Ce texte a déjà paru le 21/12/2018 sur le site EspacesTemps.net. Nous remercions les auteurs et la revue EspacesTemps de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Sans rythme pas de vie
Bernard Millet (2003)
La ville ? « Ne pas essayer trop vite de trouver une définition de la ville ; c’est beaucoup trop gros, on a toutes les chances de se tromper » (Perec, 1974). Le rythme ? Comment réussir « à définir un seul et même signifiant qui véhicule tant de signifiés différents ? » (Sauvanet, 1992). Et pourquoi chercher à le faire ? Paul Valéry (1935) lui-même a avoué son échec à éclairer la double énigme du langage et de l’être. La mobilisation de ce concept fuyant est surtout le pari d’une lecture enrichie des relations complexes entre l’homme, l’espace et le temps et la belle promesse d’une fructueuse exploration des multiples dialogues entre nos vies et nos villes.
Une actualité
Depuis quelques années la question du rythme est de retour dans les conversations quotidiennes comme en philosophie ou dans les publications en sciences sociales [1] : ralentissement (Sansot, 2000), accélération (Rosa, 2010), tyrannie et culte de l’urgence (Aubert, 2002), travail du dimanche ou de nuit, pollution lumineuse (Hölker et al., 2010 ; Meier et al., 2014), fatigue d’être soi (Ehrenberg, 1998), burn out (Coeugnet et al., 2011), dépression, vacances ou lâcher prise. Pour paraphraser Saint-Augustin s’exprimant sur le temps [2] : tout le monde sait ce qu’est le rythme jusqu’à ce qu’on nous demande de le définir. Malgré l’artificialisation des milieux, on connaît les rythmes « naturels » : saisonniers, nycthéméraux ou lunaires. On les éprouve encore physiquement à travers nos sens : pluie, neige, vent, soleil, obscurité. Malgré les lumières de la ville, notre horloge interne d’animal diurne reste structurante (Reinberg, 1993). Malgré la sécularisation, l’Occident vit toujours au rythme du calendrier grégorien avec ses jours de fêtes religieuses ou laïques augmentés des nouveaux rendez-vous, les nouvelles saisons (Guez, Subremon, 2013) de la consommation et de l’événementiel (Gravari Barbas, 2009). A différentes échelles spatiales et temporelles, l’offre urbaine de services (statiques ou mobiles) organise et désorganise les temps individuels et collectifs, autorisant ou non les « synchronies » (Hall, 1992). La qualité de vie et de ville dépend également en grande partie de l’agencement de ces différents rythmes (nature, vie quotidienne, mobilité, corps…) en lien étroit avec la culture et l’identité. Cette première perception de la notion de rythme est peut-être restrictive.
Une définition très riche
En termes de langue et de langage, la définition commune du rythme renvoie à une idée d’ordre et de régularité, marquée dans le temps et dans l’espace. Le rythme est « un mouvement régulier, périodique, cadencé » [3]. Il fait référence à des « retours, et à des intervalles réguliers dans le temps, d’un fait, d’un phénomène » [4]. En réalité, le rythme est une notion bien plus riche, polysémique, complexe et fluctuante (Bourrassa, 1992 ; Benveniste, 1970 ; Michon, 2005). Depuis Platon et sa définition de « l’ordre dans le mouvement » [5] on aurait improprement attribué au mot le seul sens limité de « cadence régulière ». Prenant ses distances avec cette conception limitée et arythmétique d’« ordre du mouvement », Pascal Michon est reparti du terme rhuthmos qui permet d’intégrer les mouvements irréguliers, spontanés ou d’autres formes d’organisations. Défini comme « organisation du mouvement ou modalité d’accomplissement » et comme « manière de fluer » (Benveniste, 1974) le rythme est une belle promesse pour les sciences sociales au croisement entre espace et temps. Dans une approche « chronotopique », « condition essentielle des rapports spatio-temporels » (Bakhtine, 1978 ; Bonfiglioli, 1990, Drevon et al, 2017), la notion de « rythme » propose une nouvelle lecture de l’articulation de l’espace et du temps et permet « l’expression des deux en un ». Plus spécifiquement encore, il nous semble que l’approche s’impose au moment même où la question de la vitesse — de l’accélération à la fois des temps et des mouvements — rencontre celle du rapport à l’autre et, plus largement, de la vie ensemble et de la citoyenneté. Les enjeux rythmiques apparaissent profondément politiques, touchant à l’articulation entre l’expression des différences individuelles et la composition des ordres sociaux. La notion de rythme ouvre à une interdisciplinarité si souvent vantée et si peu appliquée en obligeant à penser ensemble les questions relatives à l’expérience intime du corps, à la standardisation des modes de vie ou encore à la structuration des espaces et des temps sociaux.
Des promesses
Entre la « rythmanalyse » esquissée par Gaston Bachelard (1950) et Henri Lefebvre (1992) et la « rythmologie » proposée par Pascal Michon (2007) et Jean-Jacques Wünenberger (1992), la clé d’entrée par le rythme semble riche de promesses pour la vie quotidienne et pour la ville. Le rythme est un bon candidat pour observer, représenter, analyser et re-penser une « société liquide » (Bauman, 2000), des « mondes » (Descola, 2014) en « mouvement » (Gwiazdzinski et Drevon, 2014) et leurs « paradoxes » (Barel, 1979 ; Kaufmann, 2008), une notion qui permet de dépasser le tournant de la mobilité (Sheller et Urry, 2006). La notion de rythme pose différemment une question centrale des sciences sociales autour de la composition d’une vie en société, dans un « monde liquide » (Bauman, 2000), marqué par l’individualisation et la cohabitation des modes de vie. Elle nécessite que nous nous interrogions préalablement sur les raisons de la quasi disparition d’un objet de préoccupation récurrent (Michon, 2005) dans de nombreuses disciplines à l’époque de la « première mondialisation », sur les difficultés rencontrées pour remobiliser le concept dans la seconde moitié du XXe siècle et sur les nouvelles conditions d’émergence de cet objet.
C’est le pari que nous faisons et que nous proposons d’engager autour du dialogue « rythmes de vie(s) et rythmes de ville(s) » qui correspond à nos ancrages disciplinaires et au double mouvement de la philosophie et des sciences sociales vers l’espace et le territoire et des sciences du territoire vers le temps.
Un pari et des ouvertures
Nous faisons le pari que l’approche du rythme dans les sciences sociales à partir d’une conception large de la notion est heuristique. Elle revêt une dimension sensible et expérientielle mais aussi critique (Meschonnic, 1982) des parcours dans le prisme spatio-temporel de la « Time Geography » (Hägerstrand, 1970) et des budgets-temps quotidiens, les essais de « politiques des temps » (Mallet, 2011), de « chronopolitique » (Inneraty, 2008), voire « d’urbanisme temporaire et temporel » (Pradel, 2012 ; Gwiazdzinski 2007). Elle ouvre à l’éprouver, au sens, à la présence, à la « corporéité » (Hoyaux, 2010) et à « l’exister » (Maldiney, 2007). Elle permet d’éclairer la dynamique des relations entre individus, espaces et sociétés, offrant un regard original sur les questions d’émancipation et de domination. Elle met en évidence les tensions — dans nos vies et dans nos villes — entre « répétition » (Deleuze, 1972) et « innovation », besoin de stabilité et besoin de perturbation. Elle concrétise et unifie le champ de l’analyse des mobilités en permettant de réconcilier la définition de la mobilité comme franchissement de l’espace propre à la géographie avec celle de la sociologie comme transformation dans le temps (Kaufmann 2014). Elle autorise des interactions inédites entre biorythmes, cycles de saisons et rythmes sociaux (Michon, 2007) et oblige à s’intéresser à chacun des rhuthmoi qui constituent les ordres et les objets que nous observons (ibid). Elle peut nourrir la réflexion sur le « bien-être » (Bailly, 1981), la qualité de vie et le buen vivir et éclairer en même temps les risques à « pousser trop loin la logique rythmique à sa perfection totalitaire » (Wunenburger, 1992). La notion de rythme peut enrichir la réflexion sur « une pragmatique du commun » (Pattaroni, 2016), invitant à développer un cadre analytique à même d’articuler la description de l’expérience intime et plurielle du rapport à l’autre à celle des formes de vie en société, réglées et normées. Elle permet de donner une consistance conceptuelle et empirique à une conception de l’« habiter » comme « un mode de connaissance du monde et un type de relations affectives loin d’une approche abstraite ou technocratique de l’espace » (Dardel, 1952).
Des clés d’entrée interdisciplinaires
La notion de rythme oblige à se poser la question des méthodes et outils d’observation et de représentation : mesure ; niveaux d’engagement cognitif ou corporel ; réprésentations et analyses multiscalaires. Au-delà des outils « métriques », elle permet d’utiliser différentes clés d’entrée : « ambiances » (Augoyard, 2010), « atmosphères », « climats », « scènes » (Straw, 2002) et autres formes d’agencements entre l’espace et le temps, les esthétiques, styles et formes de vie (Macé, 2016), communautés « d’affect » (Lordon, 2013) ou d’« expérience » (Dewey, 1980) ; « régimes de visualité », « rites » (Segalen, 1998) ou « imaginaires » (Durand, 1960) du rythme à l’œuvre dans nos vies et dans nos villes : « circuits courts », « intermittence », « hypermobilité », « ville 24/7 » (Gwiazdzinski, 2003, Crary, 2007), « créativité » (Florida, 2002, Vivant, 2009) qui sont autant de leviers et de blocages. Un des intérêts de la notion de rythme au regard de ces différentes approches qui marquent un tournant expérientiel — ou esthétique — des sciences sociales réside dans le fait qu’elle invite à penser systématiquement l’effet social et politique de ces climats ou autres ambiances, c’est-à-dire le rôle qu’ils jouent dans la production d’un ordre social, que ce soit en termes de coordination mais aussi de domination et de production des inégalités. Ainsi la question du rythme nous plonge-t-elle au cœur des enjeux fondamentaux des sciences sociales.
Un enjeu conceptuel et opérationnel
La réflexion sur le rythme pose également des enjeux conceptuels et de terminologie pour celles et ceux qui cherchent à dépasser la séparation entre espace et temps et à en saisir les multiples articulations. Nous faisons le pari qu’elle ouvre plus largement sur des questions plus opérationnelles dans les champs de la fabrique de la ville et des territoires, du monde du travail ou de l’éducation par exemple. Elle peut permettre de réfléchir en termes d’organisation, de synchronisation, de calendriers ou d’agendas territoriaux et de qualité de vie.
Un enjeu de développement durable et de chronopolitique
Le rythme est un enjeu de société et de développement durable dans les différentes sphères de l’économie, du social, de l’environnement et de la culture et entre elles. Il pose la question du jeu, des marges de manœuvre mais aussi de l’équilibre entre ordre et désordre, contrainte et innovation, norme et liberté. Le rythme est donc une notion nécessaire pour penser les effets des transformations temporelles et spatiales dans une société où les modes de vie se singularisent et se diversifient. C’est une question éminemment politique, au sens de « gouvernement des rythmes » et non seulement en tant que « gouvernement des temps » (Marquer, Inneraty, 2010). Il renvoie aux interrogations contemporaines sur le vivre ensemble, sur les limites (« jusqu’où ne pas ») les régimes dominants, la recherche de l’équilibre entre « éloge de la lenteur » (Sansot, 2000) et « accélérationnisme » (Williams, Srinneck, 2014), entre « planification » et « improvisation » (Soubeyran, 2015), entre « l’aventure » et « l’habitude » qui « tend à établir une sorte d’équilibre instable entre ces rythmes en les fixant les uns par rapport aux autres » (Ricoeur, 1998). Qu’est-ce que la ré-interprétation par les rythmes peut faire émerger ? Quelle est la valeur ajoutée par rapport à d’autres notions et concepts (ambiance, climat, chronotopie, habiter, modes de vie) ? Quelles fécondités ? Quelles bifurcations ? Quelles reprises, rebonds et fragilités (Younes, D’arienzo, 2016) possibles ?
Un mot en partage
Entre complexités et promesses, ce « pari du rythme » est un chantier que nous souhaitons engager ensemble avec celles et ceux — géographes, sociologues, philosophes, anthropologues (…) qui travaillent déjà sur cette notion et toutes celles et ceux qui comme nous, pensent que nous avons là un concept — au-delà du dialogue entre sociologie et géographie (distance et différence) — qui pose de manière renouvelée les grandes questions des sciences sociales. C’est une chance et une opportunité.
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