Le don est un rythme... À la rencontre de Marcel Mauss et d’Henri Lefebvre

Anne-Marie Fixot
Article publié le 22 décembre 2010
Pour citer cet article : Anne-Marie Fixot , « Le don est un rythme... À la rencontre de Marcel Mauss et d’Henri Lefebvre  », Rhuthmos, 22 décembre 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article223

Trois aspects de l’œuvre de Marcel Mauss ont toujours retenu plus particulièrement mon attention :

  • la morphologie sociale, dont un des textes fondateurs, l’Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos, demeure une source de réflexion pour comprendre les relations des sociétés à leurs espaces, notamment pour la géographe que je suis ;

  • le don, présenté dans l’Essai sur le don, paru en 1925, conçu à la fois comme le « roc » du lien social et de sa morale, comme constitutif des sociétés et orchestré selon un cycle à trois temps : donner, recevoir et rendre ;

  • le corps, dont le Manuel d’ethnographie montre toute l’importance et nous incite à prendre en considération ses expressions et fonctions, par exemple à travers la figure de la danse [1].


À mes yeux, un fil rouge traverse ces centres d’intérêt a priori et à première vue dispersés : il s’agit de la question des rythmes qui constituent un des axes fondamentaux de la pensée de Marcel Mauss. Je le cite : « Socialement et individuellement, l’homme est un animal rythmique » [ME : 85] ; « L’homme est un animal rythmé » [ibidem  : 109] ; et dans toute son œuvre revient l’idée plus ou moins explicite que le corps, le travail et l’art sont des rythmes, même s’ils ne sont pas que rythmiques. Il y a là l’affirmation de deux éléments : d’une part, l’existence n’est pas assimilable à de la pure fluidité ; de la discontinuité l’anime aussi (« la vie n’est pas un long fleuve tranquille » disent certains) ; d’autre part, ces séquences ne sont pas réductibles à une simple instantanéité.


Or, Henri Lefebvre, dans un opuscule posthume, intitulé Éléments de rythmanalyse [1992], dont il avait introduit déjà les thèmes dans le tome III de la Critique de la vie quotidienne : de la Modernité au modernisme (paru en 1982), met, à l’instar de Marcel Mauss, les problèmes de rythmes et de rythmicité au cœur même de l’interrogation sur les hommes et les sociétés. Au point de faire de la « rythmanalyse », une nouvelle discipline, une discipline charnière, transdisciplinaire et pluridisciplinaire, avec, comme projet, celui de « comprendre le mystère de l’abstrait et du concret, de l’étatique et du quotidien, du discontinu et du continu » (préface de René Lourau, p. 6).


Mais réfléchir aux pratiques humaines en termes de rythme relève à la fois d’une grande banalité, tant chacun d’entre nous croit connaître le sens du terme ou voit tout au moins à quoi il renvoie, et d’un certain mystère dès qu’on tente de le définir avec un minimum de rigueur : il est plus facile de l’invoquer que de le définir (et je remercie Alain Caillé de m’avoir encouragée à en parler alors que ma présentation n’est qu’une ébauche intuitive, bien qu’autorisée par les écrits même de Marcel Mauss). En effet, cette réflexion aurait nécessité un travail plus systématique et plus approfondi que celui que j’ai fait jusque-là sur ce rapport du rythme et du don ; je pense, par exemple, à la prise en compte des études réalisées sur « l’instant bachelardien » et la « durée bergsonienne ».


En dépit de ces limites personnelles et à la suite d’autres chercheurs membres du MAUSS, tel Pascal Michon, je crois utile, dans un monde et une société analysés comme de plus en plus fluides, de réfléchir aux rapports étroits qu’entretiennent le don et le rythme. D’une part, si le rythme paraît être au fondement de toute présence terrestre en tant que condensé de temps, d’espace et d’énergie, le cycle du don, à la base de ce qui fait tenir ensemble une société et maintenir « debout » les hommes dans l’estime d’eux-mêmes à travers la reconnaissance d’autrui, s’inscrit lui aussi dans les rythmes de l’existence terrestre. D’autre part, les actes de donner, recevoir, rendre mais aussi les quatre composantes du don – l’obligation et la liberté, le calcul et la gratuité – constituent autant de formes à réinscrire dans les rythmes même du don pour en comprendre la signification.


Aussi, j’analyserai d’abord la présence du rythme dans les temps cycliques et dans le mixte des composantes du don. Puis, je montrerai que la transformation du don en poison s’accompagne du passage de l’eurythmie à l’arythmie. Enfin, j’insisterai sur le fait que toutes ces relations, tous ces jeux et passages procèdent du rôle moteur de l’énergie qui replace chaque don dans des réseaux de poly-rythmie (ou de pluri- ou multi- rythmie) dans le quotidien de nos vies et des sociétés, là où l’analyse tend à en faire trop souvent des actes isolés les uns des autres.

 Des rythmes dans le don

Dans cette perspective, la lecture d’Alain Caillé m’incite à penser le paradigme de « l’esprit du don » sur le mode d’une pulsation qui propulse toute relation dans des cycles de fréquences et d’intensités variables d’accélération et de décélération.


Les composantes du rythme dans le cycle du don


Si on prend au sérieux l’idée que le cycle du don maussien est susceptible de relever de la notion de rythme, la réflexion d’Henri Lefebvre constitue une aide appréciable, même si certains peuvent la juger aujourd’hui insuffisamment aboutie. En effet, il la présente en fonction de trois caractéristiques principales : le mouvement, la répétition et la mesure, chacune étant très souvent confondue avec le terme même de rythme tant le sens de ce dernier est complexe voire obscur.

  • Le mouvement exprime l’enchaînement de gestes, dépend de la vitesse plus ou moins lente ou rapide et associe à la fois une allure pouvant prendre des apparences plus ou moins mécaniques et/ ou organiques, ainsi qu’un aspect décisionnel de la part de divers acteurs. La liaison de tout don au mouvement est bien reconnaissable et simple à établir.

  • La répétition (qui est de l’ordre de la périodicité) s’ordonne dans le temps et dans l’espace ; elle opère des retours et des reprises. Mais il n’y a pas de répétition absolue, à l’identique, indéfiniment. Au contraire, il y a toujours de l’imprévu, du neuf, de la différence qui s’introduisent dans le répétitif, qui se décline de façon cyclique et/ ou de manière linéaire, ces deux formes interférant constamment dans la réalité. Là encore, qui réfléchit sur ce qui est donné, reçu et rendu se rend vite compte de l’absence d’égalité quantifiable et établie par avance qui préside à cette relation, différente de celle du marché par exemple.

  • La mesure enfin (qui renvoie à la structure) correspond à de la loi, à du projet, qui existe aussi dans tout rythme. Ce dernier présente ainsi le même paradoxe que le don : l’un comme l’autre – loin d’être ce qu’ils paraissent souvent, c’est-à-dire, naturels, spontanés, sans loi autre que celle de leur propre déploiement – impliquent au contraire, aussi, obligation calculée et prévue.

Ainsi, c’est sans doute parce que le don est rythme qu’il a parmi d’autres composantes, celle de l’obligation.


Les modalités du rythme dans les grammaires du don


À la fois dans les actes du don (donner, recevoir, rendre) et dans les champs de la pratique qui l’anime (outre l’obligation, la liberté, le calcul et la gratuité), sont repérables aussi quelques modalités du rythme.
De la même façon qu’il n’y a rien d’inerte dans le monde, mais des choses et des êtres vivants, c’est-à-dire des formes inscrites dans des rythmes très divers, certains très lents, d’autres plus vifs à l’échelle de nos vies humaines, il en est de même pour celles du don qui anime la relation.


Repérons, en reprenant certaines catégories d’Henri Lefebvre, quelques types de rythmes qui habitent ainsi le don : il y a des « rythmes secrets », non pas qui ne se savent pas mais qui ne se disent pas nécessairement : des rythmes silencieux dont on ne parle pas, ou peu, ou rarement, mais qui se manifestent, des dons plus ou moins visibles ou lisibles, plus ou moins implicites. Il y a des « rythmes publics et sociaux » qui donnent lieu à des dons déclarés, manifestes, officiels. Il existe des « rythmes fictifs » qui se rattachent davantage à l’ordre des dons imaginaires ; mais encore des rythmes « dominateurs/dominés » qui endettent beaucoup et même trop, parfois, pour permettre aux receveurs de se placer en position de possibles donateurs.


Enfin, si le rythme apparaît comme mesurable et de ce fait rationalisable (dans sa part quantitative), il relève aussi de ce qui échappe à la raison (tel l’événement ou l’imprévisible), ce qui fait que la raison s’échappe à elle-même quand de l’excès l’habite.


Ausculter ainsi le don à l’aune de ses rythmes, écouter ses battements et être sensible à ses vibrations permet peut-être alors de mieux comprendre comment de la mélodie et de l’harmonie de la relation, temps de sollicitude eurythmique, celle-ci bascule dans celle de l’arythmie.

 De l’eurythmie à l’arythmie du don

Il paraît nécessaire de séparer deux registres d’analyse qu’on a souvent tendance à mélanger tant l’expérience du don est proche et rend difficile la mise à distance : celui du don vécu et celui de sa compréhension.


Celui du don vécu


En clé de « rythmes », la sollicitude devient de l’eurythmie qui exprime à la fois « un mouvement bien fait » et « un mouvement qui fait du bien » [Michon, 2008].


Cela nécessite de prendre le temps de se mettre au rythme de l’autre, chacun vivant dans des temporalités multiples mais pas toutes harmoniques en même temps.


Le rythme, comme scansion et articulation, est aussi organisateur de la force des hommes. Pour Mauss, si le don constitue le roc du lien social, le rythme correspond à une pratique de la communauté qui vise, par là même, à resserrer le tissu social. Ainsi, dans Œuvres [t. II : 251 et suivantes, à propos de l’ouvrage de Gummere, The beginning of poetry], Mauss montre que l’origine du rythme de la parole et du chant ne relève pas de l’individu mais est à rechercher dans le groupe d’hommes qui concertent leur voix et leurs gestes en une même masse dansante. Il reprend l’image d’une « horde homogène » qui est plus qu’une foule, qui n’est homogène que par l’effet d’une rythmisation commune des voix et des gestes : « Alors le langage devient naturellement rythmé parce que le rythme est le seul moyen d’établir un concert juste des différents efforts vocaux. Et aussi le rythme est bien le résultat de l’association ; les forces individuelles n’auraient jamais rien produit de pareil si elles étaient restées isolées » (p. 254). Il s’agit de penser la naissance du rythme parlé et chanté dans les rapports qu’entretiennent les corps et les consciences de chaque individu à l’intérieur d’un même groupe : le rythme, faculté d’ensemble, vient directement d’une action faite ensemble » (p. 252). Se pose alors le problème de la cadence unique imposée pour tous dans la construction des sujets humains, qui nécessite la reconnaissance de modulations mineures laissées à la spontanéité et à la libre expression des individus.


Or, si on néglige de construire et de faire une place pour cette écoute indispensable du rythme de l’autre, s’ensuivent des mouvements d’arythmie.


À titre d’exemple, l’arythmie survient quand des temporalités dissociées et dissonantes entre des élus et des habitants brisent les effets harmoniques du don réciproque réalisé au nom de l’esprit de la démocratie et créent des dissensions, des rancœurs et du ressentiment. Le renversement du don eurythmique en poison arythmique s’opère ainsi quand une temporalité dominante ne laisse pas à l’autre le temps de recevoir et surtout de rendre. Ainsi, se placer en position de recevoir nécessite de pouvoir se mettre au rythme de l’autre ; mais cette posture est trop souvent pensée comme un acte passif alors qu’elle exige d’entrer dans la dynamique et le temps de l’autre ; non, ne pas recevoir, c’est seulement continuer à son propre rythme.


Celui de la compréhension du don


Analyser le don comme un rythme facilite l’appréhension de ses multiples facettes et permet d’en approcher la richesse quant à ses rôles et leurs significations sociales et existentielles. Prenons deux exemples.
D’abord, celui de la contestation à propos du don d’amitié : sa déclinaison en clé de rythme permet de couper court à toutes les mauvaises et fausses querelles pour savoir si elle peut contenir ou non une part de calcul et pour appréhender son degré indispensable de gratuité. Comme tout rythme, l’amitié tolère des temps différenciés, tantôt gratuits, tantôt intéressés, sans pour autant remettre systématiquement en cause la qualité de la relation.


Second exemple : celui de la discussion à propos de la « pureté du don » : comprendre le don comme une composition de temps variables en tant que rythme, certains moments de pure spontanéité, d’autres de calcul plus ou moins conscient montre que le processus donataire ne saurait être assimilé à quelque chose d’inerte et de pré programmé dans un seul et unique instant, celui de la « grâce », figé et prédéterminé.


L’unité de sens est à prendre dans la totalité du cycle qui compose la relation (donner-recevoir-rendre) et non dans la fragmentation, la dissociation, la parcellisation qui casse le sens général du rythme. Ainsi, la danse n’a pas de sens si chaque pas est pris isolément : le don n’est autre qu’une valse à trois temps ; de même, la marche n’a d’efficace que dans l’enchaînement du mouvement alterné des jambes ; sinon, la position de déséquilibre accentué provoque la chute.


Chaque temps a sa raison d’être mais c’est leur enchaînement global qui est porteur de significations : chaque temps du don n’est pas à interpréter isolément ; il en va ainsi pour comprendre la socialité des Eskimos. Elle renvoie à une totalité, l’ensemble des rythmes de déplacements annuels et non les variations saisonnières hivernales et estivales prises séparément : « La vie sociale ne se maintient pas au même niveau aux différents moments de l’année ; mais elle passe par des phases successives et régulières d’intensité croissante et décroissante, de repos et d’activité, de dépense et de réparation […] De là ce rythme de dispersion et de concentration, de vie individuelle et de vie collective… » [VSE : 473]. Or, comme le souligne Pascal Michon dans un commentaire de cet extrait de Marcel Mauss : « C’est la succession de ces temps qualitativement différents qui permet aux groupes sociaux de ravauder régulièrement leur organisation, d’inventer si nécessaire les formes qui assurent leur cohésion interne, et de (re) dessiner leur identité externe » [2005 : 51]. Dans un sport collectif, au football ou au rugby, le « beau jeu » n’est autre que l’ensemble des « passes », la suite coordonnée de dons et de réceptions du ballon, autant de gestes rythmés qui conduisent au plaisir de la construction collective voire à celui du point gagnant.


Enfin, le don comme affaire de rythme ne se réduit pas à de la simple mesure, à de la stricte chronométrie. Il existe des temporalités de rythme emboîtées qui correspondent à des sens de don qui se renversent. Il convient alors de les interpréter à la bonne échelle : à propos des Yanomamis, dans son ouvrage Yanomami. L’ire et le désir, Catherine Alès [2006] montre ainsi que le rythme à court terme du cycle de mort se transforme en rythme de cycle de vie sur le long terme.


C’est pourquoi mettre le don au centre de toute vie sociale, comme nous y invite Marcel Mauss, c’est aussi poser la question de la place du rythme dans l’organisation des sociétés humaines et dans la construction des individus comme sujets humain. Ou encore, c’est envisager le problème de la structuration des sociétés par le rythme.


Cette démarche contribue à mettre en lumière quelques aspects essentiels de nos modalités d’existence collective et individuelle :

  • la polyrythmie des relations de don se décline dans notre vie en faisant de nous, non pas seulement « tour à tour » des donneurs-receveurs-donneurs mais aussi à la fois des êtres de dons, de réceptions et de rendus, aux prises avec les temporalités multiples qui sous-tendent les rythmes divers qui orchestrent notre quotidien ;

  • si la platitude, le flux permanent sans discontinuité ou aléatoire et le moment individualisé traduisent l’absence de rythme, ils abolissent aussi l’effet vertueux du cycle du don : casser le rythme, c’est casser l’efficace du don/contre-don ;

  • enfin, l’idée de rythme comme art de marquer et de structurer en commun le temps induit et implique celle de mouvement et de séquence, animés par le rôle moteur de l’énergie. La réciprocité, qui suppose à la fois l’alliance et la distance, résulte de ces échanges coexistants d’énergie. Dans cette perspective, le don comme convertisseur d’énergies, ayant un rôle d’alternateur et de commutateur, fait jouer et battre ensemble les rythmes du monde.

 Références bibliographiques

ALÈS C., 2006, Yanomami. L’ire et le désir, Paris, Karthala.


LEFEBVRE H., 1992, Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes, Paris, Syllepse.


MAUSS M., 1973 [1904-05], « Morphologie sociale. Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos », in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF.

– [1925], « Essai sur le don », in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF.

– 1967 [1937], Manuel d’ethnographie, Paris, Payot.

– 1974, Œuvres, tome II, Paris, Minuit.


MICHON P., 2005, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF.

– 2007, Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Paris, Les Prairies ordinaires.

Notes

[1Ces textes seront appelés dans cet article par les initiales EVS ; ES ; ME.

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