Rythme syntaxique et rythme textuel

Michèle Bigot
Article publié le 26 novembre 2010
Pour citer cet article : Michèle Bigot , « Rythme syntaxique et rythme textuel  », Rhuthmos, 26 novembre 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article207

Il est rare que le rythme soit un objet d’étude en linguistique, en dehors des domaines de la phonologie ; on peut même considérer le travail d’Henri Meschonnic comme ne relevant pas spécifiquement de la linguistique, puisque, de son propre aveu, il s’agit de fonder une théorie du langage, dont la linguistique ne serait qu’une région. Cependant, on trouve la notion de rythme engagée dans nombre d’analyses grammaticales, au titre de notion pré-théorique, admise sans être discutée.


En effet, on trouve ici et là l’idée que l’ordre syntaxique pourrait posséder un rythme propre, et que celui-ci trouverait à s’exprimer sous la forme d’une « loi des masses croissantes ». Cette idée naît de la description d’un certain nombre de données textuelles, telles que :

  • l’inversion du sujet : « Dans les relatives, mais aussi dans les autres subordonnées, l’inversion nominale d’un sujet volumineux offre la ressource de conclure la phrase (ou la proposition) par une structure rythmique croissante : Toscane : un pays béni des dieux où s’unissent mieux que nulle part ailleurs la nature et la culture. » [1].

  • la postposition de l’adjectif épithète : à propos de la place de l’adjectif épithète, Dominique Maingueneau dit, après bien d’autres : « Outre les phénomènes d’emphase déjà évoqués il faut faire la part des facteurs d’ordre prosodique et d’ordre syntaxique. On a, en effet, tendance à placer en seconde position l’élément le plus long » [2].

  • la postposition du Syntagme Nominal complément dans les supposées « propositions infinitives ».


Mais qu’en est-il vraiment ? Existe-t-il dans le module syntaxique une contrainte d’ordre quantitatif qui imposerait de placer en fin de phrase le groupe syntaxique le plus volumineux ? Nous reviendrons pour en juger sur une construction grammaticale pour laquelle cette supposée « loi des masses croissantes » a été invoquée, la « proposition infinitive ».


Remarquons au préalable que, dans ces jugements grammaticaux, on a opéré une réduction dans l’appréhension de la notion de « rythme » en l’assimilant à la mesure et à la cadence. Dans une conception volumétrique du rythme, qui repose sur des critères métriques et applique à n’importe quel texte de prose des critères de mesures syllabiques empruntés au mètre, on a simplement fait le décompte des syllabes dans les groupes accentués.


En second lieu, il apparaît que, dans de tels raisonnements, se produit un glissement du discours à la langue : en tronquant les textes, on en extrait des exemples, et dès lors la séquence linguistique change de statut. L’énoncé observé perd son statut d’énoncé empirique, situé, pour être assigné au statut de phrase, d’objet grammatical : dès lors, le fait rythmique ou supposé tel ne relève plus du sens textuel mais d’une tendance imputée au système.


Pour notre part, nous examinerons comment se pose la question des rapports entre rythme et syntaxe dans le cadre de textes empiriques, dont on peut supposer a priori que les questions de rythme ne leur sont pas étrangères parce qu’il s’agit de textes littéraires.

 Place du SN « contrôleur » de la supposée proposition infinitive dans un texte de prose

Nous approcherons cette question du rythme dans son articulation à la construction syntaxique en interrogeant la place du SN par rapport à un infinitif dans des constructions qui suivent un verbe de perception. Nous nous demanderons si cette place relève d’une norme grammaticale touchant à la disposition des syntagmes dans la phrase en ordre de volume croissant, ou si ce sont d’autres critères qui gouvernent cette organisation ; dans le second cas, il faudrait conclure qu’on a pris l’effet pour la cause.


Le premier exemple est extrait un texte en prose ; c’est un paragraphe extrait des Nouveaux mémoires intérieurs de François Mauriac, (annexe 1) choisi parce que la prose de Mauriac cherche à retrouver le rythme naturel de la conversation intime, celle du vieil homme qui marmonne, ce qui ne revient pas à dire que le rythme n’y a pas été travaillé :


Dans ce texte, se présentent trois constructions infinitives :


1. « j’ai entendu, ce matin, chanter le dernier merle de notre quartier »


2. « nous regardions approcher ce moment merveilleux »


3. « c’est donc qu’ils aiment m’entendre marmonner »


Le premier et le second exemples semblent illustrer la dite « loi des masses croissantes » : on a souvent avancé en effet que le français connaissait un ordo rectus progressif dans la disposition des groupes rythmiques. Mais qu’en est-il ?


1. se subdivise en trois groupes accentuels : « j’ai entendu/ ce matin/chanter le dernier merle de notre quartier », sans qu’il soit impossible d’isoler « chanter/ ». Mais est-ce en raison de son volume que le SN complément est postposé à l’infinitif ? Si on s’en tient à l’effet rythmique créé par les volumes respectifs des groupes rythmiques, il semble plus juste de dire que c’est l’infinitif qui est rapproché du verbe principal, parce que, dans le cas contraire, il aurait été isolé en fin de phrase et aurait alors créé un effet de chute non désiré. La postposition du SN volumineux n’est que la conséquence secondaire de ce choix. On remarque d’ailleurs que la position la plus naturelle pour l’infinitif dans ce type de construction est d’être accolé au verbe principal, parce qu’il forme avec lui une expression qui tend à la fusion en périphrase verbale, comme le ferait une périphrase causative, parce qu’elle implique un enchâssement prédicatif : on dit « entendre chanter », comme on dit « laisser faire, laisser parler », sans que le complément soit forcément exprimé.


On remarque ensuite que la structure informationnelle de la phrase est différente dans le cas où le SN est postposé à l’infinitif et dans le cas où il est antéposé. Dans le premier cas, le rhème est « chanter le dernier merle de notre quartier », tandis que dans le second c’est « chanter ».


Le sens des deux expressions est donc différent : « J’ai entendu chanter le dernier merle de notre quartier » peut être paraphrasé par « le chant du dernier merle de notre quartier », tandis que « j’ai entendu le dernier merle de notre quartier chanter » signifie que d’habitude on l’entend faire d’autres bruits, et que c’est plutôt surprenant de l’entendre chanter. Or, rien dans le contexte n’appelle une telle interprétation et c’est donc la première structure informationnelle qui s’impose par défaut. Il apparaît donc, dans un tel exemple, que la place du SN tient non à son volume mais à la dynamique informationnelle, phénomène qu’il est impossible de percevoir si on isole la phrase de son co-texte.


2. se subdivise en deux groupes rythmiques : « nous regardions approcher/ ce moment merveilleux/. Ici encore tout se passe comme si un SN complément autre que mono- ou dissyllabique ne pouvait pas s’insérer entre le verbe et l’infinitif : il n’est pas postposé parce que plus volumineux que le précédent, il est postposé parce que son antéposition aurait trop éloigné l’infinitif du verbe conjugué et que l’infinitif a tendance à venir s’accoler à ce verbe pour former un seul groupe verbal prédicatif ; le seul contre-exemple est fourni par les cas où le verbe à l’infinitif a lui-même dans sa valence un complément. Il devient alors impossible de postposer à la fois un SN complément du verbe principal et un SN complément de l’infinitif, et par conséquent le SN complément du verbe principal vient s’insérer entre celui-ci et l’infinitif.


3. « ils aiment m’entendre marmonner » : le problème ne se pose pas car le complément du verbe conjugué est un pronom clitique nécessairement antéposé : on ne peut pas exclure que la fréquence de ces clitiques antéposés ait favorisé la tendance à la soudure entre semi-auxiliaire et infinitif, et que, du point de vue diachronique, la structure « je le vois rougir » ait mieux résisté dans l’antéposition du pronom clitique complément que la structure « je le veux punir » pour la raison que dans le premier cas « le » est complément de « vois » alors que dans la seconde il est complément de « punir » .


Il semble donc que dans des exemples tels que 1 et 2 l’ordre progressif et la postposition d’un groupe accentuel volumineux soit non une cause mais une conséquence d’autres impératifs, de nature syntaxique et informationnelle. On prend donc les choses à l’envers en parlant de « loi des masses croissantes » : le rythme imposé par la structure syntaxique et par la dynamique informationnelle du texte a été interprété en terme de rythme inhérent au système de la langue.


Si on veut discriminer la part du système de la langue dans cette affaire, ce serait plutôt dans la question de l’ordre des mots que dans la question de l’ordre des volumes : il paraît en effet que si « J’entends siffler le train » est non marqué par rapport à « j’entends le train siffler », c’est une conséquence de la généralisation de l’ordre SVO et de la tendance à renforcer la cohésion du syntagme verbal, qui soude auxiliaire et infinitif, comme le montre l’impossibilité d’insérer un pronom clitique complément entre quasi-auxiliaire et verbe.


Si on veut maintenant discriminer la part du rythme dans la syntaxe, il faut la chercher non dans la comparaison entre volume syllabique des syntagmes, mais du côté de la constitution même de ces syntagmes comme groupes rythmiques. Comme on sait, le rythme s’instaure au niveau du discours par la place de l’accent sur la dernière syllabe accentuée du groupe, et il est investi de valeur syntaxique dans la mesure où il permet de discriminer les syntagmes et d’identifier leur fonction.

 Place du SN « contrôleur » de la supposée proposition infinitive dans un texte versifié

Mettons notre hypothèse à l’épreuve sur un second exemple : il s’agit cette fois d’un texte versifié. Nous aurons tout loisir d’y observer comment rythme et syntaxe interfèrent, mais aussi comment interfèrent mètre et rythme. Sans rabattre la question du rythme sur la question du mètre, on ne peut nier que le mètre implique le rythme si l’inverse n’est pas vrai.


Le texte que nous choisissons d’étudier est un passage du Véritable Saint Genest de Rotrou (annexe 2), parce que la question du rythme s’impose d’emblée à l’attention dans la mesure où elle est étroitement associée à celle de l’organisation syntaxique du texte, et en général à l’organisation du sens. Notre examen prendra en considération la réalisation de la même construction syntaxique, celle de la supposée proposition infinitive, parce qu’il se trouve qu’elle occupe une place prépondérante dans le texte, étant appelée par l’emploi fréquent du verbe voir. En effet, le retour de ce lexème, avec sa construction syntaxique et les effets rythmiques qu’elle occasionne, ne peut pas être dissocié de la production du sens, dans un poème dramatique où la vision, aussi intérieure soit-elle, occupe une fonction déterminante. Le passage mentionné relève de l’hypotypose : l’acteur Genest joue le rôle d’Adrian, auquel il ne va pas tarder à s’identifier totalement : Adrian témoigne du spectacle auquel il a assisté (c’est le propre du martyr).


La première occurrence de la construction infinitive (1) est la suivante : J’ai vu […] / Dessus les grils ardents et dedans les taureaux, / Chanter les condamnés, et trembler les bourreaux.


Ici le verbe à l’infinitif est éloigné du verbe principal par l’insertion d’une incise et d’un Syntagme Propositionnel circonstanciel : pourtant le SN complément du verbe principal est toujours postposé à l’infinitif, sans qu’on puisse incriminer le volume syllabique de ce groupe. L’insertion de deux constituants entre verbe et infinitif engendre un effet stylistique de suspension du sens en vertu de la présomption de complétude sémantique, mais aussi en vertu de la courbe mélodique : une certaine ampleur rythmique est créé par la cadence, elle-même liée à disposition des groupes accentués dont le volume va croissant jusqu’à l’acmé pour redescendre selon la même cadence régressive et se terminer sur deux membres identiques quant à leur construction syntaxique et l’ordre des mots, dans lesquels le rythme prosodique souligne la symétrie. De surcroît, la position du complément en fin de phrase lui confère une valeur rhématique forte, ce qui a pour effet d’accentuer le paradoxe reposant sur le contraste sémantique entre l’agent et le procès (les condamnés chantent, les bourreaux tremblent).


La construction syntaxique prend toute sa valeur dans ce contexte : c’est parce qu’il existe une forte solidarité entre le verbe principal et l’infinitif associé que l’effet de suspension est possible ; loin de récuser l’idée de quasi soudure entre verbe de perception et infinitif subséquent, cette phrase la renforce par l’écart qu’elle institue avec la norme et dont elle exploite au mieux les effets. Le texte tire également parti de la position ordinaire de SN complément après l’infinitif pour en tirer une effet de pointe, reposant sur la surprise d’un renversement paradoxal.


Le second exemple de la construction infinitive se présente de façon plus complexe : J’ai vu tendre aux enfants une gorge assurée, / À la sanglante mort qu’ils voyaient préparée ; / Et tomber sous le coup d’un trépas glorieux, / Ces fruits à peine éclos, déjà mûrs pour les cieux.


Le complément du verbe principal est bien postposé au verbe à l’infinitif, mais c’est un complément prépositionnel (« aux enfants », la présence d’une variante sous forme de SP exclut définitivement l’hypothèse d’un SN contrôleur de l’infinitif). Le recours à une préposition exprimant l’idée de contact s’explique en bonne partie par l’effet de désambiguïsation qu’il produit. En effet, si la construction de ce complément avait été directe, on aurait eu deux SN compléments directs d’affilée, ce qui est radicalement impossible. D’ordinaire, pour éviter ce genre de séquence, le complément du verbe conjugué est antéposé à l’infinitif ; cet ordre n’était d’ailleurs pas impossible en théorie car il respectait la structure de l’hémistiche : seule une contrainte métrique a imposé l’ordre inverse parce qu’il réalise une cadence régulière, sous la forme de quatre mesures de trois syllabes.


L’occurrence suivante Et tomber sous le coup d’un trépas glorieux, / Ces fruits à peine éclos, déjà mûrs pour les cieux pourrait être invoquée comme exemple d’application de la « loi des masses croissantes ». En fait elle nous semble motivée par un autre impératif, de nature syntaxique : en l’occurrence, il faut tenir compte de la construction syntaxique de l’ensemble de la phrase ; on a en effet un second infinitif coordonné au premier : le retour du même ordre s’impose donc dans les deux membres, au-delà même de l’effet stylistique de symétrie. L’ordre inverse (le SN complément placé devant l’infinitif) aurait menacé l’intelligibilité de la phrase, parce que, compte tenu de sa longueur, il aurait retardé l’infinitif au risque d’introduire une équivoque dans la fonction de ce SN.


Examinons pour finir la dernière occurrence : J’en ai vus que le temps prescrit par la Nature, / Était près de pousser dedans la sépulture, / Dessus les échafauds presser ce dernier pas, / Et d’un jeune courage, affronter le trépas. On peut constater que l’insertion de la relative entre le verbe de perception et l’infinitive est commandée par l’antéposition du pronom clitique en. L’ajout d’un SP circonstanciel Dessus les échafauds renforce l’effet de suspension destiné à augmenter l’ampleur de la période en retardant l’acmé de la courbe mélodique jusqu’au premier infinitif presser. Le même effet est reconduit de façon symétrique dans le membre suivant, coordonné au premier. La construction est similaire à celle des vers 495-498, même courbe mélodique, même construction syntaxique, même retardement de l’infinitif. L’effet rythmique est d’autant plus prégnant que la reprise est assurée une quatrième fois du v. 507 au v. 510 : J’ai vu mille beautés, en la fleur de leur âge, / A qui jusqu’aux Tyrans, chacun rendait hommage, / Voir avecque plaisir, meurtris et déchirés, / Leurs membres précieux, de tant d’yeux adorés. Une fois encore l’infinitif est retardé dans la séquence du verbe principal voir par la nécessité de placer devant le SN complément, dans la mesure où le second infinitif est une seconde occurrence du verbe voir, lui-même suivi d’un SN complément accompagné de participes attributifs. On est donc dans un cas d’enchâssement de deux constructions du verbe voir.


Mais c’est surtout l’expansion du SN complément de j’ai vu par un SP en la fleur de leur âge et une relative à qui, jusqu’aux tyrans, chacun rendait hommage, qui retarde l’infinitif et favorise une cadence mineure avec effet de chute sur le prédicat infinitif. L’effet produit est celui d’une tension syntaxique entre verbe et infinitif prédicatif, lequel n’est possible qu’en raison même de l’étroitesse de leur association ordinaire au sein du SV.


Si on revient plus particulièrement sur le passage constitué par les vers 495-498, on a l’occasion d’observer comment l’organisation syntaxique s’articule à l’organisation du rythme textuel, puisque c’est elle qui fournit la construction et la disposition canonique des constituants dans la phrase, ici la construction infinitive ; mais c’est dans une tension entre le moule fourni par la construction syntaxique et la disposition effective des groupes et leur rapport numérique que se jouent les effets de rythme. Ici il y a création d’un effet de suspension, déterminé par la rhétorique du genre. Cet effet d’attente est lui-même lié à l’insertion entre verbe principal et la construction infinitive de constituant secondaires, tels que incise, apostrophe, et compléments périphériques. Et c’est en raison de la forte cohésion en langue de la construction infinitive après le verbe de perception que cet effet est rendu possible.


C’est donc en jouant son jeu propre que la construction syntaxique de la phrase participe au travail du rythme textuel, non seulement en créant une cadence mineure, mais aussi en multipliant les contre-accents, rythmiques et prosodiques (« ciel, tu le sais »), créant le lien entre figure rythmique et figure syntaxique.


On observera en outre que le mètre, avec le patron qui lui est propre vient ici soutenir l’effet rythmique en fournissant des effets prosodiques, tels que l’attaque consonantique identique en début d’hémistiche ( v. 497) et en surajoutant au rythme du discours sa cadence spécifique. Car l’alexandrin soutient l’accent grammatical par l’accent métrique, non sans créer toutefois, au niveau supérieur, une tension entre phrase et mètre, la courbe mélodique de la phrase étant renforcée par le couplage entre rimes consonantiques suspensives et des rimes vocaliques conclusives.

 Conclusions provisoires

Sur de telles occurrences, on comprend combien il peut être trompeur de raisonner sur des exemples fabriqués ou des phrases extraites de leur contexte. Tout un faisceau de contraintes de tous ordres entrent en ligne de compte pour justifier la place des groupes syntaxiques, au-delà de leur volume syllabique, et si on s’en tient à la phrase isolée, on impute à une tendance de la langue ce qui n’est que le résultat d’autres contraintes, d’ordre syntaxique, sémantique ou rhétorique. Si l’accentuation fonctionne bien comme un morphème syntaxique en vertu de sa fonction de démarcation, cette fonction syntaxique reste en puissance dans la langue et ne s’actualise qu’au niveau du discours. Le rythme à proprement parler ne sera effectif qu’au niveau de l’actualisation de la phrase dans le discours, et il résultera d’un agencement des groupes syntaxiques dans la phrase, en fonction des besoins sémantiques, informationnels, et rhétoriques, eux-mêmes déterminés par des contraintes de genre.


Les exemples précédents montrent qu’on a faussement imputé au rythme grammatical les effets secondaires de règles syntaxiques indépendantes de la question du rythme ou des effets de la disposition requise par la structure informationnelle. Est-ce à dire pourtant que le rythme syntaxique soit une pure chimère ? Je ne le pense pas : mais pour l’identifier, on doit changer de perspective : on le chercherait vainement en langue, car, pour le déceler, il faut envisager le fonctionnement de la syntaxe au sein du discours. C’est ce que nous ferons en appuyant notre étude sur deux textes relevant de modes d’organisation syntaxiques très différents, voire opposés. C’est dans la comparaison de ces deux modes d’organisation syntaxique que l’on peut apercevoir un phénomène identifiable comme rythme syntaxique. Le premier texte est un extrait de L’Invitation de Claude Simon (annexe 3), et le second un extrait de Belle du Seigneur d’Albert Cohen (annexe 4).

 La question du rythme textuel

Dans le texte de Claude Simon, la phrase, quoique de volume moyen, est pourvue de ce que les stylisticiens nomment une ampleur rythmique. Elle semble enfler de l’intérieur, sous l’effet conjugué des prédications secondes, des expansions qualifiantes, des enchâssements syntaxiques et des insertions. Tout se passe comme si la construction syntaxique de la phrase épousait le mouvement de l’énonciation, de telle sorte que c’est la reformulation qui préside à l’architecture d’ensemble. La syntaxe épouse donc le mouvement d’un dire qui se déploie progressivement dans l’exercice se sa réalisation. On aperçoit alors que l’énonciation ne vient pas se couler dans un moule syntaxique qui lui préexisterait, mais que c’est l’acte de langage lui-même qui préside à l’organisation, avec ses doutes, ses corrections, ses remords, ses retours en arrière, ses arrêts, ses analogies. La phrase se cherche au fur et à mesure qu’elle se déploie, et elle exhibe cette recherche, montrant son dire tout en construisant son objet. Même la conjonction « et », qui semble mettre en place une structure coordonnée, reçoit en l’occurrence une valeur chronologique en rendant compte de la progressivité de la découverte et de son rendu. À ce compte, la syntaxe est moins l’instrument dont se sert le texte que la pâte qu’il pétrit et que la pensée informe : la forme d’ensemble de la phrase est celle d’une mouvante cascade, dont le mouvement est rythmé par le retour des participes présents. Dès lors, la construction syntaxique demande à être mise regard avec la prosodie et la cadence fournie par le développement progressif du volume des groupes rythmiques. Et le rythme global résulte du développement progressif d’une structure syntaxique atomique : « il était là ».


Ce prédicat et son expansion restent déterminées par le type séquentiel descriptif dans lequel il s’inscrit et dont il reçoit ses déterminations énonciatives ; cependant ce que l’on pourrait appeler la forme syntaxique finale de la phrase est le produit d’un authentique travail où le dire intervient à tout moment pour contrôler, corriger, modifier, développer, ajouter. Alors, c’est par une sorte d’essoufflement du dire que la phrase prend fin, sans qu’aucune nécessité grammaticale exige un tel achèvement, et Claude Simon ne se prive pas de montrer qu’une phrase peut durer bien plus. Tout se passe comme si chaque prédication en appelait une autre qui reprend sous une forme expansée la première ; à ce jeu, les participes présents tiennent une place prépondérante : ils reçoivent une valeur spécifique dans le cadre de cette phrase, dans la mesure où leur fonction de prédication seconde s’articule à leur valeur aspectuelle sécante pour donner l’illusion d’un déroulement temporel intérieur au dire : mais cette valeur morphosyntaxique spécifique s’articule elle-même à une cadence progressive s’achevant sur une clausule et à un jeu prosodique qui crée un écho sonore entre les mots : infranchissable, incessant, chuintement, rebondissantes, dévalant…


On pourrait dire que, dans cette phrase, la syntaxe organise en parallèle les dimensions paradigmatique et syntagmatique : loin que les paradigmes soient des séries in absentia, elles se déroulent in praesentia, ralentissant le tempo phrastique et creusant la phrase en profondeur pour attester non seulement de ce qui est, mais de ce qui aurait pu être, et témoignant du mouvement même d’une pensée spéculative élaborant son dire.


On voit ici que séparer, comme on le fait en stylistique, l’organisation rhétorique, l’organisation énonciative et l’ordre syntaxique, en présupposant qu’une forme préexiste en langue et qu’elle est ensuite exploitée en discours pour exprimer telle ou telle idée ou impression, c’est se couper du fonctionnement réel du texte. Il est au contraire manifeste que, au niveau du discours, l’ordre syntaxique crée son rythme propre et que celui-ci se réalise localement dans la construction d’ensemble de la phrase, l’articulation de ses syntagmes leur disposition respective.


Il est indéniable que le rythme syntaxique a partie liée avec la disposition des constituants : le choix d’une structure disloquée ou clivée, d’une structure à présentatif, sans changer les fonctions syntaxiques des constituants en jeu modifie l’ordre des mots et affectant la prosodie de la phrase, (la distribution des accents, comme sa courbe mélodique). Mais par ailleurs, on sait tout ce que le choix de ce genre de forme phrastique doit au genre dont relève le texte : Ainsi, à la remarque d’Antoine Culioli faisant observant que « Un chien aboie » n’est pas un énoncé correct en français, et que tout locuteur natif dira « Il y a un chien qui aboie », on peut objecter que les didascalies peuvent très bien contenir un énoncé tel que « Un chien aboie » [3] .


Dans un exemple tel que le texte de Claude Simon, il est manifeste que la question du rythme syntaxique ne peut être totalement circonscrite en isolant une phrase et ne préexiste donc pas « en langue ». Ce rythme syntaxique advient à l’existence à un niveau plus global. C’est particulièrement évident dans le texte de Claude Simon, qui joue sur le tempo phrastique : en effet, la phrase précédant celle que nous observons est un modèle de phrase simple et brève, tandis que la précédente se déroule sur dix pages (p. 38-48).


Mais au-delà des questions volumétriques, le rythme syntaxique d’ensemble se joue aussi dans la disposition des constituants, dans le retour des mêmes formes grammaticales et de leurs variantes, comme le participe présent en prédication seconde ou en proposition participiale, dans la systématisation de certains modes d’organisation syntaxique comme les enchâssements, les expansions qualifiantes (relatives et participes), les systèmes comparatifs, les parenthèses qui déjouent la linéarité de la phrase. Ce rythme syntaxique n’est perceptible qu’en discours, d’une part parce qu’il repose sur le rapport entre phrases, la variation des formes sur fond d’identité, d’autre part parce qu’il est déterminé par le mode de donation du texte, le système énonciatif mis en œuvre. Ainsi, le rythme syntaxique que nous observons dans le texte de Claude Simon, la présence de certains morphèmes comme le participe présent, de formes syntaxiques comme l’articulation des syntagmes par enchâssement est déterminée à la fois par un type séquentiel descriptif et un mode énonciatif spécifique, relevant de l’énonciation discursive : les objets sont présentés dans un mode de donation déictique, au fur et à mesure qu’ils adviennent à la conscience d’un locuteur témoin, avec autant d’associations, de comparaisons, de digressions, d’où la présence d’articulateurs comme « donc », « et ceci », « et alors » qui font le point au fur et à mesure qu’avance l’énonciation, même si le locuteur s’efface en tant que tel, ou se dissimule dans un groupe de témoins désigné collectivement par le pronom « ils ». Ce mode énonciatif, qui éloigne délibérément le texte du récit de voyage, explique aussi l’étrangeté produite par l’arrivée intempestive dans le texte de deux prédicats au passé simple (« il neigea » « ce fut », p. 80). Dès lors, tout se passe comme si le rapport ordinaire entre description et narration était intégralement renversé, et cette forme textuelle globale détermine en retour l’organisation syntaxique des phrases par expansion d’un premier syntagme posant l’existence d’un objet.


Une comparaison avec un extrait de Belle du Seigneur d’Albert Cohen permettra d’éclairer notre propos. Sans être exactement contemporains (le premier date de 1985, le second de 1968), ces textes s’inscrivent dans des époques et des héritages similaires. C’est un tout autre rythme syntaxique que l’on trouve dans le second : phrases minimales ou averbales, se succédant dans une organisation paratactique, où la succession des phrases mime le déroulement chronologique des événements, où la répétition lexicale produit une scansion d’énumération. Là aussi il est fait grand usage de la prédication seconde pour rendre compte du point de vue du personnage ; mais c’est dans un rythme primesautier, à grand renfort d’interjections, d’ellipses et de phrases exclamatives que l’on passe du récit focalisé au monologue intérieur. L’ellipse et la répétition font couple, étayées l’une sur l’autre. Ce n’est pas tant la cadence de la phrase qui compte ici, celle-ci étant d’ailleurs délibérément irrégulière et quasi jazzique, que le rapport entre les articulations de la syntaxe et celles de l’énonciation.


De façon encore plus manifeste que dans l’exemple précédent, on remarque que le rythme syntaxique repose conjointement sur une organisation intra- ou inter-phrastique et sur un mode énonciatif, les deux s’appelant mutuellement. En outre, il est intéressant d’observer que ce mode de gestion local se reconduit au niveau supérieur de l’organisation du texte, dans un style coupé qui affecte ce qu’on pourrait appeler la ponctuation textuelle.


En définitive, il appert que si rythme syntaxique il y a, celui-ci relève du signifiant textuel et ne peut être pris en compte que dans la mesure où on envisage le fonctionnement textuel du discours. Comme tout autre signifiant, il doit être construit, et ne constitue pas une propriété ni de la phrase ni du texte. Il représente une étape dans l’interprétation globale du texte : comme interprétant il servira lui-même à la construction du sens. La construction de cet interprétant passe par la mise en relation de la syntaxe intra-phrastique avec l’articulation inter-phrastique, les deux modes étant eux-mêmes reliés au système énonciatif en vigueur et au type séquentiel en œuvre, ainsi qu’aux normes de genre.


 Annexe


1. F. Mauriac, Nouveaux mémoires intérieurs, Paris, Gallimard, 1965, XIII, p. 174.

J’écris ces choses parce que j’ai entendu, ce matin, chanter le dernier merle de notre quartier. Et pourtant je ne me souviens pas qu’il y ait jamais eu de merle dans ce quartier de Bordeaux pierreux et presque sans arbres, sauf ceux du jardin de la mairie et de la place Pey-Berland. Je ne me rappelle que les cris fous des martinets des soirs d’été, alors que, penchés au balcon, nous regardions approcher ce moment merveilleux, le lendemain de la distribution des prix, cet instant de bonheur absolu : l’omnibus du chemin de fer serait annoncé par nos cris : « Le voilà ! » Un homme herculéen, qui s’appelait Ernest, chargerait seul nos malles sur ses énormes épaules… Et que vous importe cet Ernest ? Mais pour qui donc croyez-vous que j’écrive ces choses sinon pour moi-même et pour ceux qui m’auront suivi jusqu’à ces dernières lignes ; c’est donc qu’ils aiment m’entendre marmonner, comme font les vieilles gens qui n’ont plus personne à qui parler.


2. J. de Rotrou, Le Véritable Saint Genest, (1647), Société des Textes Français Modernes, 2000, p. 496.

495 J’ai vu, Ciel, tu le sais, par le nombre des âmes

que j’osai t’envoyer par le chemin des flammes,

Dessus les grils ardents, et dedans les Taureaux,

Chanter les condamnés, et trembler les Bourreaux ;

J’ai vu tendre aux enfants une gorge assurée,

À la sanglante mort qu’ils voyaient préparée ;

Et tomber sous le coup d’un trépas glorieux,

Ces fruits à peine éclos, déjà murs pour les cieux.

J’en ai vu que le temps prescrit par la Nature,

Était prêt à pousser dedans la sépulture,

Dessus les échafauds presser ce dernier pas,

Et d’un jeune courage affronter le trépas ;

J’ai vu mille beautés, en la fleur de leur âge,

À qui jusqu’aux Tyrans, chacun rendait hommage,

Voir avecque plaisir, meurtris et déchirés,

Leurs membres précieux, de tant d’yeux adorés ;

Vous l’avez vu, mes yeux, et vous craindriez sans honte

Ce que tout sexe brave, et que tout âge affronte !


3. C. Simon, L’Invitation, Paris, Minuit, 1988, p. 48.


Après une phrase commençant à la page 38 pour s’achever à la page 48, vient la phrase suivante :

Pendant tout le temps qu’ils passèrent au pied de la formidable montagne ils ne cessèrent d’entendre le torrent. Il était là, invisible, caché dans la dépression où poussaient les peupliers, hors d’atteinte au-delà de l’infranchissable grillage qui entourait le parc aux luxueuses résidences, et d’après son bruit, l’incessant et tumultueux chuintement, on pouvait l’imaginer, écumeux, avec ses eaux rebondissantes dévalant sans fin, sorties quelque part de quelque fantastique glacier et débouchant enfin dans la plaine (la plaine, la steppe desséchée où il allait se perdre) après avoir franchi les gorges encaissées, dévalé de cataracte en cataracte, encore furieux, s’ébrouant, secouant ses crinières d’eau, noir et argent, reformant sans fin ses tresses liquides, bouillonnant, comme si de la vieille et monstrueuse montagne parvenait sans relâche sous forme de sourd mugissement la voix de quelque monstre, quelque oracle moqueur, indifférent, porteur de quelque secret sans secret.


4. A. Cohen, Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, 1968, p. 348.

Enfin auprès de lui, enfin les points d’or si près, enfin le refuge de l’épaule, enfin tenue. Elle recula la tête pour le voir mieux, puis approcha son visage, ouvrit ses lèvres comme une fleur éclose, ouvrit pieusement, tête renversée et paupières mourantes, bienheureuse et ouverte, sainte extasiée. Fin du choral et du rossignol, pensa-t-il. Du solide, maintenant qu’elle avait fait de l’âme, pensa-t-il, et il s’en voulut de ce démon en lui. Eh oui, si quatre incisives manquantes, il n’y aurait pas eu de toujours concentré, pas eu de rossignol, pas eu de choral. Ou bien si dents au complet mais lui chômeur en guenilles, pas eu non plus de toujours, de rossignol, ni de choral. Les rossignols et les chorals étaient réservés à la classe possédante. N’empêche, elle était sa bien-aimée, et assez, assez, maudit psychologue !

Notes

[1J. d’Ormesson, cité par la GMF, p. 136-7

[2D. Maingueneau, Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 135

[3Je tiens cette observation de Bernard Tardy, lors d’une intervention orale au cours d’une séance du séminaire de ParLanCes.

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