Les palais de la mémoire

Odilon Cabat
Article publié le 20 février 2018
Pour citer cet article : Odilon Cabat , « Les palais de la mémoire  », Rhuthmos, 20 février 2018 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2155

Les règles de l’art de la mémoire furent établies par les rhéteurs de l’Antiquité. Le principe était le suivant : pour mémoriser les parties des discours, leurs articulations et jusqu’à leurs mots et phrases, des images mentales étaient organisées dans un certain ordre auquel on donnait une configuration spatiale. Les Anciens initiés aux sentiers secrets et aux parcours légendaires des ancêtres mythiques dans la forêt primordiale, balisée d’arbres vénérés ou de pierres marquées, pouvaient accrocher des poèmes de plus de cent mille mots qu’ils connaissaient par cœur en mettant à la chaîne quelques dizaines de contes de leurs nourrices. Mais plus tard, la « mémoire » s’affaiblissant, les mythes de la grande Forêt oubliés, les Générations suivantes recoururent à des labyrinthes artificiels puis à des structures architecturales. Des chefs d’œuvre insensés virent le jour.


Le rhéteur se promenait mentalement d’une pièce à l’autre, d’une salle des livres aux entrepôts des prêtres, et l’on dit que selon la nature du texte, l’usage consacré des pièces était de la plus haute importance. Au rythme de son discours, il trouvait mentalement les images et les mots qu’il y avait préalablement déposé. On dit qu’à certains caractères du discours, des gens habiles pouvaient reconnaître les pièces et leurs usages ainsi visitées mentalement. On dit même qu’il y avait de la littérature d’entrepôt, de la littérature de salle royale, de tour de garde et que tous les genres littéraires eux-mêmes avaient leurs racines dans les plans différents des édifices de leur mémoire. On ne sait plus ce que les textes disaient et de quoi parlaient les maîtres rhéteurs.


Avec le temps, et par un paradoxe vraiment monstrueux, les mots et les idées qu’ils avaient semés dans ces structures fabuleuses furent laissés de côté et l’intérêt du vulgaire se porta sur l’architecture elle-même.


L’opinion pris corps que de pareilles merveilles avaient dû exister quelque part. Et, au lieu de s’en tenir aux mots ainsi qu’au sens profond des discours savants, l’on se mit à disputer de plans et de façades et l’on en vint à édifier des temples, des palais et des villes.


Les Moralistes se plaignirent que des merveilles de sens et de philosophie, de sagesse et de science autrefois déposées par ces rhéteurs géniaux dans ces coquilles de fiction les générations suivantes n’en aient gardé que l’écorce et que dans les sanctuaires les statues des dieux eussent pris en pierre ou en or la place volatile des divins propos. Mais la secte des Arpenteurs s’en indigne et prétend au contraire que non seulement chaque édifice sur terre, chaque palais, temple, maison, kiosque, voire ornement ou frise, contient l’image figée d’un poème de sagesse des anciens rhéteurs mais que, même les villes les plus chaotiques, à la voirie la plus désordonnée, développent secrètement des textes inouïs qui en forment le plan véritable. Mais d’autres se moquent de ces conceptions et ne voient pas qu’on ait jamais trouvé, depuis des temps remontant avant l’invention du calendrier, qu’on n’ait jamais trouvé, la moindre idée intéressante dans les allégories architecturales.


Certains, plus désespérés encore poussent l’idée jusqu’à son terme métaphysique au-delà des bornes de l’effroi. Ils affirment que le monde lui-même, la Terre, le Soleil et la Lune, les planètes et la sphère des Fixes, sont de telles structures insensées pour aider, dans des temps incroyablement anciens, la mémoire déficiente de démiurges oublieux, et qu’il y a des myriades d’éons que lesdits démiurges ont abandonné ces cailloux pour aller jouer à d’autres jeux, et que, peut-être, des mondes comme le nôtre, ou selon de tout autres modèles, supports artificiels de vaines rhétoriques ou de discussions inconcevables, errent-ils par milliards dans les cavités de l’abîme.

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