Sylvie MONTCHATRE et Bernard WOEHL (dir.), Temps de travail et travail du temps

Article publié le 6 novembre 2015
Pour citer cet article : , « Sylvie MONTCHATRE et Bernard WOEHL (dir.), Temps de travail et travail du temps  », Rhuthmos, 6 novembre 2015 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1653

Ce compte rendu a déjà paru le 1er novembre 2015 dans la Nouvelle revue du travail, n° 7


S. Montchatre et B. Woehl (dir.), Temps de travail et travail du temps, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, 250 p.


« Comment le temps nous travaille-t-il, nous et nos sociétés, à partir du temps demandé par le travail ? » (p. 9) Le titre retenu Temps de travail et travail du temps n’est pas un simple jeu de mots. Issu d’une série de séminaires organisés à Strasbourg en 2010-2011, l’ouvrage collectif témoigne d’une double ambition : contribuer à donner à la question du temps, en particulier sous la forme du rythme, une place au sein des sciences sociales qui soit à la mesure de son importance, au fondement même de toute expérience humaine ; rendre compte de transformations qui affectent aujourd’hui en profondeur, non seulement le « temps de travail » et le « temps au travail », mais plus encore l’articulation des temporalités entre travail, formation et vie domestique. L’ouvrage est composé de contributions très différentes dans leur propos comme dans leur style et s’il paraît impossible de rendre justice à chacune d’entre elles, nous pouvons néanmoins esquisser quelques lignes de convergence/divergence entre les différents chapitres.


Concernant la première ambition, plusieurs auteurs partent d’un même constat : le temps est mal traité par les sciences humaines. L’intérêt qu’il a suscité dans ce champ n’est pas du tout à la mesure de sa place effective dans la vie sociale. En se réunissant autour de la question du « temps de travail », les chercheurs qui ont contribué à cet ouvrage militent clairement pour corriger cette étrange lacune. Plus encore que la prise en compte du temps, c’est la poursuite du projet de la rythmanalyse qui se trouve d’abord défendue, en particulier par Pascal Michon. En effet, la proposition de développer une rythmanalyse, formulée par Gaston Bachelard dès les années 1950, soutenue par Henri Lefebvre et appuyée sur les réflexions de pères fondateurs de la sociologie, reste aujourd’hui encore un projet inachevé. Si Émile Durkheim affirmait déjà que le rythme de la vie sociale est à la base de la catégorie de temps, si Marcel Mauss estimait que « socialement et individuellement, l’homme est un animal rythmique » (p. 44), si Gurvitch s’intéressait à la cadence différentielle des groupes sociaux, la deuxième moitié du xxe siècle correspond plutôt, pour Pascal Michon, à un appauvrissement du concept. Depuis les années 1980 néanmoins, des auteurs comme Norbert Elias ou Alberto Melucci relient à nouveau la question des rythmes avec celle de l’individuation singulière et collective. Pascal Michon y voit l’horizon d’un nouveau paradigme dans les sciences sociales, à condition de prendre en compte, au-delà de l’affaiblissement des rythmes assujettis aux cycles cosmiques et biologiques, l’émergence de nouveaux rythmes de la socialité dans un monde planétaire. L’enjeu pratique de la rythmanalyse serait alors la mise en place de rythmes sociaux favorables à une « individuation de bonne qualité » (p. 59). De son côté, Pierre Rolle reconnaît l’envergure du projet : « Reconstruire de fond en comble l’analyse sociale, voilà sans doute l’ambition dernière de la rythmanalyse » (p. 30). L’auteur y voit en particulier un moyen pour abolir « l’opposition aveugle du synchronique et du diachronique ». Néanmoins, il se montre plus sceptique sur sa portée réelle, considérant que la rythmanalyse ne nous aide pas à identifier les agents du social.


Faisant suite à ce débat à peine esquissé sur les enjeux de la rythmanalyse, deux chapitres du livre peuvent être lus comme des contributions à une approche phénoménologique de l’expérience de travail et de ses temporalités, l’un d’un point de vue diachronique, l’autre synchronique (signe que l’opposition n’a pas encore disparu !). Ainsi Thierry Pillon opte délibérément pour un point de vue diachronique, en choisissant d’analyser des autobiographies ouvrières, récits qui permettent de mettre en évidence les temps forts d’une vie de travail ou, en l’occurrence, d’une vie tout entière identifiée au travail. En revanche, Alexandra Bidet privilégie un point de vue synchronique lorsqu’elle s’intéresse à la « qualité rythmique d’une activité de travail » : ce qu’elle appelle le « vrai boulot » correspond aux moments de félicité où les travailleurs inventent un accord avec leur activité de travail, rejoignant en cela un équilibre rythmique, goûté pour lui-même. Le choix de faire porter le regard sur l’expérience de travail et sa mise en récit, de s’intéresser aux rythmicités vécues et construites par les travailleurs, revêt ici un enjeu politique, en particulier face à la prégnance d’une représentation physicaliste du travail humain dont François Vatin dénonce l’archaïsme et qui se traduit encore aujourd’hui par une mesure temporelle du travail.


En nous mettant dans les pas d’Edward P. Thompson, nous pouvons lire l’histoire du temps de travail, depuis la naissance du capitalisme, comme l’histoire d’une lutte menée d’abord contre la mesure temporelle du travail, puis pour la réduction du temps de travail, dès lors que s’affirmait la discipline du temps [1]. Aujourd’hui la maîtrise du temps reste au cœur des conflits qui se nouent autour du travail, tandis que la soumission temporelle revêt des formes nouvelles. Pour aborder cette question, les auteurs utilisent là encore des stratégies différentes. Emmanuelle Leclerq plonge dans l’activité de travail des responsables HQSE (hygiène qualité sécurité environnement) pour identifier les temporalités engagées dans leur activité, ce qui lui permet de mettre en évidence une alternance entre des « moments de dépossession par l’institution » (p. 138) et des moments de maîtrise individuelle. Jens Thoemmes et Paul Bouffartigue s’efforcent plutôt, à partir de leurs travaux antérieurs, de caractériser globalement les nouvelles formes d’assujettissement temporel des salariés. Leurs analyses paraissent à la fois convergentes et complémentaires. Pour Jean Thoemmes, l’évolution observée entre 1994 et 2004 peut être qualifiée d’« avènement du temps des marchés » et se traduit dans la négociation collective par une nouvelle norme de « variabilité de la durée de travail » (p. 156). Paul Bouffartigue reprend le terme de disponibilité temporelle pour élargir la notion de durée de travail en prenant en compte la localisation et la prévisibilité des horaires. Il distingue alors la « disponibilité temporelle autonome » répandue chez les cadres et professions intellectuelles, de la « disponibilité temporelle hétéronome », norme prégnante dans les services peu qualifiés : dans ce dernier cas qui s’apparente à une corvéabilité, la durée formelle du travail ne dit rien des temps des horaires morcelés ou du temps contraint des trajets. Florence Jany Catrice illustre à merveille cette situation lorsqu’elle évoque le « temps partiel envahissant » dans les services à la personne : dans ce cas, les salariés – des femmes pour la plupart – affirment donner leur vie à leur travail, alors même qu’elles ont seulement un contrat à temps partiel.


Si la centralité du travail – pour le meilleur ou pour le pire – se trouve donc réaffirmée par nombre des contributions, un autre objectif explicite de l’ouvrage est de saisir les imbrications avec d’autres temps sociaux, en premier lieu le temps de la formation et celui de la vie domestique. Les travaux d’Alain Supiot ont permis de mettre en évidence de quelle façon les oppositions entre travail et formation, entre travail rémunéré et travail gratuit ou encore entre travail salarié et travail indépendant, ont pu voler en éclats avec l’entrée en crise de la norme fordiste [2]. L’interpénétration des temps de travail et des temps de formation revêt ici plusieurs dimensions. En constatant l’expansion du travail salarié chez les jeunes en formation initiale, en France et au Québec, Henri Eckert s’interroge sur le sens d’un « retour du temps de travail dans le temps des études » (p. 184). De son côté, Michèle Tallard s’intéresse à l’évolution des normes en matière de formation professionnelle, montrant comment l’action de l’État vise désormais à équiper les salariés pour donner cohérence à leur parcours de formation tout au long de la vie. Marcelle Stroobants choisit de mettre au cœur des transformations de la relation formation-emploi l’histoire de la montée en puissance de la logique compétence à partir des années 1980, notion « prête à voyager entre les mondes du travail et de l’éducation » (p. 103), au détriment de la qualification. Dans l’exemple de la profession d’éducateur sportif, analysé par William Gasparini et Lilian Pichot, le développement des entreprises marchandes de fitness, aux côtés des associations sportives, ont clairement fait évoluer la relation formation-emploi dans ce secteur, mettant en tension le temps court de la compétence et le temps long de l’expérience.


Qu’en est-il alors de la vie domestique ? On a vu, avec la norme de disponibilité temporelle, comment la vie privée pouvait être colonisée par le travail. Pour Patrick Cingolani qui s’intéresse ici principalement aux classes moyennes, la famille devient aussi le lieu où se gère la synchronisation de temporalités très différentes, de travail, d’éducation, de loisir, de relations avec les institutions. Et c’est d’abord aux femmes qu’incombe cette responsabilité décisive pour l’équilibre même du foyer.


Enfin, la conclusion de Mateo Alaluf met en exergue l’articulation, placée au cœur de l’ouvrage, entre le travail saisi dans les plis de l’activité et sa dimension politique. Elle s’achève implicitement sur une question : comment libérer les temps sociaux de l’emprise des marchés ? Question face à laquelle Jean Thoemmes nous invitait, à la fin de son chapitre, à relire la critique radicale de Paul Lafargue, célèbre défenseur du droit à la paresse !


On peut regretter qu’il n’y ait pas plus de synergies ou de discussions entre les différentes contributions, par exemple pour nourrir le projet de rythmanalyse, ou au contraire s’en écarter. On peut regretter aussi que l’ouvrage ne fasse guère de place aux pratiques de résistances des travailleurs, salariés ou indépendants, pour garder ou conquérir dans une certaine mesure la maîtrise de leurs temporalités. Pour qui s’intéresse à la question du temps, il n’en reste pas moins que ce livre fourmille d’analyses pertinentes, d’études de cas et de mises en perspective utiles, offrant sur cette question centrale une large palette de données et de réflexions.

Notes

[1Thompson Edward Palmer ([1967] 2004), Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, Paris, La Fabrique.

[2Supiot Alain (1998), « Le travail en perspective : une introduction », dans Supiot Alain (dir.), Le Travail en perspective, Paris, LGDJ, 1-12.

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