Entretien avec Philippe Birden réalisé le samedi 25 mars 2017 par Gilles Plunian ergonome et membre de l’observatoire du temps.
Gilles Plunian : Bonjour Philippe Birden pouvez-vous nous présenter les grandes lignes de votre parcours de cadre manager, au cours duquel vous avez été amené à intégrer et à réfléchir sur la question du temps ?
Philippe Birden : J’ai passé l’essentiel de ma vie dans la banque de particuliers au départ, puis d’entreprises, avec une spécialité qui était le financement de la promotion immobilière. L’encadrement a représenté en gros les deux tiers de ma vie professionnelle et c’est à ce moment que j’ai commencé à intégrer cette dimension du temps, même il s’agissait alors d’une dimension tourné vers le développement d’affaires. Et puis, dans les années 2000, on m’a demandé de prendre la direction générale d’une filiale de la banque, dont l’activité n’était plus bancaire, mais liée à la gestion du patrimoine immobilier du groupe. Patrimoine immobilier de placement ainsi que d’exploitation. Cela représentait plusieurs millions de m2 de bureaux et environ 35000 logements. Il y avait aussi dans mon périmètre une entité de commercialisation de programmes de logements neufs. Au total, j’avais la responsabilité managériale d’environ 400 personnes, dont en gros la moitié à Paris, et la moitié en province à Toulouse. Ces deux équipes avaient des à profils complètement différents. Il y avait d’un côté l’équipe « parisienne » qui s’occupait de gestion du patrimoine du groupe, avec des gestionnaires immobiliers et des techniciens du bâtiment. Et par ailleurs la partie « Toulousaine » avec une activité de vente de logements neufs, et la gestion de ces logements pour le compte des clients de la banque.
Mais puisque le sujet de notre discussion est le temps, je vais tout de suite apporter une précision à cette question. Mon avis est qu’il faut distinguer le « temps » du « rythme », car ce sont deux notions différentes. Le temps pour moi est un élément universel de mesure, alors que le rythme est une caractéristique des individus, des entreprises et de la société tout entière. Et je pense qu’il faut toujours mettre en perspective le temps et le rythme.
GP : Ces deux notions que sont le temps et le rythme sont-elles issues d’une conception de l’homme, que vous avez développée à partir de votre propre vécu ou expérience professionnelle, ou qui vous a été enseignée lors de formations ou séminaires professionnels ?
PB : Cette réflexion est d’abord partie d’un constat personnel, mais très vite je l’ai prise en compte dans une dimension professionnelle. Tout d’abord, on ne peut pas parler du temps ou du rythme, on devrait plutôt parler du temps et des rythmes. Le temps universel est en relation avec « l’Évolution » alors que les rythmes expriment « un ou des mouvements ». J’ai précisé tout à l’heure que mes deux types d’activités étaient complètement différents, pour avancer sur l’idée que chacune de ces activités formait son propre écosystème. Si on évoque le macro-économique, il y a l’environnement sociétal global avec ses contraintes. Il évolue dans le temps universel, mais subit aussi des changements de rythmes. Mais si on descend d’un cran, on rencontre différents secteurs d’activités organisés en marchés, eux mêmes animés par des entreprises, elles mêmes composées d’équipes spécifiques. Chaque secteur de marché ou d’activité a son biorythme particulier. Et ce sont tous ces rythmes qui interagissent pour former et/ou s’inscrire dans le « tempo » de la vie sociétale.
GP : Donc à un certain niveau de l’encadrement d’une entreprise, l’organisation en tant que telle est en rapport direct avec le contexte social, pour ensuite posséder un biorythme qui lui est propre ?
PB : Oui l’organisation d’une entreprise a forcément un lien avec son rythme et son marché, et donc avec une dimension sociétale globale, car il y a des contraintes de type juridique, administratif, fiscal, politique, économique ou macroéconomique à prendre en compte. La dimension temps est bien là, mais l’entreprise, dans son secteur d’activité, a aussi son propre biorythme.
Dans l’activité de gestion de patrimoines immobiliers par exemple, nous sommes sur un biorythme assez lent. La gestion de la vie d’un immeuble, est une activité assez lente et les implications, les chocs extérieurs créent eux mêmes une sorte d’inertie dans ces activités. Mais cela peut s’accélérer brutalement, en cas de crise technique ou économique. L’entreprise doit donc pouvoir modifier son rythme.
Par ailleurs, les entreprises doivent aussi se développer. Il faut donc que l’organisation prévoie une réserve d’activité sur cette dimension. Ainsi dans mon activité de gestion de patrimoine, j’avais des mandats pour gérer du patrimoine extérieur, et qui provenaient du développement naturel ou de réponses à appels d’offres. Dans ce dernier cas de figure, il faut mobiliser des énergies sur des durées très courtes sans modifier le biorythme de l’entreprise, et donc savoir où il est possible de puiser dans les ressources nécessaires pour y répondre dans un temps particulier.
Cette activité reposait sur au moins trois rythmes, celui du quotidien, celui du développement, celui de la gestion de crise que je citerai plus loin. Aucun ne devait trop interférer sur les autres. Il fallait alors avoir une gestion pérenne des ressources humaines et techniques, être en capacité de dégager des moyens informatiques, administratifs, juridiques pour répondre à des appels d’offres sur des délais courts sans venir perturber la vie de l’entreprise. J’avais pris le parti d’avoir des équipes dédiées à cela, certaines des équipes étaient liées à l’activité quotidienne plutôt lente des immeubles, et une partie des équipes était dédiée au développement.
GP : C’était une organisation ad hoc que vous avez mis en place pour répondre à ces appels d’offres, mais avec une anticipation, à l’intérieur de cette demande, des temps nécessaires aux différentes tâches sur les plans juridique, administratif, etc. ?
PB : Tout à fait. Ce développement commercial supposait la création d’une équipe permanente, et de processus ad hoc autonomes, avec des personnels assez polyvalents, des chargés d’affaires avec une bonne capacité d’adaptation. La nature des portefeuilles d’immeubles, ou le rythme de la concurrence amenaient à devoir répondre plus ou moins rapidement. Par exemple les appels d’offres publiques étaient plus lourds, plus lents alors que les appels d’offres privés demandaient beaucoup de réactivité.
GP : D’où est venu le choix de cette organisation ? D’une analyse des difficultés présentes ? Ou d’une évolution de l’entreprise ?
PB : La filiale dont on m’avait donné la responsabilité était à l’époque exclusivement tournée vers le patrimoine interne du groupe. C’était sa fonction primaire et elle n’avait alors pas vocation à se développer à l’extérieur. Mon arrivée a coïncidé avec une volonté nouvelle de s’ouvrir vers le monde extérieur. Cette ouverture a imposé de complètement transformer le profil de l’entreprise et son organisation.
Nous avons donc dû modifier progressivement le rythme de l’entreprise pour rejoindre celui de notre nouveau secteur d’activité, celui de nos concurrents. Il a fallu faire comprendre et accepter ces adaptations, sortir de la zone de confort. Il y avait un risque naturel de perte de compétences, car la confrontation directe au secteur d’activité a démontré que les profils des collaborateurs étaient à peu près identiques chez tous les concurrents, et que le marché de l’emploi du secteur tournait sur lui même.
Pour en revenir à la dimension managériale, lorsqu’on a pris conscience qu’il fallait mettre en cohérence le rythme d’activité, l’organisation support avec le secteur considéré, il fallait aussi concevoir l’organisation humaine de l’entreprise en lien avec le reste, le bassin de recrutement étant assez étroit.
GP : Du fait des compétences demandées ?
PB : Oui, du fait d’une hyper-spécialisation, des compétences demandées au personnel et de tout ce qu’on peut imaginer sur un CV, mais aussi du fait de cette capacité à entrer dans le rythme de l’activité et à y être heureux. Cela forme un tout et on ne peut pas tout découper. On a un secteur d’activité, des entreprises qui fonctionnent à leur rythme, et à l’intérieur de cette entreprise des gens qui s’épanouissent dans leur secteur d’activité. Les personnalités sont au moins aussi importantes que les compétences.
GP : Sur ce point là du recrutement, on pourrait penser que l’entreprise impose un « temps » et que les personnes doivent s’y adapter. Là vous dites qu’au niveau du recrutement, l’analyse des compétences des personnes comprenait cette question de la temporalité, ainsi que la capacité du candidat à comprendre la question du biorythme dans le secteur d’activité ?
PB : Oui bien sûr ! Sur 400 personnes j’avais une rotation des effectifs de l’ordre de 10% par an, nous étions donc en permanence autour de 40 recrutements par an. Mais je ne pense pas qu’on puisse dire qu’on doit s’adapter, car on ne peut pas s’adapter par contrainte.
J’ai recruté beaucoup de jeunes en contrat de qualification qui découvraient le milieu professionnel et qui pensaient que ce métier pouvait les intéresser. Dans l’accompagnement proposé, certains découvraient parfois que ce secteur d’activité n’était pas celui qu’ils avaient imaginé pour des raisons de temps, pour des raisons de mise sous pression, de rythme qui était trop lent ou trop rapide. Ce n’était jamais leur niveau de compétences qui était en cause. C’était leur capacité personnelle à s’adapter au rythme ou non. Aucun jugement de valeur, ils étaient probablement faits pour des rythmes différents. D’autres au contraire étaient naturellement dans le bon tempo. Lorsque nous recrutions des personnes déjà formés, nous savions que ces personnes là, qui étaient depuis longtemps dans cette activité, avaient déjà intégré cette dimension de la temporalité. Ils étaient naturellement « construits » pour exercer cette activité.
Je pense que les personnes ne s’adaptent jamais à un biorythme d’activité. Elles sont fabriquées ou plutôt dotées de caractéristiques personnelles, intrinsèques qui permettent de répondre aux exigences du secteur. En réalité, quant on dit qu’une personne s’est adaptée, c’est simplement parce qu’on a réussi à détecter et faire émerger une qualité qui était enfouie, et dont on lui a fait prendre conscience.
Pour en revenir à la question du rythme, au début de ma carrière, dans le financement des promoteurs, je disais à mes chargés d’affaires que si le client les mettait dans l’urgence, il ne fallait pas examiner le dossier. Ces projets sont à développement long, et rien ne justifie d’agir sous la pression du temps. En revanche, pour avoir aussi fait du financement d’entreprises classiques, la décision est là très contrainte par le temps, et il faut savoir en deux heures si on prend le risque de régler une facture ou non, avec toutes les conséquences associées. On est ici confronté aux différents rythmes des différents secteurs d’activités.
D’où l’idée de la spécialisation, ou non, dans une même profession. Tout est affaire de résistance à la pression. Certains ont le goût pour les rythmes rapides et d’autres pour la prise de recul. Faut-il en tirer des conclusions ? Certainement pas ! Il faut juste trouver sa voie.
GP : Justement, vous venez de souligner la capacité à prendre une décision. Nous venons d’évoquer le problème du temps du point de vue de l’activité des personnes en parlant du rythme des activités professionnelles. Nous sommes maintenant au cœur de l’activité en mettant en avant l’action de décision, qui pouvait ou devait être rapide. Aviez-vous conscience des contraintes, dans les différentes tâches des personnes, des différentes actions que les gens avaient à réaliser pour justement adapter et réguler les problèmes de temporalité ? Par exemple, une décision doit être a priori rapide. Tout le monde peut prendre une décision, mais on peut manquer d’éléments pour prendre une décision. Comment ces difficultés étaient prises en compte au niveau managérial ?
PB : Je vais présenter les choses un peu différemment. Quand on m’a demandé de prendre la direction générale de cette entreprise de gestion immobilière, qui n’était pas du tout dans mon cœur de métier, j’ai répondu « moi je suis banquier, c’est mon métier, c’est ma formation, avez vous bien conscience des risques ? ». La réponse m’a convenue « Nous vous demandons de gérer une entreprise, pas des immeubles. Pour cela vous avez des équipes. Votre mission est de manager les équipes dans le cadre d’un budget, dans le cadre d’un secteur d’activités, en intégrant l’économie générale de ce secteur. » J’ai signé car les règles du jeu étaient claires et acceptées. C’était une mission en ligne avec ma personnalité.
C’était l’anti « manager expert » qui est pour moi le pire des modèles parce qu’il est trop dans ses propres certitudes, dans la technique profonde et rarement, alors dans la prise de recul. Il n’y a pas pire Ministre de l’Éducation Nationale qu’un professeur, car une trop grande connaissance du secteur empêche parfois d’avoir le recul suffisant pour décider sereinement.
GP : Vous venez d‘évoquer deux points importants pour nous, le nécessaire recul pour vous en tant que cadre manager, mais qui pose la question de comment l’avoir soi-même et l’amener chez les autres, et puis le lien que vous faisiez entre gestion de l’entreprise et celle des hommes, puisque vous aviez traduit la première par la deuxième.
PB : Sur ce deuxième point, je dirais plutôt gestion des ressources financières et humaines. Car l’organisation, ce sont des personnes avant tout, mais pas seulement. C’est aussi un système de valeurs, un management, un cadre général de vie qui va accueillir ces personnes et qui est essentiel ; une entreprise ne repose que sur les hommes qui la composent, et si les hommes sont heureux, l’entreprise va bien.
Sur la dimension du recul il faut peut être juste faire une petite précision parce que là on parle de cadres et de dirigeants. J’étais à l’époque mandataire social, donc personnellement responsable des décisions que je prenais aussi bien au plan pénal que financier. Même si on appartient à un grand groupe, le risque est intuitu personae. Ma capacité de décision était large, et ce positionnement permettait à mes collaborateurs de porter sur moi un regard différent de celui qu’ils auraient porté sur un simple directeur, car ils savaient aussi que j’endossais leurs actes devant les tiers. Cela fait une très grande différence dans les rapports au quotidien.
Pour préciser la dimension managériale de la gestion des hommes, je n’avais évidemment pas les 400 collaborateurs en management direct. Pour être capable de prendre les meilleures décisions, j’avais mis en place une organisation managériale en râteau, avec une « garde rapprochée » d’une quinzaine de cadres de premier et second niveau, dont je savais qu’ils partageaient mon système de valeurs, ma vision sur les objectifs et surtout le même rythme de fonctionnement que le mien.
Le bon choix du bon collaborateur reposait sur des critères évidents, (sa loyauté, sa capacité à connaître lui le secteur d’activités, et le détail du secteur), mais il reposait aussi essentiellement sur sa capacité à pouvoir se mettre autant que faire se peut, en ligne avec mon propre rythme.
Se comprendre rapidement sans trop se parler. Il était extrêmement important, pour avoir une dimension sereine dans les réunions d’équipe, que chacun soit capable de détecter l’ambiance générale du groupe et la perceptibilité des idées. Important pour moi mais aussi pour mes collaborateurs N-1, qui eux mêmes devaient pouvoir diffuser l’information, ou les décisions prises, à leurs propres collaborateurs. La transmission de l’information n’est efficace que si la chaîne des rythmes entre moi et les N-1, N-2 et les équipes est suffisamment fluide.
GP : comment faisiez-vous, vous, pour que vos collaborateurs N-1 vous connaissent, connaissent vos propres rythmes ?
PB : Cela commence par le recrutement et l’analyse du CV papier, puis vient, ensuite, le moment d’une longue discussion avec les candidats. Assez vite, et c’est loin d’être irrationnel quand on a un peu d’expérience, on peut être capable d’ouvrir son propre système émotionnel pour vérifier, dans les échanges, si le courant passera naturellement au quotidien. Cette première impression permet d’approfondir, puis de vérifier si nous sommes bien en phase sur les grandes lignes du poste, sur les objectifs, sur les valeurs, et surtout si nos rythmes et nos modes de réflexion seront ou non compatibles.
Il m’est bien sûr arrivé de me tromper. Il y a tout un ensemble de choses, tout un ensemble d’indicateurs, dans les attitudes, dans la façon de regarder, dans la façon de poser les choses ou de me dire « je n’ai pas compris », qui font que deux êtres commencent à se parler facilement, ou au contraire ne peuvent pas communiquer. Dans ce dernier cas il est inutile d’aller plus loin, car quelles que soient les compétences, le système de communication ne sera jamais fluide. Mais il m’est aussi arrivé parfois de connaître ce qui pourrait être qualifié de « coup de foudre professionnel », et avec ces collaborateurs là, nous avons réussi à mener de très beaux projets, tant le niveau de confiance et de compréhension réciproque étaient forts.
GP : Pourrait-on dire que, dans le fait de se parler et étant donné le fait qu’il y a une temporalité dans l’action, vous perceviez aussi ce rapport au temps au niveau du sens et de l’échange en lui même ?
PB : Oui bien sûr. Dans un entretien de recrutement, les relations sont un peu faussées puisque l’on ne se connaît pas, on a chacun son rythme. Il faut néanmoins réussir à se décrypter l’un l’autre, et il est plus facile de le faire lorsqu’on connaît bien son propre biorythme. L’erreur est possible et c’est pour cela d’ailleurs que les contrats de travail comportent une période d’essai. Chacun peut reprendre sa liberté si l’intégration ne se fait pas. Ce n’est pas véritablement un échec, et il faut que les deux parties décryptent ce qui n’a pas fonctionné. Ceci était particulièrement vrai pour les candidats au niveau N-1. Il fallait que je n’aie aucun doute, notamment sur leur rythme. Ça ne veut pas dire forcément qu’ils avaient exactement le même que le mien. Mais nous devions être compatibles.
Pour préciser l’impact futur de cette évaluation informelle lors du recrutement, je connaissais dans mes équipes des personnes qui évoluaient sur un rythme plus lent que le mien ou parfois plus rapide. Je savais aussi que leur propre rythme pouvait se déformer en même temps que le mien ou l’inverse. Nous n’étions donc pas toujours complètement en phase, mais par contre, nous étions naturellement capables d’adapter nos discours.
A leur niveau les N-1 devaient aussi être capables d’adapter la passation des consignes et des ordres au rythme de la personne qu’ils avaient en face d’eux. La fluidité de l’information est importante dans une entreprise, elle évite les frustrations, les incompréhensions, les crispations. Certaines personnes ont ainsi besoin d’un temps de maturation plus long des idées. Ceci n’a rien à voir avec une quelconque notion de niveau intellectuel, c’est simplement parce que pour ces personnes, il est important de bien vérifier l’ensemble des données d’un raisonnement avant d’y adhérer pleinement.
Et en fonction du niveau de pression, des mauvaises expériences de la veille, ce temps de maturation peut encore s’allonger. Il faut absolument respecter ces phénomènes, à défaut de quoi on entre directement dans la frustration. On ne fonctionne pas par l’ordre ni par la contrainte, on fonctionne par l’adhésion, et dans ce mot adhésion se cache le rythme. Pourquoi les gens n’adhèrent pas ? C’est souvent parce qu’on a perturbé leur biorythme. On a voulu les faire rentrer trop vite dans un rythme qui n’était pas le leur. Au fond ils auraient été d’accord, mais on a voulu les presser, ou au contraire les ralentir.
GP : Pensez-vous que ce niveau d’analyse du rythme personnel des autres est une donnée essentielle pour un cadre-manager ?
PB : C’est essentiel, quotidien et variable. C’est ça le problème. Et c’est variable des deux cotés parce qu’une fois de plus, on dit qu’il faut laisser accrochés ses soucis, ses problèmes au porte-manteau. C’est impossible. Quand on a un vrai gros problème, on n’est plus capable de formuler une idée suffisamment concise à ce moment donné. Ou alors on entre dans un discours inadapté. Ceci vaut pour le manager comme pour le collaborateur. Lorsqu’on le peut, il vaut mieux parfois, retarder une prise de décision, retarder l’exécution d’une consigne.
GP : Vous pointez là du doigt une chose qui nous paraît importante à nous consultants, pour questionner le temps, c’est le rapport à l’efficience. Est-ce que le fait, que la réponse soit juste ou bonne, que ce que les gens font soit efficient, était quelque chose que vous intégriez et preniez justement en compte dans votre perception des personnes ?
PB : Oui mais je n’ai pas forcément tout à fait la même définition que vous. Si vous voulez, les deux entreprises que j’ai dirigées étaient passées par la « certification qualité ». Les processus qualité étaient rédigés et respectés.
Mais à un moment donné, nous nous sommes posés la question de l’efficience « on va passer de la qualité à l’efficience c’est à dire à l’optimisation des ressources, pour atteindre ensuite l’efficacité, c’est à dire l’atteinte d’un résultat en ligne avec un objectif ». C’est cela pour moi l’efficience et l’efficacité. La certification qualité en est le socle. Mais l’efficience, c’est l’optimisation des ressources financières, matérielles et humaines. Alors oui, il fallait que nous soyons efficients, mes collaborateurs et moi même. Nous devions prendre en compte le plus possible les dimensions ergonomique, technologique, financière et humaine dans le management. Le fonctionnement d’une entreprise est un tout.
GP : Donc la question de la santé d’une manière générale était intégrée dans le terme « ergonomique » que vous venez de citer ?
PB : Oui bien sûr, d’ailleurs nous sommes passés dans un système d’open-space à une ergonomie élaborée, ouverte. C’était un cas de figure imposé mais l’ensemble des collaborateurs a joué le jeu. Il a fallu faire quelques adaptations par la suite, pour s’orienter vers un modèle mixte d’open-space et bureaux fermés selon les profils de postes de travail.
Mais oui le domaine de la santé est complètement impliqué, on soigne l’ergonomie, le confort de travail, l’ambiance général ; et le bien être au travail passe aussi par l’approche directe quotidienne, et les 15 minutes passées tous ensemble devant la machine à café. C’est là que nous savons si l’ambiance générale est à l’ouverture, si le système d’adhésion va tout de suite pouvoir se mettre en place ou s’il faut attendre un moment plus propice.
GP : Il y avait donc une évaluation de l’état de santé ou d’énergie disponible des personnes ?
PB : Oui, il fallait mesurer la capacité d’absorption en peu de temps, et sans porter de jugement de valeur. On n’obtient jamais le meilleur d’un collaborateur sous la contrainte ou la précipitation, et la bonne relation entre le patron et ses équipes passe autant que faire ce peut, par la prise en compte des biorythmes de chacun à un moment donné.
Mais il faut commencer par apprendre à se méfier de soi-même et de sa propre impatience. On a tous des modes de raisonnement propres, ou des façons d’exposer des sujets, qui sont beaucoup trop concises, ou trop rapides. Si je prends l’exemple d’un sujet que j’ai mûri pendant longtemps, j’ai fait toutes les lettres de l’alphabet les unes après les autres, j’ai validé mon raisonnement et j’imagine pouvoir l’expliquer en allant directement à la synthèse conclusive. Je fais une erreur car je viens à cet instant de shunter tout le système de maturation de mon collaborateur, je l’ai privé d’un temps de maturation, j’ai déréglé son rythme et il se retrouve en situation de blocage. Si je vais trop vite, si j’ai trop confiance dans sa capacité à adhérer, à me suivre, je vais essayer de l’emmener au bout tout de suite. Et j’aurai fait une erreur, car je l’aurai privé de son temps de réflexion.
GP : Pourrait-on dire que sur cette question mentale du raisonnement, le fait de devoir se mettre d’accord sur l’objet de ce raisonnement nécessite de se coordonner à une certaine vitesse et avec un certain tempo ?
PB : Admettons que je sois sur un projet d’organisation pour l’entreprise. J’y ai réfléchi depuis un mois. J’ai commencé à l’évoquer avec mon N-1 le plus proche, pas avec les autres, j’envoie des « ballons d’essai », je forge mon propre raisonnement, et puis un beau jour je décide d’en parler. Je vais d’abord en parler à mon premier cercle, mes premiers cadres, qui devront plus tard diffuser l’information et mettre en œuvre. Si à ce moment précis je ne suis pas clair, si je n’ai qu’insuffisamment pris en compte certaines de leurs dimensions personnelles, je vais à l’échec. J’aurai été trop vite. Il faut donc que dans mon exposé, je puisse moi-même me brider à un niveau suffisamment lent, pour que les personnes s’approprient mon raisonnement, quitte à avoir l’impression de perdre du temps dans la prise de décision. Leur adhésion est impérative.
GP : Vous êtes en train de dire que la capacité importante d’un manager sur cette question du temps, consiste à organiser les actions mentales ou physiques qu’il a à faire, en intégrant, en adaptant la vitesse à laquelle il doit décider, raisonner, s’exprimer, dire ?
PB : Oui absolument je dirais bâtir son système d’adhésion.
GP : Est-ce qu’il serait juste de dire que l’efficience de votre activité, votre propre efficience, est conditionnée par le respect de certains principes, en tout cas de ce principe de vitesse.
PB : Oui bien sûr, en tout cas cela fait partie de mes ressources. Je me répète mais l’efficience c’est atteindre un résultat dans le cadre d’une gestion des ressources optimisées. C’est vrai pour une entreprise, c’est vrai aussi pour moi. L’atteinte de mon résultat c’est de faire adhérer mes collaborateurs à un projet, il faut donc aussi que je gère mes propres ressources. Et gérer mes propres ressources c’est gérer mon énergie. Par exemple ne pas engager de discussion si je n’ai pas dormi la nuit, il faut que je sois frais et en forme. Je dois être capable aussi de me restreindre au niveau du temps, ou de l’accélérer.
GP : Pourrait-on dire que, dans l’organisation de votre activité de cadre manager, vous analysez votre rapport à l’objet de votre activité, en lien avec vos propres ressources, et que vous essayez de les utiliser de manière cohérente dans les actions que vous réalisez. Et que cette réalisation intègre cette dimension du temps ?
PB : Oui bien sûr ! C’est clair. D’ailleurs il n’y a pas une efficience, il y a un ensemble d’efficiences. Il y a l’efficience du cadre dirigeant, celles des cadres et celles de tous les collaborateurs qui participent à un projet. Il faut pouvoir mettre toutes les efficiences en ligne et cela de la manière la plus fluide. Chacun a sa propre efficience et sa propre gestion de ses ressources, c’est la mise en cohésion de tous qui permet d’évoluer au mieux dans le rythme malgré tout contraint qu’est celui de l’entreprise.
GP : Vous avez mis en avant cette question de fluidité, pourrait-elle être un critère du coup positif pour percevoir la juste coordination entre les actions des uns et des autres ?
PB : La fluidité est induite dans l’efficience. On ne peut pas être efficient si on n’est pas fluide. C’est-à-dire qu’on ne peut pas gérer des ressources avec des à coups, sans tomber dans un mode de management brutal, donc contre-productif.
Dans le cadre d’une préparation annuelle de l’activité, une feuille de route comprenant les actions de développement, les ressources utilisables du système, la déclinaison des actions récurrentes et des actions commerciales à mettre en place, était déclinée lors d’une réunion avec mes N-1 et N-2. L’encadrement devait alors s’emparer du sujet, se l’approprier pour diffuser, branche par branche, auprès de l’ensemble du personnel. Le système d’adhésion global devait être solide car ceci déterminait la vitesse à laquelle nous pourrions fonctionner tout au long de l’année, sans heurts.
GP : Vous voulez dire que chacun devait digérer, absorber dans sa propre activité le surcroît de travail. Vous soulignez donc l’importance de prendre en compte les conséquences d’un changement commercial, ici un appel d’offres, sur le plan de l’activité de travail et sur les individus ?
PB : Bien sûr là on parle d’un changement commercial, mais un changement informatique, c’est une année pour digérer cela. C’est extrêmement lourd, il faut donc faire accepter le budget, expliquer comment il avait été arrêté, faire adhérer l’ensemble du corpus social à la vitesse de l’entreprise de l’année, à sa vitesse de développement ou sa vitesse de digestion. En sous-jacent il y avait les modifications à prendre en compte, les éventuels recrutements ou pas, les différentes formations à mettre en place, pour que tout rejoigne le bon rythme.
Et il y avait enfin, une autre dimension un peu plus triviale qui était faire adhérer le corps managérial à ce qu’on allait pouvoir faire ou non en termes de rémunérations. Si les personnes n’adhéraient pas à l’ensemble de la politique cette année là, ils n’étaient pas capables de défendre cette politique. Il y avait des années fastes et d’autres moins.
Pour terminer, il y a une troisième partie à intégrer, c’est la gestion de crise. Pour être efficace dans ce domaine, il faut être capable de gérer les chocs de certaines crises sans perturber la vie sociale. Il faut donc aussi disposer des réserves humaines, de processus particuliers avec quelques collaborateurs sous astreinte qui eux seront fortement impactés. Ils seront capables de se mobiliser rapidement, au delà de leur quotidien. Deux exemples de gestion de crise :
Celui d’une panne sur une tour aéro-réfrigérée avec un risque de légionellose, qui impose une réaction immédiate et peu importe que cette panne se produise un dimanche ou non. Le périmètre de sécurité doit être mis en place et le sujet traité. C’est alors toute une chaîne d’intervenants y compris sous traitants qui se mobilisent.
Et celui de l’intervention sur des accidents graves. Là aussi la gestion de crise est immédiate, car d’autres acteurs externes interviennent, pompiers, police, etc. et il faut répondre de façon immédiate. Par exemple un ascenseur qui se décroche un 31 décembre à 23 heures nécessite la mobilisation d’un groupe de collaborateurs pour agir dans la nuit. Mes cadres et moi étions sous astreinte permanente. Cela ne doit pas perturber le fonctionnement ni le rythme de l’entreprise, ni les autres collaborateurs, hors cellule de crise, qui ne seront informés que le lendemain matin.
Tout ceci pour dire que dans le macro-bio rythme d’une entreprise, il existe 3 rythmes principaux : celui du quotidien, celui du développement, celui de la gestion de crise.
GP : Nous voudrions terminer par deux choses. Vous avez parlé des changements qui impactaient l’entreprise, commerciaux ou technologiques. Si nous nous plaçons du point de vue des intervenants extérieurs qui interviennent sur la gestion du temps, il est souvent question d’outils et de méthodes pour optimiser la gestion du temps face à ces changements importants. Quel est votre avis sur ces outils ? Et pour aller dans le sens de nos précédents échanges, diriez-vous que l’appropriation de ces outils nécessite un vrai apprentissage, et que c’est cette appropriation plutôt que l’outil en lui-même qui est important ?
PB : Je suis d’accord avec vous, c’est l’appropriation des méthodes, des outils et plus encore de cette philosophie qui est fondamentale.
La gestion du temps c’est pouvoir mettre en œuvre une vision sur le long terme. Là je suis d’accord pour parler de temps et non plus de rythme. Je le répète, pour moi le temps mesure l’évolution alors que le rythme mesure le mouvement. Ces notions se complètent mais ne doivent pas être confondues. Malheureusement j’ai vu beaucoup d’intervenants extérieurs promouvoir des instruments de gestion du temps qui se rapportaient en réalité à la gestion du rythme.
Il me semble donc utile de fixer les idées là-dessus, à défaut de quoi nous verrons encore souvent des déformations brutales d’entreprises imaginées par des tiers. Par l’adhésion du collectif, on peut dilater une entreprise sans la déformer. Il faut respecter son histoire, son système de valeurs, son biorythme naturel. Ce qui n’interdit pas au contraire d’innover, de se développer, d’être imaginatifs mais toujours dans l’adhésion de l’ensemble, ou en tous cas du plus grand nombre.
GP : L’adhésion c’est la décision d’accepter le nouveau projet ?
PB : L’adhésion, oui c’est une bonne formule à condition que cette décision soit totalement éclairée sur l’ensemble des conséquences du projet.
GP : L’individu va, lorsqu’il adhère, organiser plus facilement ses propres actions ?
PB : Bien sûr ! Dans les méthodes pour le changement, il n’y a finalement qu’une méthode, c’est celle qui consiste à créer les conditions de l’adhésion collective (ou du plus grand nombre). Il faut bien vérifier si l’adaptation va être utile à l’efficience globale, et ensuite emporter l’adhésion des équipes sur cette efficience là. La résistance au changement est presque toujours le résultat d’un mauvais éclairage du sujet.
GP : Face aux problèmes rencontrés par vos cadres dans la gestion du temps, quelle est la part que vous accorderiez aux consultants, auditeurs ou sociétés de conseil extérieurs, et quelle part donneriez aux outils ou aux méthodes pour résoudre cette question managériale de la gestion du temps ?
PB : J’ai souvent eu recours à un réseau de consultants qui travaillaient avec nous. L’œil extérieur, le discours extérieur sont de bonnes choses, à la condition que ce ne soit qu’une assistance neutre émanant d’un point de vue indépendant, et permettant d’éclairer la décision du management. Ceci devient une mauvaise chose lorsque ces consultants écrivent sous la dictée du management, sans libre arbitre, juste pour faire écran. Au delà de l’aspect immoral, c’est l’échec assuré car le corpus social ne peut adhérer à un tiers dont il sait qu’il n’est qu’éphémère dans l’entreprise.
La conduite du changement ne peut être pilotée que par le management de l’entreprise, mais l’aide d’un tiers peut bien entendu être précieuse, et condition que les règles du jeu soient clairement établies, que le consultant conserve son libre arbitre et sache prendre le risque de la contrariété, c’est à dire qu’il ait le courage d’exposer tous les points de faiblesse d’un projet, les incapacités à le mener, les blocages à venir, etc.
GP : Donc vous soulignez l’idée, que le consultant, formateur, auditeur ou cabinet conseil, quel qu’il soit, soit autonome et n’arrive pas avec des contenus tout faits, base son analyse de la gestion du temps, sur la compréhension de l’activité réelle de l’entreprise, et que du coup, son rôle se place au niveau du conseil neutre, extérieur pour construire ce recul dont vous parliez au tout début ?
PB : La méthode attendue implique qu’une fois l’idée générale évoquée et l’évolution vers laquelle on souhaite aller, on lui laisse carte blanche pour s’imprégner. Cela veut dire qu’on lui laisse le temps d’aller dans les équipes avec un temps suffisamment long, car lui ne fait pas partie du secteur d’activité et il doit en intégrer le rythme.
Donc cet auditeur va s’approprier le secteur d’activité, puis les compétences nécessaires, puis des biorythmes. Et une fois qu’il aura fait son rapport « d’étonnement », il pourra faire part de son constat « Votre entreprise est mature à cet endroit, elle ne l’est pas à cet autre endroit » - « si vous voulez aller dans telle orientation il faudrait mettre en place telle ou telle action. » - « Voilà vos forces et vos faiblesses »…
GP : Vous avez bien parlé de rapport « d’étonnement » ? Vous mettez en avant la capacité du consultant à s’étonner ?
PB : Oui ! Mais pas seulement pour un consultant. C’est une méthode très courante dans les grandes entreprises pour les cadres qui arrivent et auront un rôle auprès du top management. Ceci fait aussi partie de son imprégnation de la culture d’entreprise. Pendant deux mois il va partout, et rédige à destination du dirigeant, ce qu’on appelle un rapport « d’étonnement » : « J’ai constaté ceci ou cela… » C’est pris en compte, ou non, mais c’est un regard neuf. Et c’est très riche car cela fait émerger un certain nombre de sujets, que personne ne voulait, ou de pouvait voir par habitude. S’agissant d’un consultant c’est exactement la même démarche et à partir de son rapport d’étonnement, on regarde si le projet envisagé est faisable à 100%, à 90% ou à 60%, quels sont les pré-requis ou les adaptations à mettre en place avant de commencer le changement.
GP : En fait on lui confie une tâche à faire, mais pour laquelle il n’a pas tous les moyens pour la mener à bien ?
PB : Mais il y a aussi une dimension éphémère dans la propre activité du consultant. Certains arrivent à s’imprégner rapidement et en profondeur du secteur d’activité et de ses rythmes. D’autres n’y arrivent pas et délivrent des préconisations intenables. Heureusement certains grands cabinets sont organisés par activités et dans ce cas sont crédibles.
GP : En fait si nous devions résumer le rôle que vous donneriez à des personnes extérieures, vous souhaitez qu’ils puissent avoir les compétences que vous avez pu illustrer dans votre gestion du temps, et qu’ils captent vos rapport au temps dans votre activité. Cela demande presque un double recul, sur ses compétences à lui et sur les compétences des personnes qu’il rencontre. Est-ce que vous attendez de l’auditeur ou du consultant cette capacité à comprendre les enjeux humains à tous les niveaux des acteurs d’une entreprise ?
PB : Absolument, c’est même par là que cela commence. Dans la banque d’affaires il existe des sortes de « consultants permanents » salariés de la banque et qui interviennent au niveau des grands dirigeants, et qui n’ont parfois qu’un ou deux clients. Mais ils endossent presque le rôle de secrétaires particuliers, mobilisables presque 24h/24h et 7/7. Ce sont les « Senior Bankers ».
Ils sont au premier rang des décisions du dirigeant, parfois même avant le directeur financier. Ces auditeurs, puisqu’ils faut les assimiler à cela, seront capables d’accompagner une opération de croissance externe à l’étranger, d’initier une levée de fonds sur les marchés financiers, mais aussi d’accompagner le dirigeant avec lequel ils ont une vraie relation de confiance, sur des choix complètement privés.
Là, ces senior Bankers ont complètement intégré le rythme du grand dirigeant. Ils se comprennent.
GP : Vous parlez d’un niveau de collaborateur payé mais informel, un auditeur capable de créer avant tout une relation de confiance ?
PB : Sans cette relation, c’est juste impossible
GP : Et cette relation de confiance, vous la basez sur la capacité à être à tous ces niveaux de compréhension, intégrant cette question notamment du rythme pour revenir sur notre thème ?
PB : Oui la relation de confiance est essentielle. Mais il y a un autre point que j’aimerais évoquer. Nous avons beaucoup parlé de la relation dirigeant/collaborateurs au sein d’une même entreprise, mais il existe également des relations particulières entre dirigeants ou PDG d’entités juridiques appartenant à un même groupe. J’aimerais évoquer cette relation, dangereuse sur le thème que nous évoquons, entre un dirigeant et celui du groupe qui serait en quelque sorte son N+1. Ce dirigeant de haut niveau a un biorythme « pollué » par son statut social. Il est le numéro 1 du groupe, et il est, par son positionnement hiérarchique, forcément plus intelligent ou compétent que vous. Cette perception, est avant tout issue d’un formatage social. Et il va très souvent vouloir en faire la démonstration lors des rencontres, en vous montrant, avant que vous n’ayez fini de parler qu’il va plus vite que vous quant aux conclusions à tirer. Ce que je dis n’est pas négatif, au contraire, par cette attitude il vous signifie que le sujet l’intéresse et qu’il veut l’amener plus loin que vous. Mais la tendance à user de la posture supérieure dans laquelle il se trouve est forte, et il en fait généralement la démonstration dans les échanges avec vous, en allant parfois trop vite. Ce qui peut amener une situation d’échec pour les deux participants
Lorsqu’un sujet est à exposer à ce « N+1 spécial », il faut être capable de décrypter sa vitesse de compréhension, sa capacité d’écoute du moment, et agir en amont pour connaître son état d’esprit. L’organisation de son biorythme, du temps nécessaire et de la méthode que l’on va employer, de son discours et de ses idées est essentielle. Ces personnes sont en permanence sous extrême pression, et si on souhaite faire passer une idée, il faut qu’elles soient au repos mental et en situation d’ouverture.
GP : Vous parlez ici de votre relation avec un N+1. Est-ce que finalement ce n’est pas aussi le cas pour les N-1 vis-à vis de vous ?
PB : Si sauf que les conséquences sont différentes selon le niveau de collaboration. Ma relation avec les N-1 était une relation de proximité. C’était une entreprise de 400 personnes, donc petite à la taille du groupe. La relation directe avec mes N-1 était plus simple et j’étais capable de faire marche arrière. Quand je vais voir mon « N+1 » c’est beaucoup plus délicat parce que si je ne bâtis pas mon discours, il va vouloir être dans la démonstration de son rôle, et avoir la tentation de s’emparer d’un seul des éléments de la discussion, puis de m’amener au bout par autorité, et faire de sa vérité hâtive « la vérité absolue ». Dans ce cas, soit on a le courage d’apporter une certaine contradiction, de revenir en arrière avec les risques que cela comporte, soit on se trouve dans une impasse totale.
GP : Est-ce que nous pourrions le traduire d’une certaine manière ? Un des modèles que nous développons au niveau de l’observatoire, ou du moins qui est un des supports à nos réflexions sur le temps, avance l’idée qu’une action mentale s’organise selon les mêmes principes qu’une action physique. En tout cas il y a l’idée que notre activité mentale s’organise au même titre que notre activité physique. En vous écoutant nous avons l’impression que vous soulignez la difficulté de concevoir mentalement, puis physiquement votre propos quand vous allez voir le dirigeant du groupe, mais que lui peut prendre, ou se saisir de votre objet, pour prendre une métaphore physique, d’une manière partielle parce que lui n’a pas vu le but de l’action. Il va se saisir de l’objet d’une certaine manière pour se réapproprier une relation de pouvoir par exemple et en faire autre chose.
PB : Complètement !
GP : Et du coup l’objet même de votre discours devient complètement contre-productif. L’objet, tel que vous, vous l’aviez défini, n’est plus en lien avec la tâche que vous vous étiez assignée ?
PB : Tout à fait, cela peut même être du coup contradictoire et destructeur pour soi. Et la difficulté c’est de pouvoir lui dire « je crois que vous n’avez pas bien saisi ». A ce moment on joue avec des égos extraordinairement puissants.
GP : Est-ce qu’on pourrait dire que la difficulté pour le N-1 consiste à présenter les choses de telle manière que le N+1 appréhende rapidement, en fonction de son biorythme, les différents éléments de l’objet en question ?
PB : Il faut connaître son mode de fonctionnement, ses éléments de langage, les choses à laquelle il va pouvoir se raccrocher. Connaître ses tics verbaux, c’est important même si cela paraît de la petite méthode. C’est ce qui va permettre d’ouvrir la discussion.
GP : Vous souligniez à un moment donné que, en tant que cadre, vous analysiez vos propres ressources pour organiser votre activité. Vous dites là, que dans le cadre de cette co-activité, il faut aussi appréhender rapidement, pendant la discussion, les ressources telles qu’elles sont mobilisées par le super dirigeant ou N+1, afin de faire les réajustements nécessaires ?
PB : Il vaut mieux les connaître à l’avance car on entre là dans un champ hyper contraint humainement.
GP : Pour un auditeur externe cela doit aussi l’amener à intégrer les différents niveaux de ressources utilisées par les acteurs rencontrés ?
PB : Absolument et dans certains domaines, l’auditeur externe va jouer aussi un autre rôle. Il peut aussi accepter de porter le mauvais message, voire d’en être l’initiateur. On pense notamment aux plans sociaux. Mais on entre dans la face sombre des jeux dirigeants/consultants. Sans commentaire !
GP : Bien ! En tout cas merci pour ce long échange et tous ces propos qui nous font dire que la notion de temporalité est une notion centrale dans la gestion des ressources humaines.
PB : Merci également. Et j’insisterai pour conclure sur le fait que pour moi, il s’agit plus d’une question de rythme dans les activités, en fonction de ce que nous faisons, que du temps qui est une donnée fixe, un mètre étalon. Usain Bolt est capable de courir pendant 200 m à des vitesses incroyables parce qu’il aura construit une efficience avec l’entraînement, il aura maximisé ses ressources, alors que dans un autre espace temps, un coureur de marathon sera capable de courir moins vite, mais beaucoup plus longtemps en utilisant ses ressources d’une autre manière, toujours efficiente.
GP : Ce qui importe donc ce n’est pas tant le temps, que l’impact de cette variable sur nos activités, où le rapport entre action et efficience se construit avec la notion de rythme.
PB : Tout à fait ! Merci !