Agathe SUEUR, Vie de Joachim Burmeister

Cécilia Suzzoni
Article publié le 31 août 2019
Pour citer cet article : Cécilia Suzzoni , « Agathe SUEUR, Vie de Joachim Burmeister  », Rhuthmos, 31 août 2019 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2437

Ce compte rendu a déjà paru sur le site de l’association Le Latin dans les Littératures Européennes.


A. Sueur, Vie de Joachim Burmeister, Paris, Rhuthmos, 2019, 103 p.


C’est une heureuse et réjouissante initiative que ce petit livre consacré à la vie de Joachim Burmeister, cet humaniste né à Lunebourg en 1564, mort à Rostock en 1629, dont « le royaume fut de musique et de rhétorique », et dont les ouvrages, composés en latin, ont marqué la naissance en Allemagne de la rhétorique musicale. Nous le devons à Agathe Sueur, professeur en classes préparatoires, auteur également d’un essai : Le Frein et l’Aiguillon. Éloquence musicale et nombre oratoire (XVIe- XVIIIe siècle), Paris, Classiques Garnier, 2014. Pour les précisions érudites, nous renvoyons également à une Présentation détaillée de Joachim Burmeister et de sa rhétorique musicale : une approche nourrie par le latin, conférence donnée par notre collègue au lycée Henri IV en mai 2015, à l’invitation de l’Association ALLE, le latin dans les littératures européennes, en ligne sur le site (sitealle.wordpress.com).


Le vif plaisir que l’on prend à cette lecture repose d’abord sur la liberté de ton, « babil » tout à la fois enjoué et ému, d’un hommage qui, pour autant qu’il reste érudit, n’a rien en lui qui « pèse ou qui pose ». Rompant malicieusement avec l’éloquence obligée, compassée, académique de l’éloge funèbre prononcé à la mort du modeste « maître Burmeister » par son supérieur, le recteur de l’Académie des Roses, Agathe Sueur s’en inspire librement pour revisiter la carrière de celui qui, parti en quête du « beau rameau d’or : les secrets de la théorie musicale », n’aura eu de cesse « d’enseigner, chanter, improviser, convoler avec sa tourterelle ». Guidé, apostrophé dans le cadre d’une fiction rhétorique pleine d’humour, de sensibilité et d’à-propos, le lecteur est invité à suivre les traces de ce magister artium, depuis son enfance à Lunebourg dans un cadre familial modestement bourgeois – il est le fils d’un brodeur de perles –, qu’il égaie très tôt de ses bons mots latins ; à l’instar de celui qu’il doit aux soins d’un maître ingénieux, magister ludi plein de ressources pour réveiller l’attention de garnements indisciplinés (car, dans l’école, depuis, rien n’a changé, Monsieur…) : Phrygio es, pater ! On lira d’autres exemples de cette pédagogie ludique, chère à Érasme, comme l’on aura d’autres exemples de ces petites scènes de genre : tableaux de famille, entre autres, qui tranchent heureusement avec l’atmosphère austère de l’école.


Poursuivant « l’obscure geste du très docte et infime seigneur Joachim », la voix du biographe nous entraîne ensuite à Rostock, cette cité des Roses où le jeune Joachim fit ses études de grec et de latin à l’université ; une séquence qui nous vaut une passionnante digression, savamment informée sur la géographie et la sociologie urbaine de cette ville ; une manière pour le biographe d’honorer aussi ses sources, ces « plans et cartes dont se délecte l’Europe érudite » ; années durant lesquelles il acheva de se rendre savant dans la divine langue latine ; devenant rapidement pour ses bons services rendus maître d’école. On nous apprend que Joachim se passionna pour un commentaire du livre III du De l’Orateur où Cicéron donne une précise et toujours juste définition du rythme, lequel n’est pas « dans la pure continuité uniforme », mais « naît d’une distinction et percussion à intervalles réguliers et parfois variés », définition que ne désavouerait pas un musicologue aujourd’hui…


Un arrêt sur l’année 1593/1594 attire particulièrement l’attention du lecteur. Il est soigneusement préparé pour le maintenir sous la griffe du récit par une petite digression malicieusement parodique sur ces dates symboliques dont les historiens se croient obligés d’encombrer les mémoires. Joachim nous est montré devenu fastueux magister artium en même temps que sémillant cantor dans les églises de la ville, tout en convolant en justes noces ; années où il s’initie aussi aux secrets de Musique, à la musique mathématique en lisant « le maître ès arcanes pythagoriciens » Henricus Brucaeus. Joachim Burmeister s’abreuve du suc nourricier d’un manuscrit de ce maître, qui devait disparaître à sa mort, et que Joachim devait publier plus tard à ses frais, en 1609 (édition des analyses de Henricus Brucaeus : Musica theorica). Il compose également ad majorem gloriam dei (dans une église, il ne faut pas l’oublier, tenue sous la houlette de la matrone réforme). Surtout il se régale littéralement, et le lecteur avec lui, d’entrer dans l’antre du facteur d’orgues Heinrich Glowatz, qui livra en 1593 à l’église sainte-Marie de Rostock un orgue de cinq mille florins (alchimiste et néanmoins avisé marchand notre facteur…) : occasion pour le lecteur profane d’une fort jolie et lyrique leçon sur la fabrication de ce magnifique instrument qui fascina tant Joachim Burmeister, heureux de s’ébrouer dans une église gratifiée d’une telle merveille, et d’avoir « tout pouvoir sur le nid colossal aux trente-neuf jeux »… Mais cette même mémorable année le voit aussi consacré par la République des Roses, précepteur classique à l’école Saint-Jean. Au grand bonheur de sa famille, de sa pauvre mère venue le voir « sacré magister artium dans le grand auditorium de l’Académie des Roses » : Magister est filius meus … Occasion d’un nouveau tableau familial, aussi délicieusement fantaisiste – la « petite légende familiale » a sa place dans cette biographie – que festif car « Point de fête, en ce cas, Monsieur, qui ne finisse à la taverne, dans le joyeux concert boisé des chopines »… Et le voilà dans la poussière de l’école, in pulvere scholastico, dévoué pour le restant de sa vie au « labeur obscur et invariable des soutiers des humanités », « abandonné en pâture » – petite parodie mythologique à l’appui – à un impitoyable Argus : les garnements qui vous scrutent, vous détaillent, etc., etc. Mais « petite fable que cette jérémiade sur les malheurs de l’école », nous rassure-t-on, puisque notre pieux biographe s’obstine à imaginer jusqu’au bout un Sisyphe heureux en la personne de ce Joachim Burmeister qui succomba finalement en entendant sonner à ses oreilles – l’heureux homme – « la voluptueuse langue de l’ancienne et éternelle Rome »…


Si, désormais, notre Joachim ne manque pas de chanter et de composer pieusement, entre autres, « deux tomes d’harmonisations à quatre voix des psaumes du révéré, de l’immortel, de l’increvable D.M.L. », sa quête profonde reste celle du beau rameau d’or, fruit de la mystérieuse métamorphose du manuscrit perdu, « pétri de chiffres et mathématique » ; et voilà qui nous vaut une nouvelle leçon de musique nous rappelant la division à l’époque de cette science en « deux parties, la pratique et la théorique » ; la théorique, dont les beautés abstraites, more geometrico, firent les délices des « anciens maîtres, Pythagore, Euclide, Boèce, et leurs émules » ; et les érudits de la Réforme ajoutèrent « la troisième et divine partie de la Musique : la poétique, art de composer et d’élaborer des mélodies et des harmonies » (art d’engendrer une pièce musicale). Mais Burmeister, dont on nous rappelle au passage qu’il n’est point théologien, mais « humble maître ès arts qui aime les arts plus que les chiffres et les dogmes », rechigne à la Théorie, tant à rebours « Poétique et Poésie lui sourient », et c’est alors que se met en place le beau tableau, dont les liens se tissent en terre de latinité, d’une nouvelle Trinité : Musique, Poésie et Rhétorique. Désormais passionné dans la nomination des « fleurs musicales » Burmeister compose trois traités, de faible notoriété, comme on s’en doute, « en latin, bien sûr », bien campés dans leur format in-quarto ; de belles pages qui tracent « un sillon nouveau dans les terres fécondes de Musique » : riches du parallèle mené tambour – rhétorique s’entend… – battant entre l’art de la composition musicale et l’art de la composition rhétorique. Une séquence qui nous rappelle aussi avec bonheur combien, en ce temps d’une imprimerie adolescente, la composition typographique nécessitait l’habileté merveilleuse de l’imprimeur et de ses aides. Trois titres donc, qui fleurent délicieusement bon l’utraque lingua, à mettre à l’actif de Joachim : Hypomnematum musicae synopsis, en 1599, Musica autoskhediastikè en 1601, Musica poetica en 1606, soit « les secrets de la poétique musicale expliqués dans la langue de rhétorique, ou comment un Sisyphe tente d’être Aristote ».


Voici donc au terme de ce voyage Joachim Burmeister, tout à la fois magister artium et magister ludi, sous le charme des Muses – quelques dernières petites anecdotes le montrent plus soucieux de faire goûter à sa famille le plaisir des Muses latines et de la musique délivré par les poètes latins que les austères et pieuses harmonisations des psaumes… Car Burmeister désormais, après son travail d’édition qui a fait tinter le rameau d’or : Musica theorica, se sent « devenu fils d’Orphée ». Lecteur du génial Vitruve, de ses dix livres De l’Architecture, il peut, sous l’œil ému de son biographe, qui le contemple à distance, construire un de ces palais mentaux que construisaient les Anciens, palais de mémoire fait de voûtes, niches, statues, toutes figures rhétoriques de l’harmonie et la mélodie : c’est une dernière « procession sonore et colorée des fleurs musicales » qui nous est donnée « à voir et entendre ».


Nous recommandons chaleureusement tant aux spécialistes qu’aux profanes ce petit livre qui a su donner de si aimables et « légères peintures » – pour parler comme le fabuliste… – à la biographie de Joachim Burmeister ; au point de rendre sinon vraisemblable, du moins séduisant le scoop selon lequel le véritable art de l’incarnation serait la musique et non la peinture… Et comme nous comprenons, au terme de cette savoureuse et savante lecture, riche de sons et de mots – savoir/saveur au carrefour de leur commune étymologie… – l’épigraphe qui ouvre l’ouvrage :


Ils ôtent la moitié de la vie,

ceux qui en ôtent la musique et le latin.

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