Poétique du corps rythmique et signifiance dans Le Cri du Silence de Franck Ninsémon Bélé

Article publié le 7 novembre 2023
Pour citer cet article : , « Poétique du corps rythmique et signifiance dans Le Cri du Silence de Franck Ninsémon Bélé  », Rhuthmos, 7 novembre 2023 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article3023

Marius Gnolé est assistant en stylistique et poétique à l’École Normale Supérieure de Côte d’Ivoire.


Résumé : Le présent article interroge les éventuels rapports qui existent entre la corporalité et la dynamique du rythme dans le discours, en général, et dans les poèmes, en particulier. En conséquence, la réflexion proposée revisite les poétiques d’essence platonicienne et héraclitéenne du rythme sous la bannière de la question suivante : Comment l’activité du rythme construit-elle le corps et la signifiance dans un poème, à l’instar du Cri du Silence de Franck Ninsémon Bélé ? Pour résoudre cette équation, l’analyse allie approches théoriques du rythme et études de textes. Toutefois, le corpus textuel retenu est décortiqué à la lumière de la poétique d’Henri Meschonnic parce qu’il défend la thèse d’une singularité du corps et du rythme dans le langage, tant au niveau des définitions de ces concepts, de leurs fonctionnements que de leurs productivités. Pour finir, le choix du recueil poétique, objet de cette enquête, obéit au projet d’étudier un poète naissant dont l’œuvre demeure inexploitée en dépit de sa richesse.


Mots-clés : Poétique, rythme, corps, signifiance, discours et valeur.



Abstract : This article examines the possible relationships between corporality and the dynamics of rhythm in discourse in general, and in poems in particular. Accordingly, it revisits Platon and Heraclitus’s poetics of rhythm under the framework of the following question : following the example of Cri du Silence by Franck Ninsémon Bélé, how does the activity of rhythm construct body and signifiance in a poem ? To help solve this question, the analysis combines theoretical approaches to rhythm and textual studies. However, the selected text is dissected in the light of Henri Meschonnic’s poetics, as he defends the thesis of a singularity of the body and rhythm in language, in terms of the definitions of these concepts, their functioning and their productivities. Finally, the choice of the poetic collection as the subject of this paper is motivated by the desire to study a nascent poet whose work remains unexploited despite its richness.


Keywords : Poetics, rhythm, body, signifiance, discourses and value


 Introduction

Article complet

La relation entre la linguistique et le corps se noue à des niveaux divers et variés. Sur l’axe lexicologique par exemple, ce rapport peut mettre en exergue un ensemble de lexies qui fonctionnent comme des succédanés discursifs pour nommer des référents. Dans la langue française, ce constat est parfaitement illustré, dans le registre stylistique, par des catachrèses comme « les pieds de la table ». Jacques Fédry fait la même observation au sujet de la langue « sara majingay » du Sud du Tchad ; langue qui regorge d’une pluralité de syntagmes nominaux « dont l’un des éléments est immanquablement une partie du corps : « bouche de maison », c’est-à-dire « seuil » ; « front du village », c’est-à-dire « ouest » ; « œil du filet », c’est-à-dire maille » ; « corps mou », c’est-à-dire « timidité, pudeur, honte » ; etc. ». [1] Toutefois, les rapports entre la langue et le corps transcendent les questions lexicologiques. Elles s’inscrivent également dans le discours à travers le fonctionnement du rythme. À cet effet, les études d’Henri Meschonnic sur la linguistique et la poétique du rythme sont instructives. S’inspirant, en effet, des investigations d’Émile Benveniste, il appréhende le rythme comme l’organisation du sens dans le discours par un sujet. Pour lui, ce sujet infère une anthropologie du langage fondée sur les dispositions rythmiques dans le discours. En conséquence, ce sujet, distinct du « je énonciateur », porte la corporalité de l’anthropologie historique du langage. Cette relation spécifique que Meschonnic établit entre « rhuthmos » et « corpus » dans le langage suscite ce questionnement : comment le corps se déploie-t-il dans les expressions rythmiques inhérentes à l’énonciation du discours ? Par ailleurs, comment participe-t-il de la signifiance ? Mais, en guise de préalable à ces deux interrogations, quel sens revêt la notion de corps dans la poétique du rythme d’Henri Meschonnic ? La volonté d’élucider ces préoccupations justifie le présent article intitulé : Poétique du corps rythmique et signifiance dans Le Cri du Silence de Franck Ninsémon Bélé. Cet article concilie donc présupposés théoriques et analyses textuelles. L’enjeu de cette double articulation est de montrer comment la poétique du rythme participe de l’écriture et de la signifiance du corps dans le discours. Quant au choix du recueil poétique, objet de la présente investigation, il obéit à la volonté d’étudier un poète naissant dont l’œuvre demeure inexploitée en dépit de sa richesse.

 1. Rythmes alternatifs et corps humain

Les rapports entre le rythme et le corps humain remontent, a minima, à la philosophie de Platon. Ce constat peut être justifié par l’intérêt accru que le philosophe grec a accordé à l’analyse de la valeur des arts et de la culture dans l’édification de la cité, en général, et, de la république, en particulier. Ainsi, ses réflexions sur la poésie et la musique ont-elles induit la déclinaison de son approche du rythme. Dans Le Philèbe, il définit le rythme comme une expression du corps humain :

Mais mon ami, quand tu auras saisi quel nombre de tous les intervalles vocaux relatifs à l’aigu et au grave ; quand tu connaîtras leurs qualités et les limites de leurs intervalles comme le nombre de leurs combinaisons – celles que les anciens ont étudié et nous ont transmises à nous leurs héritiers en apprenant à les appeler des « harmonies », tout comme les affections du même type qu’on trouve dans les mouvements du corps et dont il faut les mesurer et les appeler des « rythmes » et des « mètres », en ajoutant que c’est de la même manière qu’il faut examiner tout ce qui est multiple. Quand tu auras saisi tout cela, alors tu seras devenu savant dans le domaine. [2]

Dans Les lois (livre II), Platon soutient que le rythme est un facteur d’éducation utile pour canaliser et ordonner l’ardeur inhérente aux mouvements des jeunes fougueux. Et cet ordre dans les mouvements corporels se nomme rythme : «  Cet ordre dans le mouvement a reçu le nom de rythme (…)  ». [3]


Des études sur les littératures négro-africaines portent également sur cette relation entre le rythme et le corps humain. En guise d’exemple, le corps a une place fondamentale dans l’expression et l’émanation de la fonction rythmique selon Bernard Zadi Zaourou [4]. Et ce, à travers l’activité de l’agent rythmique. Dans les traditions orales, la fonction rythmique résulte, en effet, du schéma triadique qui se construit lors d’un échange verbal entre trois personnes physiques, notamment l’émetteur, le récepteur et l’agent rythmique. Ce dernier, comme l’indique son nom, a pour fonction de ponctuer ou de rythmer les propos de l’émetteur par des formules redondantes ou figées. Dans les œuvres littéraires, en l’occurrence les pièces théâtrales, ces personnes physiques sont supplées par des personnages. Il n’en demeure pas moins que le rythme et le corps restent liés.


À l’instar de Zadi Zaourou, Jean Cauvin soutient également que dans les cultures africaines, le rythme immédiat « se manifeste surtout dans les effets audibles, perceptibles immédiatement, et auxquels correspondent des mouvements du corps (taper des mains, danser…)  ». [5] Cette essentialisation du rythme trouve un écho favorable chez le prêtre Engelbert Mveng et chez Léopold Sédar Senghor [6]. Selon le prêtre camerounais, « le rythme africain, par contre, est dialectique » [7], c’est-à-dire qu’il a une évolution dynamique qui se rebelle contre toute forme de déterminisme. Et cette dialectique de la « monade / dyade » et « de la dyade / triade » se réalise à travers les expressions corporelles :

Dans le langage courant, on parle de main droite et de main gauche. Si la main droite frappant sur un instrument de musique donne un coup, la main gauche en donnera deux et l’ensemble formera une unité rythmique. De même si la main gauche donne deux coups, la droite en donnera trois, et une nouvelle unité rythmique est ainsi constituée. [8]

Quant au poète sénégalais, il défend l’idée de l’existence d’une différence naturelle entre le Blanc et le Noir. Si le premier se définit biologiquement par la raison analytique ou l’esprit scientifique, le second a une constitution biologique favorable à la raison intuitive ou l’émotion. Cette distinction organique fait que le Blanc accède à la connaissance de son environnement par des méthodes rationnelles. Le Noir, par contre, appréhende intuitivement son univers car, aux dires de Senghor, le Nègre est « un sensuel, un être aux sens ouverts, sans intermédiaires entre le sujet et l’objet, sujet et objet à la fois. Il est d’abord sons, odeurs, rythmes, formes, couleurs ». [9] Le rythme fait donc partie intégrante de l’être psychosomatique du Noir parce que son quotient émotionnel est plus élevé que celui du Blanc : « J’ai souvent écrit que l’émotion était nègre. » [10] En vertu de cette puissance d’intuition surélevée chez le Noir, son rapport au rythme est essentiellement corporel : « le Négro-Africain réagit plus facilement aux excitations ; il épouse naturellement le rythme de l’objet. Ce sens charnel du rythme est l’un de ses caractères spécifiques. » [11] Cette intimité que Senghor établi entre la rythmique et l’anthropologie procède de sa perception ontique du rythme :

Qu’est-ce que le rythme ? C’est l’architecture de l’être, le dynamisme interne qui lui donne forme, le système d’ondes qu’il émet à l’adresse des Autres, l’expression pure de la force vitale. Le rythme c’est le choc vibratoire, la force qui, à travers le sens, nous saisit à la racine de l’être. [12]

De ce qui précède, il ressort clairement que Platon et ses épigones appréhendent le rythme comme une dualité dont les manifestations ontiques se traduisent par les expressions du corps humain. Si Henri Meschonnic ne rejette pas la thèse des rapports entre rythme et corporalité, il les perçoit, par contre, autrement à partir de la philosophie d’Héraclite.

 2. De la critique du rythme à la critique de la corporalité

En 1951, Émile Benveniste conteste la doxa qui rattache ontologiquement le rythme aux mouvements du corps et, par ricochet, à l’arithmétique et à l’esthétique. Cette opinion, forgée par Platon et divulguée dans l’Occident moderne et contemporaine, s’oppose à la pensée des présocratiques. Selon le linguiste, dans la Grèce présocratique, « rhuthmos » signifiait, étymologiquement, « manière particulière de fluer » [13], c’est-à-dire « des dispositions ou des configurations sans fixité ni nécessité naturelle et résultant d’un arrangement toujours sujet à changer » [14]. Explicitement, « rhuthmos » est alors synonyme de formes transitoires et s’oppose à « skhêma », terme désignant la forme fixe.


En se fondant sur ce recadrage terminologique, Henri Meschonnic réexamine le fonctionnement du rythme dans le langage. En effet, pour le poéticien français, l’étude de Benveniste induit que dans le langage, le rythme relève de l’énonciation ou du discours. Pour cause, contrairement à la langue, « le discours est le langage mis en action, et nécessairement entre partenaires. » [15] Le discours se veut, en d’autres mots, une configuration fluctuante puisque l’énonciation est contextuelle, donc singulière. Étant unique, chaque acte d’énonciation constitue « une modalité particulière de l’accomplissement » ou « une manière particulière de fluer » du discours. Ce postulat fonde alors la redéfinition du rythme proposée par Meschonnic : « le rythme comme mouvement de la parole, mouvement du sujet dans son langage, est l’empirique même. » [16] Puisque la parole ou le discours sont inhérents et spécifiques à l’Homme, le rythme relève consécutivement de l’anthropologie du langage. Ainsi, sa relation au corps doit plutôt être recherchée dans la dynamique du discours car comme l’affirme Gérard Dessons « le langage a donc sa propre corporalité » [17]. C’est alors à raison que Meschonnic note :

Le rythme est ainsi l’élément anthropologique capital dans le langage, plus que le signe : parce qu’il force la théorie du signe, et pousse à une théorie du discours. Débordant des signes, le rythme comprend le langage avec tout ce qu’il peut comporter de corporel. [18]

Dès lors, comment l’activité du rythme configure-t-elle l’expression du corps dans le langage, voire dans le discours littéraire ? Le corps rythmique prend, en effet, forme par les différents « fluements » de l’accentuation dans le discours parce que « l’accent est toujours là, comme dimension corporelle du langage ». [19] Ces « configurations particulières » de l’accentuation sont les rythmes typographique, prosodique, syntaxique et culturel en travail dans le discours :

L’oralité est le mode de signifier où le sujet rythme, c’est-à-dire subjectivise au maximum sa parole. Le rythme et la prosodie y font ce que la physique et la gestuelle du parlé font dans la parole parlée. Ils sont ce que le langage écrit peut porter du corps, de corporalisation, dans son organisation écrite. [20]

Émanation et organisation du discours, les activités rythmiques génèrent impérativement du sens. Toutefois, ce sens diffère largement des relations entre le signifiant, le signifié et le référant telles que définies par Saussure. Le système rythmique dans le discours produit plutôt de la signifiance, « c’est-à-dire les valeurs propres à un seul discours, et à un seul ». [21]

Si le rythme est l’empirique, comme l’affirme Meschonnic, alors seule une analyse textuelle permettra de décliner le fonctionnement et la signifiance des modalités accentuelles qui déploient le corps rythmique.

 3. Poétique du rythme et activités du corps dans Le Cri du Silence

Les analyses textuelles se feront à l’aune de six poèmes extraits du corpus de cet article. Ce sont les poèmes intitulés « Sentiments », « Les cicatrices du sang », « Coule », « Temps d’amour », « Sensations » et « L’urne à la une ». À ces poèmes, s’ajoute le titre du recueil, en l’occurrence Le Cri du Silence, qui se veut un acte d’énonciation, donc un discours, voire une configuration rythmique. Ces textes, strictement choisis à titre illustratif, permettrons d’étudier la dynamique et la productivité (signifiance) de ce mouvement dans le discours que Gérard Dessons, à la suite d’Henri Meschonnic, nomme « le corps rythmique ».


3.1 Des modes de signifier de l’alternance du cri et du silence dans Le Cri du Silence


Les vocables « cri » et « silence » forment des antonymes. Si le cri peut être défini comme un son aigu émis par la voix humaine, le silence est le fait de ne pas se faire entendre ou le temps où l’on se tait. Dans un texte, des unités lexicales peuvent littéralement référer au cri et au silence. Mais, la perspective qui inspire la présente analyse ne se situe pas sur l’axe du plan littéral. Elle s’enracine plutôt dans la poétique du rythme. Dès lors, le problème à résoudre s’énonce en ces termes : comment le corps rythmique organise-t-il le cri et le silence signifiants dans un poème ? Selon Meschonnic, dans leur interactivité le discours et le silence charrie la signifiance du texte :

Un silence signifie. Par son contexte de situation, gestes, regards, ou non entre sujets. Il a une durée, qui signifie aussi. Il est entre paroles, du côté de la parole, plus que son contraire, bien qu’on l’y oppose. Un silence n’est pas l’absence de langage. [22]

Le recueil Le Cri du Silence servira de creuset empirique pour vérifier la pertinence de cette pensée. Dans cette optique, le titre même de ce texte poétique ouvre une piste d’étude. [...]

Notes

[1Jacques Fédry, L’expérience du corps comme structure du langage. www.persee.fr [consulté le 15/04/2023]

[2Platon, Philèbe, Paris, Flammarion, 2002, p. 92. C’est nous qui mettons en gras.

[3Platon, Les Lois (livre II), Paris, Flammarion, 2006, p. 129.

[4. Bernard Zadi Zaourou, Césaire entre deux cultures : problèmes théoriques de la littérature négro-africaine d’aujourd’hui, Abidjan-Dakar, NEA, 1978, pp. 117-153.

[5Jean Cauvin, Comprendre la parole traditionnelle, Paris, Saint-Paul, 1980, pp. 19-20. C’est nous qui mettons en gras.

[6Nous ne partageons pas cette essentialisation. Nous l’analyserons dans un livre en projet portant sur la problématique des relations entre le rythme et les identités. Mais, pour les besoin de cet article, nous nous contentons de faire un bref compte rendu d’un aspect des études de ces critiques sur les rapports entre le rythme et le corps.

[7Engelbert Mveng, L’Art d’Afrique noire. Liturgie Cosmique et Langage religieux, Yaoundé, CLE, 1964, p. 87.

[8Engelbert Mveng, L’Art d’Afrique noire. Liturgie Cosmique et Langage religieux, op.cit. p. 88. C’est nous qui mettons en gras.

[9Léopold Sédar Senghor, « L’esprit de la civilisation ou les lois de la culture négro-africaine » in Présence africaine n° 8-9-10, Le 1er Congrès International des Écrivains et Artistes Noirs, Rome, Juin-Novembre 1956, p. 52. C’est nous qui mettons en gras.

[10Léopold Sédar Senghor, « Éléments constructifs d’une civilisation négro-africaine » in Présence africaine Numéro spécial tome 1, Deuxième Congrès International des Écrivains et Artistes Noirs, Rome, 26 mars-1er avril 1959, p. 256.

[11Idem, p. 257. C’est nous qui mettons en gras.

[12. Léopold Sédar Senghor, « L’esprit de la civilisation ou les lois de la culture négro-africaine », op.cit, p. 60. C’est nous qui mettons en gras.

[13Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, to. 1, op.cit. p. 333.

[14Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, to. 1, op.cit. p. 333.

[15Idem, p. 258

[16Henri Meschonnic, Les États de la poétique, Paris, PUF, 1985, p. 128.

[17Gérard Dessons, « Rythme, Corps et langage », in Rythme, langue et discours, Michèle Bigot et Pierre Sadoulet (dir), Université Jean-Monnet de Saint Etienne, 2012, p. 53.

[18Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982, p. 73. C’est nous qui mettons en gras.

[19Gérard Dessons, « Rythme, Corps et langage », in Rythme, langue et discours, op.cit, p. 53.

[20Gérard Dessons, Henri Meschonnic, Traité du rythme, des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998, p. 46. C’est nous qui mettons en gras.

[21Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, op. cit, p. 217.

[22Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, op. cit, p. 304.

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