Pulsion invocante, voix, rythme et baby blues

Article publié le 12 février 2013
Pour citer cet article : , « Pulsion invocante, voix, rythme et baby blues  », Rhuthmos, 12 février 2013 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article813

Ce texte est extrait d’une communication au Colloque de l’Association Lacanienne Internationale et de l’Unité Transversale de Recherche Psychogenèse et Psychopathologie de l’Université Paris 13, qui a eu lieu les 26 et 27 novembre 2011 sur le thème : « Le bébé, sa mère, leur chant : l’Autre et la pulsion invocante » [1].



Je voudrais aujourd’hui reprendre la question de la pulsion invocante et de la voix à partir de la musique et du rythme comme sources du vital. À quoi tient le vital ? Qu’est-ce qui meut Éros ? Sont-ce des rythmes simples, binaires faits d’une alternance comme celui de la marche ou comme celui « -poum-tac », du cœur maternel, qui fondamentalement nous gouvernent tous ? Ou bien ce vital tiendrait-il d’abord à la voix, aux échos assourdis de la voix maternelle, qui nous parviennent dès les limbes ?


C’est à partir de mon expérience de psychanalyste dans une unité Maman/Bébé que je ramènerai ainsi cette question du chant et du rythme maternel quand il en vient à défaillir.

 Pulsion invocante, voix et chant

Examinons dans un premier temps quelles sont les particularités de la pulsion invocante selon la conception lacanienne puis de son objet, la voix, car ces éléments sont fondamentaux pour une approche du chant, de la musique et du rythme.


La pulsion invocante et son montage


Lacan rajoute aux objets freudiens (le sein, l’étron, le phallus) deux nouveaux objets, à savoir le regard et la voix. À ce dernier objet, il fait correspondre une pulsion qu’il va nommer « pulsion invocante » et dont la première indication qu’il nous en donne est qu’elle est celle qui est la plus proche de l’expérience de l’inconscient. De plus, il précise que par rapport à la pulsion scopique [et aux autres pulsions], la pulsion invocante a « ce privilège de ne pas pouvoir se fermer » [2]. Cela tient à la particularité du troisième temps du montage [3] de la pulsion invocante. En effet, nous dit Lacan, « alors que le “se faire voir” s’indique d’une flèche qui vraiment revient vers le sujet, le “se faire entendre” va vers l’autre » [4]. Notons ainsi au passage que le montage de la pulsion invocante que propose Lacan pour son troisième temps se qualifie d’un « se faire entendre ».


Ainsi de cela il ressort que la pulsion invocante est d’abord celle qui porte l’Appel vers l’Autre, qui l’invoque donc, que cet Autre soit le Dieu des Juifs appelé par le son du chofar, ou plus prosaïquement l’Autre maternel que le bébé convoque par son cri auprès de lui. Sauf qu’il y a là une sorte de tour de passe-passe : la voix du Sujet adressée à l’Autre revient à un moment vers ce Sujet, qui du coup reçoit l’Appel de l’Autre. Nous sommes alors dans une sorte de bouclage de la pulsion puisqu’elle revient vers lui ; et quand cet appel de l’Autre s’en vient à faire signe, alors dans le champ de la clinique, nous parlons de psychose pour ce sujet qui se sent appelé.


Ce quatrième temps supposé de la pulsion est théorisé par exemple par Eric Porge qui tente de l’inscrire dans une bouteille, non à la mer mais de Klein. Quelque chose de cet ordre se retrouve aussi de façon plus ancienne chez Alain Didier-Weil [5] qui, du coup je crois, évoque une pulsion d’écoute. Or, cette nouvelle pulsion d’écoute vient bien sûr nous interroger dans notre désir d’analyste à nous repaître de la voix de nos analysants, mais aussi dans le goût et la passion de la musique à travers laquelle une voix divine, la voix d’un grand Autre se ferait entendre.


Ainsi ce quatrième temps de fermeture de la pulsion invocante, qui pourrait se dire comme « une Voix se fait entendre », tend à en faire un être non seulement mythique selon le mot de Freud mais aussi bifide, avec une extension vers l’Autre et une extension vers le Sujet. Et ce serait ainsi cette bifidité qui assure le fonctionnement de la parole, l’interlocution entre sujets, tant que le grand Autre se tait. Pour Ulysse, cette voix qui se fait entendre et dont il va pouvoir jouir, c’est bien sûr celle des Sirènes. Et je l’ai dit dans des travaux antérieurs, c’est ce passage par la voix de l’Autre qui, dans l’Odyssée, le sort de l’exil, de l’errance et lui ouvre la voie du retour à son origine, à Ithaque. Dans l’usage du chofar, l’instrument devient à la fois appel du fidèle et en même temps voix de Dieu en réponse. Et dans ma clinique avec les bébés que j’évoquerai tout à l’heure, c’est la voix maternelle en réponse au cri du bébé : « Que veux-tu mon chéri ? »


Mais, arrivés à ce point, peut-être est-ce nécessaire de se demander pourquoi Lacan n’a pas franchi, ce cap, ce pas du retour de la pulsion invocante vers le sujet ; pourquoi la laisse-t-il ouverte vers l’Autre ? Kafka semble nous en donner la réponse quand il nous dit qu’Ulysse a cru entendre les Sirènes, mais qu’en fait elles se sont tues à son passage. Ulysse aurait en quelque sorte ainsi halluciné la voix des Sirènes. Et, à tenir cette position, ce serait ainsi dire que la voix maternelle en réponse au cri du bébé, celle qui comble le bébé, a la structure d’une hallucination [6].


Objet a voix, chant et musique


Avec cette voix maternelle, nous allons tenter maintenant de préciser le statut de l’objet a voix comme hallucination ou pur sonore.


Lacan est parti des voix dans la psychose et a fait de l’hallucination psychique le modèle de l’objet a voix. Mais cette position va évoluer au fil de ses séminaires. Quand cette voix prend une position extime et non plus de pure extériorité, une autre dimension de la voix apparaît, celle de la voix de la conscience : « Le surmoi en son intime impératif est bien “la voix de la conscience”, c’est-à-dire une voix d’abord, et bien vocale », nous dit Lacan [7].


Ainsi, de façon générale, ce qui caractérise la voix comme objet a n’est pas la pure sonorité mais le fait qu’il y ait émission à partir d’un orifice, la bouche et que cette émission soit scandée. De plus, la voix n’est pas forcément audible, sonorisée comme nous l’avons vu. Enfin, concernant le rythme et la coupure, Lacan nous dit dans son Séminaire L’Angoisse [8] concernant le Chofar que nous sommes là « en présence d’une certaine forme de l’objet a [voix] [...] dans sa face enfin dévoilée sous sa forme séparable ». En tout cas, la voix s’y affirme là essentiellement comme voix de l’Autre.


Si certes la voix n’est pas pur sonore, néanmoins le travail de Pascal Quignard, « La haine de la musique », paraît éclairant quant aux sources sonores possibles de la voix comme objet a. Quignard s’intéresse aux bruits qui obsèdent, qui « tarabustent » l’esprit. Il peut s’agir de bruit ancestraux à forte résonance affective comme le tonnerre mais aussi du monde sonore de la vie intra-utérine. Quelle empreinte ces bruits laissent-ils dans notre vie ultérieure ? La science confirme en tout cas la perception du monde sonore intra-utérin par le bébé. Pour ma part, j’ai constaté plus d’une fois, sans pouvoir en donner l’interprétation, à quel point certaines chansons aimées et écoutées par une mère pendant sa grossesse pouvaient épouvanter leur bébé une fois né.


Ce fait clinique troublant ne doit pas nous faire oublier que le bébé baigne dans un fond sonore continu fait du souffle maternel, des bruits rythmiques du cœur et des borborygmes intestinaux. Et c’est sur ce fond que vont se détacher la voix maternelle et celles des habitués de la mère. Quel concert ! J’ai d’ailleurs constaté dans notre unité Maman/Bébé, que des bébés n’ayant pas revu leurs mères depuis l’accouchement paraissaient reconnaître précisément leur voix dès les premières secondes de leurs retrouvailles.


Mais bien d’autres éléments sonores peuvent être à la racine de la constitution de cet objet voix. Ainsi pourrait-il en être des voix d’autres espèces que la nôtre. Or, le reste non symbolisé de ce matériel sonore qui obsède l’esprit, se trouve au plus proche de l’objet a voix. Quignard évoque tous ces cris d’animaux et particulièrement ceux en rapport avec le rut et la mort. Reik, quant à lui, rapporte le son du schofar à un mugissement d’agonie du dieu taureau.


Et les analystes d’enfants savent bien l’importance que revêt dans la cure la voix des animaux, dans son altérité radicale et en même temps à travers le besoin d’imitation, d’identification des enfants à ce cri.


Ces bruits de la nature, ces cris d’animaux perdent leur dimension instinctive quand pris dans la signifiance ils en viennent à hanter l’esprit ; ils ont alors valeur de voix.


Au total, la voix comme objet a va pouvoir revêtir tout aussi bien la forme du cri modulé en vocalises que celle d’une voix animale ou d’un bruit, mais humanisés par leur insertion dans la signifiance. Ainsi, le chant, la musique seraient des mises en forme imaginaires de l’objet a voix dont on s’approcherait selon Quignard dans le fredon, les ritournelles qui tarabustent.


La musique comme dompte-voix


Mais à l’inverse de Pascal Quignard ou de Freud qui s’est plusieurs fois déclaré « ganz unmusikalisch », la musique passionne aussi beaucoup de philosophes [9]. Il en est ainsi de Leibniz qui, en de nombreux textes, s’intéresse à la création musicale et la question de l’harmonie. Pour lui, le musical procède, en totalité, du mathématique. Et l’harmonie musicale implique nécessairement des éléments discordants, de la dissonance dont la résolution est à la source de la joie qu’elle procure. Et pour lui, cette jouissance de l’auditeur à l’écoute de la musique est une part de la jouissance de Dieu [10].


Or, la question à laquelle je me suis moi-même heurté est de savoir si et comment l’objet a voix, cause du désir, se retrouve dans la musique. En d’autres termes comment faire le chemin de la voix des Sirènes vers la musique et le rythme.


Une remarque de Jean-Michel Vivès à ce propos est précieuse quand il nous dit que – je cite – « le chant (mélange de voix et de parole) est ce qui permet de faire taire la voix ou du moins d’y rester sourd » [11]. À ce titre, le chant et par extension la musique ne constituent pas des exemples de l’objet voix mais ils ne font que la révéler, tout en la tenant à distance et la pacifiant : « Ils sont ainsi des dompte-voix, au même titre que Lacan avait pu qualifier le tableau de dompte-regard. [12] »


Et, dans la musique, cet affleurement de l’objet a voix qui procure le plus de jouissance de l’auditeur, ne survient qu’à certains moments en lien souvent à une énonciation affranchie de la parole, du sens [13]. C’est ainsi, selon Michel Poizat, au moment de la désarticulation de la voix de la diva en un cri que survient la pamoison de l’auditeur. De même dans le domaine du jazz, on comprend ainsi beaucoup mieux la vive émotion produite par le scat qui vient remplacer la parole chantée. Enfin, dans la musique instrumentale, c’est souvent autour des ruptures du langage musical qu’elles soient mélodiques ou rythmiques, que l’émotion est la plus forte. On retrouve là quelque chose de ce qu’avait évoqué Leibniz des effets de la dissonance et de sa résolution.

 Rythme and (Baby) Blues

Le rythme et la voix


La question du rythme transcende la question de la voix et de sa pulsion. Car le rythme structure certes la voix mais aussi le regard et le corps dans sa gestualité. De fait, le rythme par la coupure qui lui est inhérente est au cœur de tous les objets a. De plus, il n’y a pas de mise en jeu de la voix qui ne s’associe pas habituellement à une mise en jeu du corps et du regard. Pour l’analyste, il s’agit de la connexion des objets a que l’on retrouve exemplifiée dans la langue quand on dit, par exemple : « Je vois ce que vous voulez dire ». Les neuropsychologues parlent là plutôt d’intermodalité (sensorielle) qui renvoie à des capacités innées du cerveau à déchiffrer ou produire des rythmes. Ils admettent toutefois qu’il y aurait une mise en forme culturellement déterminée autour de cette structure de base innée.


Cette question de la cause, entre pulsion et instinct, nous la retrouvons d’une façon encore plus aplatie dans cette théorie de l’autisme qui en fait un pur déficit lié à l’atrophie du sillon temporal supérieur (STS). Il paraît difficile de récuser totalement que le fonctionnement psychique et notamment la communication repose sur des structures nerveuses qui ont leurs propres modalités de fonctionnement et une part génétiquement déterminée. D’ailleurs, Lacan a lui-même affirmé que le langage avait un fondement inné (dans son discours de Genève).


Mais il me semble que, bien souvent, ce qui va être déterminant, c’est ce qui se met en place ou pas dans cet au-delà de l’inné, c’est-à-dire pour nous psychanalystes, la pulsion et son montage en trois temps autour de l’objet.


Il reste que, fondamentalement, c’est le rythme qui permet et structure le lien social, le collectif humain par ses effets de communication. Or, ce rythme concerne non seulement la voix mais aussi le visage et ses mimiques, le corps dans sa posture et ses mouvements. Et cela vaut notamment pour la relation maman/bébé où néanmoins la voix et la pulsion invocante constituent un « canal » privilégié de son développement. Ainsi, la voix maternelle constitue ce premier instrument musical à la riche mélodie duquel, je cite Trevarthen, « le bébé bouge et répond de manière rythmique et musicale ». Et cela nous rappelle les travaux sur les aspects rythmiques et mélodiques du mamanais [14].


Si l’origine grecque du mot rhuthmos tend à désigner une forme changeante, il apparaît qu’effectivement une part de son efficace tient à la rupture qu’il est à même de produire. En effet, le psychisme humain est attentif au déroulé du rythme dont les ruptures sont craintes et désirées en même temps. On a ainsi tendance à opposer les rythmes binaires, réguliers qui sont harmoniques et favorisent la fusion, aux rythmes ternaires irréguliers qui pousseraient plus à la séparation.


Ces rythmes fondamentaux paraissent inscrits dans la phylogénèse et accessibles à tout un chacun ; le bébé, bien avant la parole, y a accès. Et c’est d’ailleurs ainsi qu’il peut prendre son tour, sa place dans le duo harmonique qu’il fait avec sa mère.


Le chofar, un rythme ternaire fondamental ?


Parmi ces rythmes fondamentaux propres à la communication humaine, il pourrait y avoir le chofar, cet instrument de rassemblement de la communauté juive et renvoyant à quelque chose de l’appel à la divinité.


Je vous rappelle que le chofar obtenu à partir d’une corne d’animal, le bélier le plus souvent est un des instruments les plus anciens du monde. Tous ceux qui l’ont entendu témoignent de son caractère profondément émouvant, qui prend à la gorge.


Dans son essai sur le chofar, Theodor Reik [15] évoque l’aspect de souffle coupé des fidèles avant la sonnerie du chofar et la montée vertigineuse d’émotion que constitue l’attente de ce moment. Le moment de sonner du chofar, se fait à un rythme particulier au cours du temps et de la vie de la communauté. Ainsi, au temps de la Bible, il était prescrit de sonner le chofar pour annoncer le début du chabbat, le début du mois ainsi que la Nouvelle Année, etc.


Il existe trois façons différentes de faire sonner cet instrument, chacune ayant sa modulation propre et l’une se succédant à l’autre. Le premier rythme dit « teki’a » produit une sorte de long mugissement, interrompu en pleine puissance dans la teki’a simple, et à bout du souffle dans la forme dite « gadola ». La teki’a, mode continu, s’oppose à deux autres manières de sonner du chofar, les « chevarim » qui consistent en trois notes plaintives et la « terou’a » qui se divise en sons brefs et saccadés. Avec ces deux nouveaux modes, le souffle en vient à être morcelé, modulé. Ainsi, la « terou’a » qui amène une découpe simple du souffle constitue un rythme binaire alors qu’avec la modulation plaintive des chevarim, on rejoint un rythme ternaire qui vient du fond des âges. De fait, la façon de sonner du choffar fait se succéder ces différentes phases rythmiques le plus souvent avec cette succession : tekia-chevarim-teroua, parfois suivie d’une tekia gadola finale.


De fait, le chofar apparaît comme un instrument de communication avec le divin, selon le texte même de la Bible qui dit : « Le son du cor allait redoublant d’intensité ; Moïse parlait et la voix divine lui répondait. » Or, il m’a semblé que la structure rythmique, la façon de sonner le chofar avec ces trois phases successives pouvait être corrélée avec certains travaux scientifiques récents concernant les modalités de la communication entre une mère et son bébé.


C’est ainsi par exemple que Trevarthen et Gratier [16] en étudiant des bébés de 8 à 16 semaines avec leurs mères constatèrent des traits communs à l’interaction au-delà des différences culturelles. Ainsi, toutes les interactions sont organisées autour de 3 phases, à savoir un « pulsation » d’environ une seconde, une « phrase » d’environ 3 secondes et enfin un « épisode narratif » d’environ 30 secondes. Elles reprennent donc le rythme ternaire de la façon de sonner du chofar fait de tekia, chevarim et terouah aussi bien dans leur succession et modulation que dans leur amplitude temporelle.


Rythme, musicalité communicative et pathologie maternelle


Au-delà, les travaux de Trevarthen concernant la musicalité communicative visent à savoir comment les enfants rentrent dans le langage et la narrativité mais aussi précisent les effets d’une pathologie maternelle. À partir de l’ensemble de ces données, Trevarthen attire notre attention sur les défaillances de ces musicalités communicatives qui peuvent perturber le bon développement du bébé, le figer dans une dépression voire pour certains l’engager dans la voix autistique. De même, prône-t-il la valeur de thérapies musicales.


Pour ma part, j’ai longtemps résisté à cette idée. J’avais en tête toutes ces thérapies soixante-huitardes comme le cri primal de sinistre mémoire. Car, pour un psychanalyste, avec ces thérapies musicales, on quitte le champ du langage et du signifiant, et de ce fait de la psychanalyse.


Toutefois, ma présence dans un lieu d’accueil maman/bébé où de nombreuses mamans musiciennes déprimées échouent à enchanter leurs bébés m’amène à évoquer une expérience de réanimation musicale qui s’y joue. Et cela me permettra ainsi de conclure véritablement sur mon propos à savoir le baby rhythm and blues

 Un psychanalyste dans une unité Maman/Bébé : Rhythm and Baby Blues

Les lieux d’accueil Maman/Bébé sont, dans mon expérience, des lieux où irradie une grande vitalité ; celle-ci tient, je crois, à la présence de jeunes mères avec le fruit vital que constitue leur bébé. L’unité d’accueil de Saint-Denis prend en charge des mères en difficultés relationnelles avec leurs bébés, aussi bien dans le collectif d’un groupe de mères qu’en consultations individuelles. Et la présence de psychanalystes et de toute une équipe sensibilisée à la psychanalyse rend chacun très attentif à la parole et aux productions langagières des mamans et des bébés. Mais la parole circule aussi à l’adresse de ces mères souvent déprimées et dans l’impasse pour s’occuper de leur enfant comme elles voudraient.


C’est ainsi que j’ai accueilli dans cette unité les paroles de mamans ayant traversé des histoires proprement inouïes. C’est par exemple celle de cette femme d’un pays africain en guerre civile qui a vu, cachée sous un lit, ses parents tués devant ses yeux ; puis qui a été adoptée par une famille où elle a servi de domestique et été violée puis qui a été revendue comme esclave, et battue, et prostituée, et avortée, et… Elle s’est sauvée par miracle enceinte une deuxième fois. Et la voilà sans papiers et sans logement pour accoucher.


La voilà maintenant dans notre unité d’accueil, elle est collée à son bébé de peur qu’on le lui vole, qu’on le tue. Qu’a-t-il entendu des voix qui brutalisaient sa mère, quelle mémoire a-t-il de l’histoire de sa mère ? Dans son lien resté si étroit à son fils, cette mère est persuadée qu’il a tout enregistré, car cet enfant d’un an hurle si un homme s’approche de sa mère et pose ses mains sur elle ; et puis, avec sa main, il l’interroge sur les plaies qu’elle a sur le corps ; il les touche et les embrasse. Pourtant, tout cela se passait avant sa naissance…


Certes, si les enjeux ne sont pas toujours aussi extraordinaires, pourtant c’est bien toujours de cela dont il est fondamentalement question dans toutes ces paroles accueillies, d’enjeux vitaux, de vie et de mort. De fait, ce lieu d’accueil met chaque sujet en présence du maternel de son énigme ; énigme du corps maternel et de la pulsionnalité qui en sourd. Mais il ramène aussi chacun au plus extrême de son infantile, au temps de la naissance comme point d’émergence du vital. C’est cette vitalité que manifestent si fortement les bébés animés par la musique maternelle.


Ici les duets qu’évoque Trevarthen sont multiples et tendent vers un concert polyphonique, certes parfois de voix dissonantes.


Alors pour toutes ces mères, parfois, la parole ne suffit pas. Souvent chez elles, la voix maternelle, cette sirène enchantant son enfant s’est brisée. Alors, nous leur proposons en outre une sorte de réanimation vocale dans ce qu’on pourrait appeler un atelier de réparation de Sirènes. Et l’on sait bien que parfois, même dans une cure classique, la voix de l’analyste est convoquée par l’analysant. Et, à l’image de ce que dit Lacan de l’analyste qui, comme Tirésias, doit savoir avoir des mamelles, ne s’agit-il pas là juste pour lui de donner de la voix ?


C’est ainsi qu’il m’est ainsi arrivé de fredonner avec les mères et les bébés de cette atelier de réparation de Sirènes, participant malgré moi à cet adresse, comme le chofar sait le faire, à un dieu obscur, mais je l’espère consolateur.

Notes

[1Hervé Bentata est psychanalyste. Adresse : herve.bentata@gmail.com.

[2J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts, Paris, Seuil, 1973, p. 182 – « Se fermer » : le troisième temps de la pulsion s’applique en retour au sujet lui-même, sauf pour la pulsion invocante.

[3NB : chaque pulsion se met en place en suivant des temps différents. Lacan rend sensible ce montage en disant par exemple que les trois temps du montage de la pulsion peuvent s’entendre par exemple pour la pulsion anale comme : chier, être chié, se faire chier... Le troisième temps, celui le plus achevé de la pulsion tiendrait ainsi toujours à un « se faire... ».

[4J. Lacan, op. cit., p. 178.

[5A. Didier-Weill, intervention dans le Séminaire de J. Lacan, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre (1976-77), Livre XXIV, séance du 21 décembre 1976, édition privée de l’ALI.

[6De ce fait, pas plus qu’il n’y a d’intersubjectivité selon Lacan, il n’y aurait de dialogue possible.

[7J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 684.

[8J. Lacan, Le Séminaire. Livre X – L’Angoisse, 22 mai 1963, Paris, Seuil, 2004, p. 171-202.

[9Cf. le livre récent de B. Bass, La voix déliée, Paris, Hermann, 2010.

[10Leibniz n’a pas directement écrit sur la musique ; se rapporter aux citations et développements intéressants de Bernard Bass dans La voix déliée, op. cit.

[11J.- M. Vives, « Le silence des Sirènes. Une approche kafkaïenne de la voix comme objet a », Figures de la Psychanalyse, 16, Toulouse, Eres, 2008, p. 93-102.

[12J.-M. Vives, op. cit.

[13B. Bass, La voix déliée, op. cit., p. 17.

[14Mamanais ou motherese (en anglais). Le motherese se caractérise comme les modulations de la prosodie et de la voix maternelle présentes dans le langage spécifiquement destiné au bébé, à son enfant en période d’acquisition langagière (Dictionnaire d’Orthophonie, 2004). Les caractéristiques de ce parler maternel au bébé ont fait l’objet de nombreux travaux récents des psycholinguistes et ont été repris par exemple par M.C. Laznik concernant l’analyse de la voix maternelle à des bébés devenus autistes (M.C. Laznik, S. Maestro, F. Muratori, E. Parlato, « Les interactions sonores entre les bébés devenus autistes et leurs parents » in M.F. Castarede, G. Konopczynski, Au commencement était la voix, Paris, Erès, 2005, p. 171-181.

[15T. Reik, Le Rituel. Psychanalyse des rites religieux, Paris, Denoël, 1974.

[16M. Gratier & C. Trevarthen, « Rythme, émotion et pré-sentiment dans les interactions de deux bébés en voie d’autisme » in M. Dugnat (éd.), Émotions (autour) du bébé, Paris, Erès, 2006.

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