notamment entre les rythmes biologiques ou comportementaux de l’individu et les rythmes associés aux tâches à effectuer. Si le motif de l’insertion est dû à l’immigration d’une personne d’origine étrangère, il s’agira d’interroger les tensions qui peuvent émerger de la confrontation de manières d’être, de penser, d’agir déterminés par des rythmes propres à des cultures hétérogènes. Dans le cas de l’insertion post-scolaire, il s’agira notamment d’interroger l’adéquation des rythmes promus par l’institution scolaire et ceux exigés par une culture organisationnelle donnée.


Naturellement, la réalité est toujours plus complexe : toute situation implique un enchevêtrement de rythmes à la fois multiples et hétérogènes qui déterminent les manières d’être, de penser, et d’agir des individus et des collectifs. S’insérer suppose d’être capable de naviguer entre les différents moments de l’existence ; des moments caractérisés par des rythmes souvent antagonistes. Cela exige également d’être en mesure de négocier les tensions qui émergent de leurs différences.


En termes de formation, concevoir la problématique de l’insertion d’un point de vue rythmique soulève ainsi un certain nombre de questions. J’en énonce ici quelques unes qui me semblent particulièrement importantes :


Comment apprend-on à identifier les rythmes qui nous sont propres ? Comment apprend-on à reconnaître la valeur d’un rythme donné ? Comment apprend-on à identifier les rythmes inhérents à un collectif dans lequel on cherche à s’insérer ? Comment apprend-on à s’ajuster aux différents rythmes professionnels ? Comment apprend-on à synchroniser rythmes individuels et rythmes collectifs ? Cela peut-il faire l’objet d’une formation ?


D’un point de vue temporel, un processus d’insertion suppose donc de naviguer entre des temporalités et des rythmes hétérogènes. Il s’inscrit également dans une temporalité dont la nature mérite d’être interrogée. S’insérer prend du temps. De plus, il s’agit d’un processus dont on fait l’expérience à plusieurs reprises au fil de sa vie. Je souhaiterais brièvement développer cet aspect dans la seconde partie de mon exposé, afin de formuler l’hypothèse selon laquelle une réflexion sur la temporalité du processus d’insertion comporte un potentiel formateur significatif.

 L’insertion comme moment spécifique de l’existence

Dès le premier jour de l’école, puis successivement au rythme des rentrées scolaires, chacun est confronté – au fil de sa vie d’écolier, puis de jeune adulte – au moment de l’insertion, comme expérience répétée de l’adhésion à un groupe (la classe, le club de foot, la chorale, la troupe de théâtre, etc.) L’effort d’insertion apparaît ainsi très tôt dans la vie d’un individu. Avec l’entrée dans le monde professionnel, l’expérience du moment de l’insertion se renouvelle. Dans le monde contemporain du travail, il est par ailleurs plus fréquent qu’auparavant d’être confronté à une alternance de périodes d’activité et d’inactivité. Cela est également vrai dans le cas de l’immigration et des relocalisations. L’accroissement de la mobilité des individus, contrainte ou choisie, contribue également à la multiplication des expériences de déracinement et d’insertion au sein d’une communauté.


Il apparaît dès lors déterminant de ne pas réduire le moment de l’insertion à un événement ponctuel de la vie d’une personne. Il s’agit au contraire de l’envisager comme un type d’expérience qui se construit et se renforce à partir d’épisodes qui se répètent à différentes périodes de l’enfance et de l’âge adulte. On peut ainsi considérer qu’il existe un rythme de l’insertion en fonction de la fréquence à laquelle on entre ou on sort d’une collectivité.


L’un des enjeux inhérents à la problématique de l’insertion est celui de l’incertitude. Un processus d’insertion est souvent porteur d’une forme d’insécurité inhérente à toute expérience de changement et de transition ; insécurité qui contribue à mettre sous tension ce type d’expérience. Comme une greffe, une tentative d‘insertion peut conduire au rejet et échouer.


Considérer ce processus à partir de sa temporalité propre, c’est-à-dire à partir des répétitions et des rythmes qui en sont constitutifs, comporte ici une pertinence particulière. En effet, un aspect intéressant de la notion de rythme est qu’elle permet de mettre l’accent sur la dimension répétitive de l’expérience vécue. Cette répétition est ambiguë. Elle peut être source de frustration et de souffrance : le sentiment de revivre une situation vécue comme pénible ou difficile. En même temps, la présence d’une répétition peut également être vécue comme rassurante : on refait l’expérience d’une situation connue, qui n’est donc pas tout à fait nouvelle et incertaine.


Identifier la rythmicité de l’expérience d’insertion est relativement aisé à faire. En termes de formation, cela comporte un certain intérêt dans la mesure où cela nous conduit à revisiter la nature des apprentissages dont l’expérience répétée du moment d’insertion est porteuse.


On peut ainsi s’interroger : Peut-on apprendre à repérer le rythme de ses expériences d’insertion ? Existe-t-il des régularités dans la façon dont un individu fait l’expérience de ruptures et de transitions impliquant la nécessité de s’insérer ou de se réinsérer dans un collectif ? Par ailleurs, comment l’expérience répétée du moment de l’insertion interagit-elle avec d’autres dimensions de l’existence (santé, vie de famille, éducation, etc.) Comment est-elle ou non favorisée sur le plan institutionnel ? Plus généralement, dans une perspective de biographie éducative (Dominicé, 2007), on peut s’interroger sur ce qu’on peut apprendre de l’histoire fructueuse ou infructueuse de nos expériences d’insertion ?


Interroger les rythmes de l’insertion, c’est-à-dire les expériences répétées qui sont constitutives de notre entrée au sein de collectifs, peut ainsi conduire à s’interroger sur la nature des ressources qui émergent et sont constitutives d’un moment particulier de l’existence ; un moment constitué autour d’expériences de transition, marquée par l’appartenance à un groupe.

 Ouverture

A travers ce bref exposé, j’ai cherché à étayer l’idée selon laquelle un processus d’insertion est toujours inscrit dans le temps. Il exige un effort qui peut être interprété de façons multiples. La clé de lecture que j’ai proposée repose les notions de rythme et de moment. Ma première hypothèse était que tout processus d’insertion implique une transition entre des moments de l’existence, caractérisés par des rythmes hétérogènes. Ma seconde hypothèse est que l’expérience d’un processus d’insertion, dans la mesure où elle se répète, est elle-même constitutive d’un moment spécifique de l’existence qu’il est important d’apprendre à cultiver. J’espère que nous aurons au cours de cette journée l’occasion d’échanger autour de la pertinence de ces hypothèses. En tant que professionnels de la formation, du travail social et de l’insertion, existe-t-il un intérêt en terme d’apprentissage et de formation, à interroger la nature des rythmes vécus ? Comment développe-t-on une capacité à négocier le changement de rythme qui s’opère dans toute transition ? Quelles sont les ressources qui peuvent émerger lorsqu’on interroge chez une personne la récurrence de ses expériences d’insertion ?

 Bibliographie

• Alhadeff-Jones, M. (2013), « Pour une éducation et une formation critiques du rapport au temps » in A.P. Viana-Caetano, M. J. Gonçalves & P. Roquet (coord.) Temps, temporalités et complexité dans les activités éducatives et formatives. Paris : L’Harmattan.

• Bergson, H. (1932). Les deux sources de la morale et de la religion. Paris : PUF.

• Dominicé, P. (2007). La formation biographique. Paris : L’Harmattan.

• Grossin, W. (1996). Pour une science des temps. Introduction à l’écologie temporelle. Paris : Octares.

• Lefebvre, H. (1992). Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes. Paris : Syllepse

• Rey, A. (2000). Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française. Paris : PUF.

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