Ce texte a été mis en ligne la première fois le 25 octobre 2015 sur le site Ménestrel. Nous remercions Jean-Claude Schmitt de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Les historiens n’ont guère reconnu dans les rythmes un phénomène social de première importance. Ils n’ont cherché à en donner ni une définition, ni une présentation générale, même si certains, dans le champ de leur spécialité, notamment la musicologie, l’histoire de la rhétorique ou celle de l’architecture, ont fourni des études essentielles. La différence est importante par rapport aux sociologues, aux anthropologues et aux philosophes. Après que Marcel Mauss eut défini l’homme comme un « animal rythmique » et montré que les conceptions sociales du temps sont déterminées par les rythmes sociaux, et qu’Émile Benveniste eut expliqué l’étymologie et l’histoire du mot et de la notion de rythme depuis les philosophes présocratiques, des sociologues comme Georg Simmel et Pierre Bourdieu, des sémiologues comme Roland Barthes, des philosophes comme Ludwig Klages, Walter Benjamin, Gilles Deleuze et Félix Guattari ou plus récemment Pascal Michon et Pierre Sauvanet se sont appliqués à définir le rythme et à montrer l’importance des rythmes dans tous les aspects de la vie des individus et des groupes. Chacun a proposé sa définition, en insistant sur les caractères de répétition, de régularité, de périodicité, de variation. Structure, mouvement, périodicité sont par exemple, pour P. Sauvanet, les composantes obligées du rythme. Cela vaut pour aujourd’hui comme pour le Moyen Âge, mais différemment. Dans la société contemporaine, il suffit de penser aux débats récurrents sur les rythmes scolaires ou celui du réchauffement climatique, ou dans d’autres domaines aux rythmes du jazz, de la croissance économique ou encore au rythme cardiaque des individus. Au Moyen Âge, bien que le mot rhythmus soit absent de la Vulgate, il est largement cité dans les domaines de la musique, la poésie, le chant, la danse. Le mot désigne particulièrement le chant rythmé, c’est-à-dire accentué et libre, et non plus métrique et astreint à un nombre donné de pieds, comme dans l’Antiquité. Cependant, puisque le rhythmus médiéval participe à la musica, donc à l’interprétation des rapports analogiques entre le microcosme et le macrocosme, entre les hommes, la Nature et Dieu, il est aisé de voir que la notion de rythme(s) se range dans une série notionnelle qui, avec des mots tels que numerus, mensura, ordo, musica, scelle l’unité complète de la représentation médiévale du monde. Au niveau conceptuel comme dans les pratiques sociales, le rythme est donc partout. Écrire une histoire générale des rythmes du Moyen Âge n’en est que plus compliqué. D’autant que si l’histoire des rythmes concerne l’histoire du temps, elle ne se confond pas avec elle. De même que bien des tableaux de Piet Mondrian, Paul Klee ou Sonia Delaunay s’intitulent explicitement « Rythmes », mais n’impliquent en rien le temps (sinon celui que le spectateur passe à les regarder), le rythme, au Moyen Âge, peut faire usage du temps, par exemple dans la liturgie, une procession ou un voyage, mais ne se limite ni aux conceptions du temps, ni à sa mesure. Pour ne citer qu’un exemple, le rythme chromatique des miniatures d’un manuscrit n’est pas en soi du temps, mais peut susciter un usage du temps, en soutenant la lecture et la méditation au rythme des heures canoniques.
Sans prétendre épuiser le sujet, qui est par nature illimité, on proposera pour commencer d’approfondir les questions de vocabulaire et d’étudier les usages du rhythmus au sens médiéval du mot. Le livre de Marie Formarier a ouvert la voie et permis que se tienne à ce sujet un récent colloque. Le lien avec la musica et les arts libéraux invite dans un deuxième temps à explorer les rythmes du corps et de la Nature, depuis les « techniques du corps » (M. Mauss) – comme les rythmes de la marche à pied ou du déplacement à cheval, de l’alimentation et de la procréation – jusqu’aux mouvements périodiques de la nature, des marées et des lunaisons. L’observation des rythmes cosmiques permet de rejoindre ensuite la question des rythmes du temps, dans le cadre du comput et du calendrier liturgique, des rythmes fondamentaux de l’année de douze mois, de la semaine de sept jours, du jour de deux fois douze heures solaires et surtout de huit heures canoniques. Et on rappellera à ce propos que dans la société médiévale, le temps ne se mesure pas, mais se scande, notamment par la récitation du psautier et par les jeux de cloches. Il faudra ensuite s’interroger pareillement sur le déploiement des rythmes dans l’espace, ou plutôt au fil des « lieux » parcourus physiquement ou imaginairement par les hommes du Moyen Âge : pour eux, le voyage et la route (via, iter, peregrinatio) sont la métaphore de la vie terrestre tendue vers sa fin eschatologique. Des processions aux pèlerinages, mais aussi aux voyages terrestres, fluviaux, maritimes des marchands et des souverains, le chemin est incertain et se construit par étapes au gré du parcours. On se penchera aussi sur les rythmes du langage et de la narration, à commencer par le « grand récit » et les images de l’historia – l’histoire sainte – depuis la Création et la Chute jusqu’à l’Incarnation rédemptrice du Christ et – à la fin du « sixième âge » du monde – au Jugement dernier. Dans la scansion de cette histoire universelle s’enchâssent les histoires locales et lignagères, comme celle que raconte, par les images et les inscriptions, la Tapisserie de Bayeux. Chemin faisant, des questions et des thèmes transversaux apparaissent : en premier lieu celui de l’innovation rythmique. Comment concevoir la naissance d’un rythme nouveau (par exemple l’assolement triennal dans l’agriculture, les grandes vacances d’été à l’Université ou, à partir de 1300, la célébration du Jubilé romain) ? Ensuite celui de la fonction des rythmes : fonction collective de régulation (voir par exemple la Règle de saint Benoît) ; fonction d’individuation aussi, de création des idiorythmies individuelles : depuis l’apprentissage du langage et des gestes, les exercices répétitifs de la piété, l’expérience récurrente de la mort des proches ou de la mort collective, jusqu’à la célébration de l’anniversaire de la naissance des individus. L’arythmie est un autre grand thème à ne pas négliger. Elle se présente sous deux formes opposées, par excès ou par défaut : d’un côté l’atonie (telle l’accedia monastique) endort et affaiblit le rythme, de l’autre le rythme est en butte à la rupture et au chaos. Mais un rythme peut-il jamais mourir tout à fait ? Quand l’interdit ecclésiastique qui pèse sur une ville ou un royaume est levé, les cloches sonnent de nouveau à la volée et nul charivari n’a jamais empêché durablement un mariage d’être célébré ; ne dit-on pas aussi qu’il faut savoir « terminer une grève » ? Il arrive bien pourtant que tout rythme disparaisse : mais cela ne se produit qu’au royaume d’Utopie (au Pays de Cocagne et à l’abbaye de Thélème).
Bibliographie :
- BENVENISTE Émile, « La notion de “rythme” dans son expression linguistique » [1951], dans Problèmes de linguistique générale. I : 1939-1964, Paris, Gallimard, 1966, p. 327-335.
- FORMARIER Marie, Entre rhétorique et musique. Essai sur le rythme latin antique et médiéval, Turnhout, Brepols, 2014 (Latinitates, IX).
- GHATTAS Kai Christian, Rhythmus der Bilder. Narrative Strategien in Text- und Bildzeugnisen des 11. bis 13. Jahrhunderts, Cologne-Weimar-Vienne, Böhlau Verlag, 2009.
- Rythmes et croyances au Moyen Âge. Actes de la journée d’étude organisée par le Groupe d’anthropologie historique de l’Occident médiéval (Centre de recherches historiques, EHESS / CNRS), le 23 juin 2012, Paris, Institut national d’histoire de l’art, Jean-Claude Schmitt, dir., Bordeaux, Ausonius éd., 2014 (Scripta Mediaevalia, 25).
- SCHMITT Jean-Claude, L’invention de l’anniversaire, Paris, Arkhé, 2009.
- ZUMTHOR Paul, « Du rythme à la rime », dans Langue, texte, énigme, Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 125-143.
Et le site RHUTHMOS, http://rhuthmos.eu dédié à la recherche sur les rythmes dans les sciences, les philosophies et les arts.