Olivier HANSE, À l’école du rythme... Utopies communautaires allemandes autour de 1900

Pascal Michon
Article publié le 24 décembre 2010
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Olivier HANSE, À l’école du rythme... Utopies communautaires allemandes autour de 1900  », Rhuthmos, 24 décembre 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article90

O. Hanse, À l’école du rythme... Utopies communautaires allemandes autour de 1900, Saint-Étienne, PUSE, 2011.


Ce livre est tiré de Rythme et civilisation dans la pensée allemande autour de 1900, thèse de Doctorat en Études germaniques (dir. K. VONDUNG et M. CLUET, Uni. Rennes 2), 2007. Présentation ici.


La thèse d’Olivier Hanse apporte une contribution de très grande valeur à notre connaissance de l’Allemagne des années 1900-1940, tout particulièrement de ces mouvements de réforme de la vie (Lebensreform) qui ont constitué l’un des terreaux du National-socialisme. Durant cette époque se développe un puissant mouvement rythmique, dont les objectifs concernent autant les singuliers que les collectifs. Il s’agit d’impulser, sous la direction de clercs issus de la moyenne bourgeoisie, une profonde transformation de la vie fondée sur un concept de rythme aux contours assez flous et mouvants mais dominé par le vitalisme et la réconciliation des opposés. Selon Hanse, cette conception apparaît comme une transposition théorique et idéologique d’une volonté de faire taire les conflits de classes, qui menacent de détruire l’unité de la communauté allemande encore en construction.


Hanse montre la diffusion de la question rythmique dans des cercles très divers : pédagogues de la musique, de la danse et de la gymnastique, comme Jaques-Dalcroze, Laban et Bode ; psychologues et économiste-ethnologues, comme Wundt et Bücher ; intellectuels et écrivains comme Steiner et Klages. Pour ne pas trop s’éparpiller – et également, on l’imagine, respecter l’unité de son objet –, il laisse de côté les travaux artistiques et poétiques de l’époque, dont les conséquences politiques et éthiques sont assez différentes.


Les apports de cette thèse sont nombreux. Parmi ceux-ci, on retiendra tout particulièrement l’analyse de l’évolution des conceptions politiques sous-jacentes à ces mouvements. Alors que le rythme sert, dans les années 1900, de drapeau à tout un ensemble d’entreprises qui proposent, au nom d’une critique culturelle de la diffusion de la rationalité instrumentale, une réforme sociale douce commençant par les corps, on voit rapidement apparaître des préoccupations plus politiques, qui mettent cette réforme en continuité avec un renforcement de la communauté et, souvent même, une amélioration de la race. Le tournant est particulièrement clair chez Jaques-Dalcroze et ses proches lors de son séjour dans la cité jardin de Dresde-Hellerau. En aidant les individus à retrouver une harmonie dans le mouvement, en leur redonnant un sens intime du rythme, on formera, pensent-ils, les conditions pour une régénération de la communauté tout entière, qui sera elle aussi traversée par la puissance bénéfique du rythme.


Après la Première Guerre mondiale, cette conception est à son tour remise en question. Les tentatives de réforme par la rythmique ont apporté peu de résultats ; la rationalisation et le morcellement de la société se sont encore accentués. La rythmique elle-même reste encore trop liée à un projet volontariste et progressiste. Le rythme, chez Klages et son disciple, le gymnaste Bode, prend désormais l’allure d’un principe vital cosmique qu’il faudrait retrouver, en abandonnant tous désir de maîtrise et toute application mécanisante de la volonté. L’objectif est la refonte de la Gesellschaft en une Gemeinschaft, dans laquelle les individus sont appelés à se fondre. Si Klages reste à distance, au moins jusqu’à l’arrivée de Hitler à la chancellerie, Bode s’engage rapidement dans la NSDAP. Alors que la rythmo-pédagogie de Jaques-Dalcroze et de Laban plongeait ses racines dans le projet encore classicisant de Nietzsche, qui prônait un équilibre entre tendances dionysiaques et apolliniennes, cet équilibre est abandonné au profit d’un éloge de l’expression pure et de l’irrationalité du rythme. Retrouver le rythme primordial, c’est retrouver l’intégration naturelle dans le flux cosmique. Dans l’Allemagne des années 1920, le rythme devient une puissance primordiale à laquelle les individus sont appelés à se confier pour enfin se retrouver au sein d’une nouvelle communauté rythmique, comme une vague à la surface de l’océan.


Ces analyses complètent les travaux menés par Inge Baxmann, Frédéric Pouillaude, Isabelle Launay, Laure Guilbert concernant la danse et, plus largement, la Körperkultur en Allemagne. Elles jettent aussi une vive lumière sur le cas de Mandelstam en Russie, dont j’ai étudié l’essai de 1920 intitulé « l’État et le rythme », dans Rythmes, pouvoir, mondialisation. Jusqu’à présent, on savait que l’article de Mandelstam était très probablement tiré du projet d’un « Institut du rythme » proposé, quelque temps auparavant, à Lounatcharski, le commissaire du peuple à l’instruction, projet qui du fait des circonstances et de la guerre civile n’avait pas vu le jour. Grâce à Hanse, on voit désormais très clairement ce que le poète russe, qui fréquentait les salles de gymnastique rythmique de Petrograd, devait à Jaques-Dalcroze et peut-être à Laban. Son texte en reprend, parfois de très près, les propositions. Son objectif est clairement de mettre au service de la jeune révolution les principes qui ont été mis au point, avant la guerre, dans les mouvements allemands de réforme de la vie. L’expérience fut sans lendemain mais elle témoigne de l’impact transeuropéen des préoccupations pour le rythme dans la première moitié du XXe siècle.


La thèse d’Olivier Hanse vient d’être publiée aux Presses Universitaires de Saint-Étienne. C’est un travail de grande qualité qui a beaucoup apporté à notre connaissance d’une période, dont on mesure de plus en plus l’importance pour la théorie et les analyses rythmiques.

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