Le rythme des frères

Pascal Michon
Article publié le 17 juillet 2010
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Le rythme des frères  », Rhuthmos, 17 juillet 2010 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article123

Extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 138-144.



L’apport de Freud à la question des rythmes de l’individuation psychique et collective reste, jusqu’à présent, l’un des thèmes les plus mal connus de son œuvre. Certes, il existe de-ci de-là des ébauches d’approche de la question du rythme, mais elles concernent essentiellement les formes de répétition ou les différents va-et-vient qui marquent la vie psychique [1]. L’anecdote du Fort-Da de l’enfant jouant dans son berceau avec une bobine attachée à une ficelle a attiré l’attention de Jacques Lacan [2]. On s’est aussi intéressé aux névroses obsessionnelles de l’adulte. Mais presque rien n’a été fait sur l’autre versant, le versant collectif des rythmes sociaux de l’individuation [3], et rien de facto non plus pour relier ces deux pôles.


Pourtant, Freud, au moins à partir de 1913, se déplace sans cesse de l’un à l’autre. Son intérêt pour cette double question est si évident que l’on se demande même s’il ne permettrait pas de compléter l’hypothèse de la rupture théorique présentée plus haut. Le passage à un nouveau stade de la théorie se manifeste en effet par tout un ensemble de travaux où s’exprime une préoccupation nouvelle pour la question des rythmes, et plus précisément pour le lien entre les rythmes les plus intimes de la vie psychique et les rythmes morphologiques collectifs. Si l’on s’en tient aux dates, cette hypothèse est vraisemblable. Les premières réflexions de Freud sur les rassemblements rituels sacrificiels périodiques datent de 1913 dans Totem et Tabou ; il les reprend en 1921 dans « Psychologie des masses et analyse du moi » ; puis en 1938 dans L’Homme Moïse… Celles concernant le Fort-Da ou la compulsion névrotique de répétition, qui sont exposées dans « Au-delà du principe de plaisir », datent de 1920. Enfin, la nouvelle présentation conceptuelle de la théorie psychanalytique exposée dans Le Moi et le ça, qui fait le bilan de ces problèmes et propose un nouveau modèle pour les penser, date, elle, de 1922. Ainsi, s’il y a bien eu transformation de la théorie, cette transformation semble s’être produite parallèlement à une préoccupation nouvelle pour les rythmes, certes jamais thématisée mais toujours présente, et qui permettrait, du coup, de surmonter une difficulté traditionnelle dans l’interprétation de la deuxième topique. D’une part, en effet, on sait que celle-ci était destinée à mieux rendre compte de l’aspect « dynamique » de l’appareil psychique , mais elle est malgré tout souvent vue comme un modèle de type « synoptique » ou « spatial » sans que l’on sache bien comment s’articulent ces deux points de vue relativement contradictoires.


On connaît le récit sur lequel se clôt la première incursion freudienne dans la théorie du social, Totem et Tabou (1912-1913). Après une longue discussion des matériaux ethnographiques et historiques disponibles à son époque, Freud, s’appuyant sur une idée de Darwin, nous raconte l’histoire suivante.


Dans les temps préhistoriques les plus reculés, les hommes vivaient comme tous les mammifères supérieurs, en « hordes » composées d’un père tout-puissant, de ses fils et de ses femmes. Grâce à sa force, le père exerçait sur eux une terreur constante. Il ne tolérait aucune velléité d’autonomie, aucune affirmation d’individualité rivale de la sienne. En particulier, il monopolisait jalousement les relations sexuelles avec les femmes du groupe et les interdisait à ses fils. Sans se soucier de leurs besoins, de leurs sentiments, de leurs opinions, le père exigeait de tous les membres de sa horde une soumission absolue ; la vision et le désir d’un seul avaient valeur d’impératif pour tous ; l’arbitraire individuel était érigé en système de coutumes sociales. Ainsi les individus frères étaient-ils indifférenciés au regard du père et de son despotisme. Dans la horde primitive, il n’y avait de place que pour une seule individualité et toutes les autres étaient systématiquement interdites et réprimées.


Le type d’individuation et les formes sociales et religieuses que nous connaissons aujourd’hui naquirent lors d’une rupture de l’ordre paternel préhistorique provoquée par une révolte des frères. Ceux-ci se libérèrent de l’ordre patriarcal en tuant le père dont ils se partagèrent les restes lors d’un banquet anthropophage : « Un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, et mis ainsi fin à la horde paternelle » [4].


Grâce à ce meurtre, les frères gagnèrent alors une certaine liberté et purent exprimer leurs exigences sexuelles ainsi que leur volonté de puissance, s’identifiant en quelque sorte au père qu’ils venaient de tuer. Pourtant, ils ne purent véritablement savourer leur victoire et vivre sans entrave leur narcissisme comme autrefois le faisait le père. En effet, toute identification sereine à celui-ci fut rendue impossible par le regret et la culpabilité qu’ils ressentirent immédiatement de leur forfait : « Après avoir supprimé le père, après avoir assouvi leur haine et réalisé leur souhait d’identification avec lui, les motions tendres, qui avaient alors été vaincues, ne pouvaient manquer de s’exprimer de nouveau. Cela se produisit sous la forme du repentir ; il apparut une conscience de culpabilité, coïncidant ici avec le sentiment du repentir éprouvé en commun » (p. 362). Du coup, désavouant leur acte, ils instituèrent l’interdiction de la mise à mort du totem, substitut du père, lui rendirent un culte, et s’appliquèrent à eux-mêmes l’interdiction des rapports sexuels avec les femmes du groupe que le père leur avait auparavant imposée, nouant ainsi pour la première fois tous les liens du complexe d’Œdipe : « Ils créaient ainsi à partir de la conscience de culpabilité du fils les deux tabous fondamentaux du totémisme, qui, pour cette raison même, ne pouvaient que concorder avec les deux souhaits refoulés du complexe d’Œdipe » (p. 362). De la tâche provoquée par ce meurtre initial et de l’impossibilité de jamais l’effacer naquirent ainsi simultanément la société, l’individu et la religion. La horde primitive, encore toute proche du règne animal, royaume de l’arbitraire et du narcissisme d’un seul, fut remplacée par la société humaine, royaume de la loi et de l’interdiction de l’inceste, qui permirent de garantir à chacun des frères une certaine égalité et un respect de leur individualité, tout en bridant définitivement leur narcissisme ; par ailleurs, comme le père mort continuait à hanter les esprits, il fallut lui consacrer un culte que les frères instituèrent pour célébrer leur victoire à ses dépens mais aussi pour tenter simultanément de se racheter auprès de lui.


Ce récit est si célèbre que je m’excuse auprès du lecteur de le répéter une fois de plus ici, mais une telle redondance n’est peut-être pas inutile, notamment parce que le rythme y joue un rôle aussi déterminant qu’inaperçu des commentateurs. On a ainsi l’habitude de dire que, pour Freud, l’individuation et la sociation humaines auraient commencé avec le meurtre du père de la horde primitive, par les frères réunis. Mais si l’on suit la logique même de son récit, il faut plutôt voir dans cet acte le dernier événement de l’histoire de la horde, car même s’il en est la victime c’est encore le père qui en reste le centre. Alors même qu’ils se sont unis pour tuer celui-ci, les frères ne forment pas encore une société. Le premier acte social de l’humanité proprement dit, la première manifestation du nouveau groupe que forment désormais les frères, ne peut se produire qu’une fois le père disparu. Or, cette affirmation sociale originelle, c’est, dans le récit freudien, le banquet par lequel les frères s’incorporent le défunt et qui inaugure, par « la première fête de l’humanité », l’immense série de tous les banquets totémiques ultérieurs : « Le père primitif violent était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de l’association des frères. Or, par l’acte de l’absorption, ceux-ci parvenaient à s’identifier à lui, s’appropriant chacun une partie de sa force. Le repas totémique, qui est peut-être la première fête de l’humanité, serait la répétition et la cérémonie commémorative de cet acte criminel mémorable, qui a servi de point de départ à tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religion » (p. 360).


Ainsi la société et l’individu commencent-ils par un geste qui lance la succession alternée des moments de rassemblements et de dispersion des individus. Si, comme le dit explicitement le récit freudien, le meurtre du père « met fin à l’existence de la horde paternelle », c’est le banquet qui ouvre l’histoire des sociétés humaines et en donne la clé. Pour Freud, la société a ainsi une nature originellement et essentiellement rythmique, et elle reproduit, depuis, le rythme des frères. Puisant dans la littérature ethnographique et historique de son époque, il fait d’ailleurs remarquer que la présence des rythmes morphologiques est une constante que l’on retrouve dans tous les groupements sociaux et qui remonte très loin dans l’histoire. À la suite de Robertson Smith, il rappelle la présence immémoriale des sacrifices et des banquets périodiques par lesquels, apparemment depuis les périodes les plus anciennes de l’humanité, se sont établis et renforcés les liens des groupes sociaux : « Malgré la crainte qui protège la vie de l’animal sacré, comme s’il était un membre de la tribu, il devient nécessaire d’en tuer de temps en temps un spécimen au cours d’une assemblée solennelle de la communauté et de partager sa chair et son sang entre les compagnons du clan. Le motif qui commande cet acte révèle le sens le plus profond du sacrifice. Nous avons vu qu’en des temps ultérieurs tout repas en commun – toute participation à la même substance pénétrant dans le corps des commensaux – instaurait chaque fois entre eux un lien sacré ; dans les temps les plus anciens, cette signification ne semble revenir qu’à la consommation de la substance d’une victime sacrée. Le mystère sacré de la mort sacrificielle se justifie par le fait que c’est seulement par cette voie que peut s’instaurer le lien sacré qui unit les participants entre eux et avec leur dieu […] De cette analyse de l’essence du sacrifice, Robertson Smith tira la conclusion que la mise à mort et l’absorption périodiques du totem ont été, en des temps antérieurs à la vénération de divinités anthropomorphes, une partie significative de la religion totémique » (p. 355-357).


On pourrait objecter à cette remarque qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que Freud mette les rythmes du rituel au centre de la société, puisqu’il reprend les enseignements de la littérature anthropologique et historique de son époque dans laquelle cette idée était déjà commune. Mais la raison pour laquelle Freud en arrive à cette conclusion ne vient pas, me semble-t-il, des observations ethnographiques ; elle est proprement psychanalytique et ces observations ne font en fait que confirmer une conception puisée dans la pratique et la théorie de la psychanalyse elles-mêmes. Ce qui le montre, c’est que cette conception du rythme diffère de la conception sociologique et en particulier de celle que Durkheim tire, lui aussi – chose remarquable, quasiment à la même époque –, de Robertson Smith. Pour Freud, les rassemblements périodiques possèdent deux fonctions ou deux significations simultanées qui reflètent l’ambivalence originelle des sentiments des fils vis-à-vis du père, c’est-à-dire de l’admiration mêlée de haine qu’ils lui portaient. D’une part, ils sont l’occasion de pratiques rituelles par lesquelles on honore, sous la forme du totem puis sous celle des multiples divinités masculines postérieures, la figure du père et l’on cherche à se concilier une puissance toujours admirée et toujours crainte. La protection dont bénéficie l’animal totémique a cette signification propitiatoire : « Avec ce substitut paternel on pouvait tenté d’apaiser le sentiment de culpabilité dont on était tourmenté, de réaliser une espèce de réconciliation avec le père. Le système totémiste était en quelque sorte un contrat avec le père, dans lequel ce dernier accordait tout ce que la fantaisie enfantine était en droit d’attendre du père, protection, sollicitude et ménagement, en échange de quoi on s’engageait à respecter sa vie, c’est-à-dire à ne pas répéter sur lui l’acte par lequel le père réel avait péri » (p. 364). Mais en même temps, ces rassemblements et les sacrifices de l’animal totémique auxquels ils donnent lieu, restent une commémoration de la victoire sur le père et la possibilité (en fait jamais réalisée complètement) pour les fils de le remplacer collectivement : « La religion du totem sert à se souvenir du triomphe remporté sur le père. La satisfaction à ce sujet fait instituer cette fête commémorative qu’est le repas totémique […] le devoir consistant alors à répéter toujours de nouveau le crime du meurtre du père en sacrifiant l’animal totem aussi souvent que ce qui a été acquis par cet acte, l’appropriation des qualités du père, menace de disparaître par suite des nouvelles conditions survenant dans l’existence » (p. 365).


Cette double fonction des rassemblements périodiques donne la clé de la conception psychanalytique des rythmes sociaux et met bien en évidence ce qui la distingue de la conception sociologique. Comme pour Durkheim, le sacré et son expression rythmique sont, pour Freud, au centre de l’individuation psychique et collective ; tous deux reprennent sur ce point Robertson Smith. Mais alors qu’aux yeux du premier, le sacré est une expression, isolée et protégée par des interdits, de la puissance de la société, il est du point de vue du second une représentation ambivalente du père, dont le meurtre est à l’origine de l’histoire humaine. Pour la psychanalyse, le sacré n’a donc pas le caractère unitaire qu’il a dans la théorie durkheimienne et se présente sous deux aspects contradictoires. Loin, comme le pense le sociologue, de ne susciter que de la crainte et de l’admiration, le sacré provoque aussi toujours une certaine animosité : « On remarque que l’ambivalence inhérente au complexe paternel se poursuit également dans le totémisme et dans les religions en général […] Nous ne serons pas surpris de retrouver, dans les formations religieuses ultérieures, une part de défi, de révolte filiale, affectant souvent, il est vrai, des formes voilées et dissimulées » (p. 365). C’est pourquoi les rassemblements ont, dans un cas, une fonction unique de régénération périodique de la totalité sociale et des individus qui le composent, mais possèdent, dans l’autre cas, deux fonctions opposées qui se concurrencent l’une l’autre : leur aspect régénérant et intégrateur s’accompagne en fait toujours d’un aspect destructeur et individualisant. Ainsi les rythmes ne sont-ils pas des « reprises » successives – au sens de la couture – d’une unanimité sociale, ils ne constituent pas un culte que la société se porterait à elle-même, mais des suites de rassemblements donnant lieu à des manifestations profondément ambivalentes d’accord et de désaccord, de renforcement simultané de la loi et du narcissisme des individus.


Ainsi, comme pour Durkheim, l’histoire de l’individuation psychique et collective est pour Freud le produit de la succession des périodes de dispersion et des périodes de rassemblement, mais la régularité apparemment harmonieuse et totalisante de cette succession cache en réalité une profonde disharmonie, un conflit entre les deux forces opposées du moi et du narcissisme (prenant du reste souvent en charge les désirs du ça) d’une part, et du surmoi et de la culpabilité que celui-ci impose au moi, de l’autre : « Même au cours de l’évolution ultérieure des religions, les deux facteurs moteurs, la conscience de culpabilité du fils et le défi filial, ne s’éteignent jamais » (p. 372). L’ambivalence affective est au fondement de tous les processus d’individuation psychique et sociale : « Nous avons souvent eu l’occasion de montrer que l’ambivalence de sentiment, au sens propre du mot, à savoir la conjonction d’amour et de haine envers le même objet, se trouve à la racine de nombre de formations culturelles importantes. Nous ne savons rien de la provenance de cette ambivalence. On peut faire l’hypothèse qu’elle est un phénomène fondamental de notre vie affective. Mais il est également tout à fait possible qu’étrangère originellement à la vie affective, elle n’ait été acquise par l’humanité à la faveur du complexe paternel, dans lequel, d’après ce que montre l’exploration psychanalytique de l’homme individuel, elle trouve encore sa plus haute expression » (p. 377). Cette présence d’une ambivalence affective au sein même des rassemblements périodiques est l’un des enseignements originaux de la psychanalyse concernant les rythmes de l’individuation psychique et collective. S’il est vrai que toute tentative de création d’institutions fraternelles, comme la démocratie, est nécessairement hantée par le fantôme du père mort, l’inverse est également vrai : la totalisation sociale, la sacralisation des institutions, est un phantasme morbide toujours soumis à la haine des frères. Un autre rythme, ou plutôt une autre oscillation, vient donc croiser le rythme d’alternance de la socialité et toute construction politique doit tenir compte de ces oscillations du moi.

Notes

[1Le texte toujours cité sur la question de la répétition est celui où Freud raconte l’anecdote du Fort-Da : Au-delà du principe de plaisir (1920). Pour une définition du rythme du point de vue psychanalytique voir N. Abraham, « Le temps, le rythme et l’inconscient. Réflexions pour une esthétique psychanalytique » (1962), dans N. Abraham et M. Torok, L’Écorce et le noyau, Paris, Aubier-Montaigne, 1987 et N. Abraham, Rythmes : de la philosophie, de la psychanalyse et de la poésie , 2nde édition augmentée d’inédits et d’une introduction de N. Rand, Paris, Flammarion, 1999.

[2J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.

[3À l’exception, que l’on abordera plus bas, des travaux de Serge Moscovici

[4S. Freud, Totem et tabou…, op. cit., p. 360.

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