La sociologie contre le marché

Michael Burawoy
Article publié le 15 février 2015
Pour citer cet article : Michael Burawoy , « La sociologie contre le marché  », Rhuthmos, 15 février 2015 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1485

Article de Michael Burawoy « The Future of Sociology » publié dans Brym R. (ed.), New Society, 7th Edition, Scarborough, Nelson Education, 2014, traduit par Carolyne Grimard et Marc-Henry Soulet. Cette traduction a déjà paru dans SociologieS, accompagnée d’une introduction par Marc-Henry Soulet accessible ici. Nous remercions Michael Burawoy et la revue SociologieS de nous avoir autorisé à la reproduire ici.

 La marchandisation du monde

Une vague de marchandisation déferle sur le monde. Des entités, autrefois composantes des corps humains, des communautés et de la nature, sont aujourd’hui arrachées de leurs espaces originels. Appropriées par de nouvelles classes de marchands, elles sont vendues dans des chaînes de magasins partout à travers le monde. Ce n’est toutefois pas la première vague de marchandisation ; ce n’est en effet pas la première fois que les marchés ont élargi leur portée en transformant les biens communs et les services publics en nouvelles marchandises. La révolution industrielle du XIXe siècle a provoqué une expansion similaire lors de la marchandisation du travail et de ses produits. La révolution financière du XXe siècle a transformé l’argent en une marchandise à part entière, jusqu’à menacer la viabilité des marchés. La transformation écologique qui nous atteint aujourd’hui va encore plus loin ; la terre, l’eau, l’air et les gènes sont transformés en marchandise, menaçant par là même l’existence humaine.


Jusqu’à maintenant, chaque vague de marchandisation a mis en branle un contre-mouvement, érigeant des institutions assurant la régulation, la canalisation et la contention de la commodification. Pourtant, chaque vague a également balayé les remparts construits contre la vague précédente. Sont ainsi aujourd’hui en voie de démolition les droits acquis par le mouvement ouvrier occidental contre la marchandisation du XIXe siècle (comme le droit de former des syndicats), ainsi que les droits sociaux garantis par les États contre la marchandisation du XXe siècle (la mise en place de standards minimums de sécurité économique, par exemple). Au final, rien ne semble à l’abri d’une troisième vague de marchandisation ; y aura-t-il un contre-mouvement assez fort pour contenir son pouvoir destructeur ?


Derrière cette troisième vague se cachent des prédateurs, de connivence avec les États-nations et parfois même avec des organisations multilatérales, tels la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, qui imposent leur volonté aux plus désespérés et aux plus démunis, aux travailleurs et aux étudiants, aux petits agriculteurs et à la classe moyenne. La dernière instance qui résiste à cet ouragan économique est la société elle-même – ou plus précisément la société civile – composée d’associations portées par des formes d’autorégulation collective, de mouvements forgés à partir de la volonté collective et de publics dont la reconnaissance et la communication sont réciproques. La société pourra-t-elle relever le défi ? Quel peut être le rôle de la sociologie ?

 La sociologie contre le marché

S’il existe un dénominateur commun aux diverses traditions sociologiques, c’est bien leur volonté de ne pas réduire la société au marché. Que ce soit la critique du capitalisme de Karl Marx, la critique des formes anormales de la division du travail d’Émile Durkheim, la critique du rationalisme de Max Weber ou encore celle de l’utilitarisme de Talcott Parsons, chaque tradition s’est opposée au réductionnisme du marché, à partir de points de vue différents toutefois. Aujourd’hui, il est encore plus important pour la sociologie de continuer ses traditions d’opposition à ce réductionnisme du marché dans la mesure où la commodification menace de détruire la société elle-même et, avec elle, l’existence humaine. Face à ces défis, les sociologues ont développé quatre postures professionnelles :


  • Les sociologues-experts contribuent à l’élaboration de politiques qui s’orientent du côté de l’État contre le marché en utilisant ce qui reste de l’autonomie de l’État pour réguler les forces du marché. Dans les pays du Nord de l’Europe, où l’on dénote un héritage permanent de politiques et de prestations d’aide à tendance sociale-démocrate, cette approche est sensée.
  • Les sociologues académiques rappellent l’importance de fonder leur discipline sur des bases scientifiques fermes avant tout usage pratique. Pour eux, c’est en pataugeant d’emblée dans des mers tourmentées que l’on découvre l’impossibilité de nager. Les sociologues académiques peuvent comprendre les dangers de la marchandisation généralisée, mais ils attendent patiemment que l’orage passe en gardant espoir qu’il n’ait pas balayé avec lui le reste de la société.
  • Les sociologues critiques s’opposent aux deux groupes précédents en dénonçant les déviances morales de leurs prédécesseurs, en se plaignant notamment de ceux qui agissent de concert avec l’État et le marché, ainsi que de ceux qui s’activent à écrire des articles scientifiques. Les sociologues critiques sont en diminution. Tout comme les sociologues académiques, ils vivent en communautés isolées, cherchant à préserver leur pouvoir critique, agissant comme si leurs mots avaient le pouvoir d’arrêter les tempêtes à distance. Néanmoins, leur message est souvent incompréhensible et peu écouté.
  • Les sociologues publics refusent de collaborer avec le marché et l’État. Ils affirment que la science sans les politiques est aveugle, tout comme la critique sans l’intervention est vide de sens. Ils s’engagent directement dans les communautés, institutions et mouvements sociaux, en écoutant et s’exprimant, en observant et en participant, en apprenant et en écrivant afin de défendre la société contre la marchandisation qui sévit. La troisième vague de marchandisation appelle l’avènement de la sociologie publique.
    La sociologie publique semble répondre à un besoin réel aujourd’hui, mais elle ne peut aller de l’avant qu’avec l’héritage des sociologies experte, académique et critique. Sans le savoir sociologique accumulé dans notre discipline – et présenté dans ce livre –, la sociologie publique ne peut exister. La sociologie publique dépend également du savoir critique qui préserve l’honnêteté des savoirs académiques, l’éloignant de l’insignifiance et de l’auto-référentialité. En même temps, le savoir critique insuffle à la sociologie publique des valeurs et des orientations qui motivent son engagement auprès des publics. La sociologie publique n’existe pas si elle ne peut contribuer au changement social. Elle ne peut alors faire fi de l’expertise. Elle peut l’examiner du dehors, la poussant dans des directions appropriées, s’opposant aux tentations de l’exercice du pouvoir. La sociologie publique doit être la conscience de la sociologie experte.


Ensemble, les sociologues publics, académiques, critiques et experts forment une discipline orientée d’abord et avant tout vers la société civile – à l’opposé des politologues qui ont pour objet l’État et les économistes le marché. L’existence même de la sociologie dépend de la santé de la société civile, marquant de ce fait son engagement à l’égard du futur de l’humanité aujourd’hui menacé par la connivence entre l’État et le marché. Le paradoxe est alors le suivant : la sociologie n’a jamais été aussi importante, toutefois ses bases n’ont jamais été aussi précaires.

 La Grande Transformation

Pour mieux saisir l’avenir de la sociologie, on doit comprendre le contexte de cette troisième vague de marchandisation à l’intérieur de laquelle elle est contrainte d’opérer. Pour ce faire, je ferai référence à l’ouvrage classique de Karl Polanyi, La Grande Transformation (1983 [1944]).


Karl Polanyi (qui, pour l’anecdote, a vécu en banlieue de Toronto du début des années 1950 jusqu’à sa mort en 1964) s’est voué à la compréhension des dangers et des potentialités du marché. Il a démontré que les marchés qui se complexifient trop engendrent des contre-mouvements sociaux. La « grande transformation » ne caractérisait donc pas l’évolution des marchés, mais bien la réaction à cette évolution.


L’idée la plus importante, mais la moins développée de Karl Polanyi, était les « marchandises fictives » – ces entités qui perdent de la valeur lorsqu’elles sont sujettes à des échanges et à une commodification sans restriction. Il existait selon lui trois marchandises fictives : le travail, l’argent et la terre.


Lorsque le travail est excessivement « commodifié », les individus perdent leur capacité à travailler. Par exemple, dans un marché du travail parfaitement libre, où ce ne sont que l’offre et la demande qui déterminent les coûts du travail, l’absence de lois encadrant le salaire minimum, le travail des enfants, les mesures de sécurité et la durée de la journée de travail, entraîne la mort prématurée de certains travailleurs en raison d’accidents, de problèmes de santé ou encore de famine. Typiquement, lorsque les nouvelles lois sur les pauvres sont instaurées en Angleterre en 1834, révoquant certaines formes de protection du travail et d’assistance aux pauvres, le désespoir qui a suivi a entraîné une réaction spontanée sous la forme de mouvements sociaux. C’est ainsi qu’est apparu le mouvement ouvrier pour restreindre la durée des journées de travail, la création d’associations d’entreprises, par exemple de pompes funèbres, la création de syndicats et de coopératives ou encore des expériences comme des communautés utopiques. La commodification du travail au XIXe siècle a ainsi mené à une auto-reconstitution spontanée de la société.


De manière similaire, lorsque l’argent est excessivement « commodifié », il perd sa capacité à faciliter les échanges. La marchandisation complète de l’argent a commencé au début du XXe siècle et se poursuit encore aujourd’hui. Bien avant la crise financière mondiale amorcée en 2008, d’importantes lois états-uniennes régulant les institutions financières ont été mises à la poubelle, encourageant ainsi les banques à investir l’argent de gens ordinaires de manière extrêmement risquée. Durant cette procédure, le 1 % d’États-uniens les plus riches a multiplié de beaucoup sa richesse. En parallèle, lorsque les hypothèques et autres crédits ont commencé à piquer du nez, des millions d’États-uniens ordinaires ont perdu leur maison. C’est en réponse à cette crise que le mouvement Occupy Wall Street a rapidement émergé, afin de protester contre l’accroissement des inégalités économiques.


Enfin, lorsque la terre est excessivement « commodifiée », elle perd sa capacité à assurer la subsistance des humains. Lorsque la terre est clôturée et vendue comme bien immobilier, comme on peut le voir dans de nombreux endroits de ce monde, les moyens d’existence des petits fermiers sont menacés. La terre n’est toutefois pas la seule à être « commodifiée » ; bien d’autres éléments naturels le sont aussi. Par exemple, au milieu des années 1990, le gouvernement bolivien a décidé de vendre à une compagnie privée l’accès à l’eau et son système d’approvisionnement. La compagnie a rapidement fixé des prix si élevés que de nombreux Boliviens en situation de pauvreté ne pouvaient y accéder. La disponibilité de l’eau – au regard de sa valeur humaine comme source de vie – a diminué alors que la commodification de l’eau a augmenté. Les Boliviens en situation de pauvreté se sont logiquement révoltés contre les conditions insoutenables de leur existence.


Karl Polanyi a écrit sur les deux premières vagues de marchandisation ainsi que sur les réactions qu’elles ont suscitées – la marchandisation du travail au xixe siècle (et l’accroissement des droits des travailleurs qui en a résulté) et la marchandisation de l’argent au xxe siècle (qui a conduit à la Grande dépression de 1929 à 1939, ainsi qu’à la hausse du New Deal aux États-Unis, du nazisme en Allemagne et du stalinisme en Union soviétique). Il croyait qu’après les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale, la majorité des gens comprendrait l’importance de la régulation des marchés. Il avait tort. Au milieu des années 1970, une troisième vague de marchandisation a débuté, se distinguant par une commodification de la nature, en plus de la commodification antérieure du travail et de l’argent. Plus spécifiquement, comment caractériser cette troisième vague de marchandisation ? Quelles réactions sociales pouvons-nous observer ?

 La troisième vague de marchandisation

La première vague de marchandisation a généré un contre-mouvement s’opposant à la commodification du travail, alors que la deuxième a généré un contre-mouvement s’opposant à la celle de l’argent. La troisième vague, quant à elle, engendre un contre-mouvement empêchant la commodification de la terre et plus largement celle de la nature. Bien sûr, la terre a été commercialisée bien avant cette troisième vague. Pendant un moment, la commodification de la nature de manière générale ne faisait pas encourir le risque de destruction de la planète ; aujourd’hui la menace est réelle. Les habitants de logements modestes ou les squatteurs se défendent maintenant contre les gouvernements locaux qui essaient de les chasser de la ville. Les résidents issus de la classe moyenne s’opposent au développement de tours. Les peuples indigènes refusent d’abandonner leurs terres au profit de grandes plantations commerciales. Les fermiers luttent contre des digues qui ruineraient leurs terres. Les activistes se battent pour la qualité de l’air, contre le déversement de déchets toxiques, ainsi que contre la privatisation de l’eau et de l’électricité. La liste est longue. Bien sûr, la commodification du travail et de l’argent continue d’être importante, générant du coup ses propres contre-mouvements, mais la réaction à la commodification de la nature définira la réaction à cette troisième vague de marchandisation et du coup l’avenir de l’humanité.


Cette troisième vague se caractérise aussi par sa taille ; elle est mondiale de par ses causes et ses ramifications. La réponse à la commodification du travail lors de la première vague de marchandisation était principalement locale, bien qu’elle aspirât à devenir nationale (à travers la création de syndicats nationaux, par exemple). La réponse à la commodification de l’argent sous la deuxième vague se situait, elle, au niveau des États-nations (à travers les banques centrales), mais elle aspirait éventuellement à être mondiale (à travers la création du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, par exemple). La réponse à la commodification de la nature lors de la troisième vague de marchandisation sera initiée par la société – d’abord au niveau local pour ensuite s’élever presque immédiatement au niveau mondial. Parce que les effets engendrés par les changements climatiques, les accidents nucléaires, la privatisation de l’eau et la propagation de maladies infectieuses sont mondiaux, la réponse à cette troisième vague sera in fine à l’échelle mondiale.


Les vagues successives de marchandisation se distinguent aussi par les modes de destruction des défenses érigées contre elles. La deuxième vague a détruit les remparts construits par le travail jusqu’à ce qu’il ait pu générer un contre-mouvement s’y opposant et a pris le visage de la protection sociale (l’État-providence). La troisième fait reculer le travail et les droits sociaux. Et ceci, presque partout, alors que les syndicats déclinent et que les salaires des travailleurs, les budgets de la sécurité sociale, les pensions et l’aide sociale stagnent ou baissent. Sur quelles bases les prochaines défenses seront-elles construites – défenses qui devront repousser la dégradation de la nature tout en remettant sur pied le travail et les droits sociaux ? Plus grand sera le défi pour l’humanité et les communautés, plus grande la réaction doit être. Puisque face à cette troisième vague, nous devrons développer la défense des droits de l’homme – la défense d’une communauté se reconnaissant mutuellement comme êtres humains – qui intègrera donc nécessairement les droits du travail et sociaux.


Bien sûr, les droits de la personne pourraient être plus spécifiques ou encore restreints en fonction d’intérêts particuliers. Par exemple, la démocratie électorale est devenue un droit fondamental qui, pour certaines personnes, peut justifier l’invasion, le meurtre et l’assujettissement à l’étranger. De manière similaire, les marchés ont été légitimés au nom des droits de la personne à une liberté de choix et de protection de la propriété privée, ignorant même ce que cela signifie pour ceux qui ne peuvent choisir ou qui n’ont pas de propriété. Les droits de la personne qui sont universels, ce qui inclut les droits du travail et les droits sociaux, doivent viser la protection de la communauté humaine entière. De tels objectifs impliquent d’abord de reconnaître et de traiter les autres comme une fin en soi et non pas comme un moyen. Les droits de l’homme sont ainsi un terrain de luttes complexes à l’intérieur duquel des groupes émettent des revendications sur la base de leurs intérêts particuliers, mais en fin de compte ces droits renvoient à la protection de l’humanité en galvanisant des luttes à caractère mondial et en s’érigeant contre cette nouvelle forme de marchandisation. Maintenant que j’ai décrit les principales caractéristiques de cette troisième vague et de son contre-mouvement, reste à caractériser leurs significations pour la sociologie.

 Les trois vagues de sociologie

De chaque vague de marchandisation émerge une sociologie différente. Cette discipline est elle-même issue du XIXe siècle et de la société civile, en réponse à la première vague de marchandisation. La sociologie a débuté en tant qu’entreprise morale défendant la société dans son combat contre le marché, particulièrement contre la destruction de la communauté, alors que de nouvelles populations prolétarisées, destituées et dégradées faisaient de la ville leur nouvelle demeure. D’abord et avant tout, c’était une démarche critique, mais elle était aussi utopiste puisqu’elle imaginait la vie en dehors du marché. Par exemple, Karl Marx et Friedrich Engels ont postulé que le communisme devait surgir des cendres du capitalisme. Auguste Comte a conçu un ordre familial dirigé par les sociologues. Émile Durkheim a imaginé une solidarité organique construite à partir d’une organisation corporatiste. Et au Canada anglais, les principes religieux du mouvement évangélique social ont influencé la sociologie dans ses débuts.


Auguste Comte, Karl Marx, Émile Durkheim et les autres précurseurs de la sociologie s’opposeraient certainement à ma catégorisation. Ils se percevaient comme des scientifiques fidèles à ce qui est et à ce qui pourrait survenir en vertu des lois de la société. Pourtant, d’un point de vue contemporain, pour chacune des découvertes scientifiques qu’ils ont apporté à la compréhension de la société, leur science était en partie spéculative, particulièrement en ce qui concerne son avenir, et fortement imprégnée de préoccupations morales visant à contrecarrer la dégradation causée par le capitalisme au xixe siècle. Au cœur de leurs idées utopistes reposait la critique de la division du travail et des transformations qu’elle a induites.


La deuxième vague de marchandisation, apparue après la Première Guerre mondiale, a remis en cause les droits du travail obtenus par les syndicats et les partis politiques. Comme Karl Polanyi le défendait, les ravages engendrés par les traités et échanges internationaux ont menacé les conditions d’accumulation du capital et ont suscité des réactions de protectionnisme par l’État. Dans les pays qui ont réagi à cette deuxième vague avec des régimes autoritaires, notamment l’Allemagne et l’Union soviétique, la sociologie a disparu, mais dans ceux qui ont apporté une réponse social-démocrate, un nouveau type de sociologie a émergé. Cette sociologie a collaboré avec l’État afin de défendre la société contre le marché. S’est ainsi développée, au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Suède, au Canada et ailleurs, une sociologie orientée vers les politiques. Même dans les colonies s’est développée une expertise sociologique, bien que cette dernière ait plutôt été appelée anthropologie. C’était l’âge d’or de la recherche financée par l’État et orientée vers les problèmes sociaux.


Là où la sociologie est demeurée relativement séparée de l’État, comme aux États-Unis, elle s’est développée en une forte branche académique, vouée à l’expansion de programmes de recherche spécifiques principalement préoccupés par la stabilité sociale. La stratification y a mis en évidence une mobilité basée sur les accomplissements réalisés en termes de hiérarchie professionnelle. Les études sur la famille ont souligné les avantages présentés par les familles nucléaires fonctionnant bien. Les études sur le crime et la déviance se sont concentrées sur la régulation et le contrôle. La sociologie du travail était principalement préoccupée par la pacification du mouvement ouvrier et par la maximisation de l’extraction de sa valeur. La sociologie politique a, quant à elle, souligné les bases sociales de la démocratie électorale ainsi que le confinement de son extrémisme. C’est le fonctionnalisme structurel qui en a résumé le cadre théorique général – la délimitation de pré-requis fonctionnels demandait de garder en équilibre tout système social, ainsi que les mécanismes permettant aux institutions sociales de répondre à ces conditions préalables. Au cours de cette période, les sociologues ont accordé de l’importance à la recherche empirique, aux nouvelles méthodes de collecte des données, à l’analyse, ainsi qu’à l’élaboration de théories à « moyenne portée » qui ont trouvé leur niche dans la charpente du fonctionnalisme structurel. Cette approche était une réaction face aux précédentes traditions davantage spéculatives qui avaient été promues par un désir d’une réforme morale. Elle voulait effacer toute trace de moralité dans la sociologie.


La première vague de sociologie a inventé les utopies. Dans la seconde, la sociologie académique et la sociologie experte se sont opposées à ces pensées utopistes, clamant que l’utopie était presque ou déjà à portée de main. De fait, aux États-Unis et en Union soviétique, le structuro-fonctionnalisme et le marxisme-léninisme ont respectivement pris par mégarde l’utopie pour réalité. C’étaient des traditions sociologiques rivées au présent, préoccupées seulement par l’aplanissement de ses petites irrationalités. La sociologie critique développée en réaction aux présupposés d’accord et de consensus a rétabli un intérêt pour la lutte et le conflit, tout en imaginant un monde au-delà du capitalisme.


Quel type de sociologie appelle la troisième vague de marchandisation ? Comme nous l’avons déjà vu, cette troisième vague fait reculer la défense étatiste de la société, lançant une offensive contre le travail et les droits sociaux. À la différence de la deuxième vague, qui avait provoqué une réaction anti-marché de la part de l’État – faisant émerger de manière variée le protectionnisme, la planification économique, les garanties de salaire, l’État-providence et la propriété publique des moyens de production – la troisième vague, elle, trouve son origine dans l’État. Bien que ce dernier soit encore un État régulateur, il s’agit toutefois d’une régulation pour plutôt que contre le marché, allant à l’encontre de tout ce qui a été accompli lors de la deuxième vague. La société subit ainsi un double assaut provenant à la fois de l’économie et de l’État. Incapable de gagner en influence auprès de l’État ou du marché, la sociologie s’oriente vers la société. En d’autres mots, l’intérêt propre de la sociologie se trouve dans la constitution de la société civile, où elle existe à peine, ainsi que dans sa protection qui est menacée – d’où l’affirmation d’une entrée dans l’âge de la sociologie publique.


Aujourd’hui, la sociologie ne peut limiter ses engagements à des publics locaux ou nationaux, mais doit se préoccuper de l’union d’une société civile mondiale. Par ailleurs, la troisième vague de sociologie en appelle d’une science assez différente de la science spéculative du XIXe siècle ou encore de la science académique, axée sur les politiques, qui a émergé au milieu du XXe siècle – cherchant à combiner la rigueur scientifique avec le développement de valeurs alternatives. Nous ne luttons plus pour une science paradigmatique unique, mais plutôt pour une discipline à l’intersection de multiples programmes de recherches, établie sur les valeurs de différents publics, élaborant des cadres théoriques intégrant leurs anomalies et leurs contradictions. C’est ce que j’appelle une science réflexive, une science qui n’a pas peur de réfléchir à ses valeurs fondamentales ni même à les articuler publiquement, mais qui est malgré tout une science (voir tableau 1).


Alors que la sociologie se mondialise, les emprunts au-delà des frontières nationales sont de plus en plus possibles et importants. Par exemple, après sa révolution anti-autoritaire de 1974, le Portugal s’est inspiré de traditions critiques et académiques provenant des sociologies états-unienne et française, les mettant à profit pour une société civile vibrante. Ce petit pays est l’un des meneurs en matière de sociologie publique, en lien avec les sociologies experte, critique et académique. La sociologie publique a prospéré dans d’autres pays comme au Brésil, en Afrique du Sud et en Inde, basée sur des sociologies académiques nord-américaine ou européenne sélectives, et refaçonnée en luttes anti-autoritaire ou anti-coloniale.


Tableau 1 : La sociologie contre le marché


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Première vague de marchandisation
Deuxième vague de marchandisation
Troisième vague de marchandisation
« Marchandise fictive » prédominante
Travail Argent Terre (« nature »)
Lieu de réponse prédominant
Local National Mondial
Droits dominants protégés
Du travail Du social De la personne
Orientation dominante de la sociologie
Utopiste et critique Experte et académique Publique
Mouvement dominant de la pensée scientifique sociologique
Spéculatif Positiviste Réflexif


Les emprunts mondiaux présentent à certains égards autant de risques que de promesses. La domination de la sociologie académique aux États-Unis peut ainsi entraver la capacité des sociologies nationales à répondre aux préoccupations locales. Face au dilemme d’avoir les États-Unis sur le pas de leur porte, de nombreux sociologues canadiens, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, ont mené des attaques hostiles contre l’américanisation de la vie académique. Lorsque l’on s’éloigne de la vie académique, le dilemme peut être encore plus grand. La pression d’écrire en anglais pour des publics académiques éloignés est un désavantage non seulement pour les sociologues en périphérie, mais menace inévitablement la vitalité d’une sociologie publique locale. Sari Hanafi a exprimé ce dilemme à propos du Moyen-Orient : publiez mondialement et périssez localement ou publiez localement et périssez mondialement. Peut-on surmonter cet abime pour constituer une sociologie publique qui ne soit pas isolationniste mais mondialement connectée ? Voilà le défi.

 Conclusion

La sociologie prend un virage public en réponse à une troisième vague de marchandisation, car la sociologie vit et meurt avec la société. Lorsque la société est menacée, la sociologie l’est également. Puisqu’on ne peut plus compter sur l’État pour contenir le marché, les sociologues doivent tisser leurs propres connexions avec la société en développant des sociologies publiques. Nous devons faire plus que de servir la société passivement : nous devons maintenir et constituer cette société. Pour cela, la sociologie a de nombreux partenaires et alliés potentiels, de plus en plus, eux aussi, agressés par l’État et le marché. C’est à l’intérieur de ce contexte contemporain plus large qu’une sociologie publique peut être une âme dirigeante et une force directrice.


Toutefois, on ne peut penser le contexte actuel en le détachant de son passé. On ne peut pas compartimenter en périodes singulières les trois vagues de marchandisation et leurs configurations sociologiques correspondantes. Chaque vague laisse un héritage à la suivante. Les vagues de marchandisation se creusent à mesure qu’elles procèdent régressivement du travail à l’argent puis à la nature, chacune incorporant la marchandisation de la période précédente. De la même manière, chaque contre-mouvement mène progressivement des droits du travail aux droits sociaux (incluant les droits du travail), puis aspire ensuite aux droits de la personne qui englobe les trois.


Le développement de la sociologie procède différemment. La sociologie experte et la sociologie académique, avec leur valeur de neutralité et leur approche scientifique, se sont constituées en réaction contre les sociologies critiques et utopiques, saturées de morale et de spéculations. La sociologie publique tente de synthétiser l’engagement des valeurs de la première période avec les avancées scientifiques de la seconde. Néanmoins, même dans ces cas, on ne devrait pas penser en termes de sociologies distinctes, mais plutôt en termes de reconfiguration des quatre éléments de la sociologie, au sein desquelles le poids de la sociologie académique, experte, critique et publique alternerait. Une sociologie publique ne peut réellement prendre son l’envol, de manière soutenue, si elle n’est pas propulsée par la sociologie critique ou enracinée dans la sociologie académique.


Le rythme et l’espacement des vagues de développement sociologique varient d’un pays à l’autre. Pour le monde capitaliste d’aujourd’hui, les vagues sont davantage séparées dans le temps, alors que dans des pays comme la Russie, l’Inde et la Chine, les vagues sont rapprochées en raison d’une commodification du travail, de l’argent et de la nature survenue quasi simultanément dans les dernières décennies. Nonobstant ces variations nationales, on peut caractériser l’époque actuelle par la concentration des impacts cumulatifs de la marchandisation du travail et de l’argent au sein de la commodification de la nature. Par sa subsomption de toutes les marchandisations, celle de la nature devient le problème planétaire le plus criant, générant des mouvements sociaux reliés par le principe même des droits humains.


On ne sait toutefois pas si ces mouvements peuvent renverser la troisième vague de marchandisation ou s’ils auront pour résultat d’élargir ou de réduire les limites de la liberté humaine. Il est même possible que la sociologie succombe à la commodification – une commodification de la production de connaissance à l’université et, ailleurs, une commodification de la diffusion des connaissances par les médias de masse ou encore une commodification de la consommation de connaissance alors que les frais de scolarité augmenteront sans cesse. Inversement, la sociologie publique pourrait participer au rapprochement des organisations, mouvements et publics à travers le monde, contribuant à l’érection d’une société civile au-delà du contrôle du marché et de l’État. Le monde a besoin d’une sociologie publique engageant des publics de toutes les parties du globe : une sociologie qui repose sur les épaules d’une sociologie académique dynamique, inspirée par une sociologie critique essentielle, tout en demandant à la sociologie de l’expertise de rendre compte des actions politiques.

 Bibliographie

Hanafi S. (2011), « University Systems in the Arab East : Publish globally and perish locally vs publish locally and perish globally », Current Sociology, vol. 59, n° 3, pp. 291-309.


Polanyi K. (1983 [1944]), La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Éditions Gallimard.

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