Voyage en Japonie

Yves Letournel
Article publié le 28 juin 2017
Pour citer cet article : Yves Letournel , « Voyage en Japonie  », Rhuthmos, 28 juin 2017 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2014

Première publication : Cent regards sur le Japon, (Collectif), Paris, éditions Jipango, 2004.


Hideux Japon ! Depuis l’aéroport jusqu’à l’arrivée au centre-ville, que de pétrifiantes laideurs… celles, grises ou ocre, de bâtiments sans caractère, à la mélancolie triviale ; celles, rutilantes, des enseignes commerciales ou des distributeurs de boissons sur les trottoirs.


Sitôt arrivé, quittez ce pays, pour entrer en… 


« Japonie ».


Prenez un train régional lent, qui, par son rythme et l’ordre naturel qu’il imprime à vos sensations, est, déjà, la campagne ; banquettes de velours, visage pimpant des vieux et des écoliers qui montent et descendent, parfums fades de bière glacée et de cœurs paisibles : accueillie en cette plénitude discrète, incorporée à elle, votre chair, dans un doux froissement d’essieux, parviendra à sa destination, la gare de « Nulle part » où vous errerez hébété, avec des grâces d’autruche titubant sur un parquet de bal… pour découvrir une composition de l’univers unique, plus savamment nervurée qu’une feuille de camélia.


Il vous faudra quelque temps avant de distinguer les êtres des choses, lovés par le temps et les mœurs, enroulés dans leurs connivences.


Dos courbé, paupières aux yeux lumineux et tendres, dents en or cousues dans les chiffons du visage, âmes d’un seul tenant, décourageantes de qualité, chevillées à un buste noueux, bras de bouleau tremblant : des vieux, observez la mesure du corps, la tempérance et la rudesse des usages… et tous les linges du paysage qui vous enserre se dénoueront : les mille variétés de « sobas » aux couleurs de nuage ou de cendre, la pâle saveur du navet bouilli ou du saké cru, la perfection de tout objet issu de ces mains minutieuses, la coupe si nette tracée dans la vie par le passage de tels êtres.


Sur le chemin dodelinant du retour, enivrez-vous de la touffeur du crépuscule et des grappes de nourrissons joufflus et d’enfants songeurs habillés comme des esquimaux, visage aussi expressif qu’une bille de bois, regard intense, immobile.


Tout aussi méticuleuse mais plus furtive, vous dénicherez la « Japonie » au sein de la ville même, en son cœur abondant : dans la cohésion sociale, la lenteur et le fini des gestes, la gaucherie des façons ou la timidité voilée d’effronterie et le conformisme affleurant sous l’excentricité d’un vêtement ; ou, simplement, dans un regard saisi à la dérobée, à la fraîcheur du soir qu’une famille goûte au pas de sa porte lors d’une fête de quartier…


Observez bien le pas des portes, car chacun, ici, est au seuil de soi-même, par la retenue qu’il impose à ses émotions, celles-ci prenant leur essor dans la pièce du fond, où l’on aime et où l’on hait, infiniment, à poings fermés.


La « Japonie » est ainsi cette marche, exténuée et calme, tout au bout de soi-même.


Tel, ce couple d’amies, grignotant avec componction une sucrerie et portant une main à la bouche en pouffant ; anodine est leur conversation, mais féroce, en elles, la joie d’être, ou la tristesse, d’aimer. Toutes les scènes du répertoire humain deviennent ici spectacles extrêmes, à l’énergie aussi pure que si vous tentiez de caser le ciel dans un dé à coudre.


Voyager en « Japonie », c’est aussi visiter les saisons, qui, en ce pays de Soigneux, savent recevoir : au déboulé du printemps, agenouillez-vous sous le ciel brodé de fleurs recouvrant les groupes de pique-niqueurs radieux ; vaincu, terrassé par l’été, laissez le soleil vous téter le cœur comme les corbeaux luisants et gras raclent les sacs poubelle transparents ; de l’automne aux haillons somptueux, recevez l’accolade et consentez , une seconde d’hiver, dans une station thermale, à devenir l’hôte d’un flocon de neige alourdi du poids de la nuit.


Lieux de « Japonie » à visiter : un train, un bistrot, chaque saison en son passage, un ami, l’inconnu qu’il fut et demeure, la rumeur de la ville à l’approche de midi, la paume d’une main endormie, un quartier populaire un soir de grande chaleur, une station thermale, un jardin public

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