Ce texte a déjà paru dans Gabriel Rockhill et Pierre-Antoine Chardel (éd.), Technologies de contrôle dans la mondialisation : enjeux politiques, éthiques et esthétiques, Paris, Kimé, 2009, p. 165-182. Nous remercions Yves Citton de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Lorsqu’il s’agit de théoriser les sociétés de contrôle, les techniques par lesquelles elles opèrent et les résistances qu’on peut opposer à leurs nuisances, c’est généralement chez Michel Foucault, Gilles Deleuze, Toni Negri ou Paul Virilio qu’on va puiser ses concepts [1]. J’aimerais suggérer qu’on gagnerait à aller voir également du côté d’un autre penseur de la fin des années 1970, qui partageait un repas hebdomadaire avec Foucault et entretenait un dialogue distant mais profond avec Deleuze : Roland Barthes. Vénérée par les littéraires, la pensée de Barthes a été largement ignorée par les théoriciens récents du bio-politique. Placé dans le camp des « antimodernes » par un livre récent de son ex-disciple Antoine Compagnon, réduit dans l’esprit de beaucoup à une sémiologie « structuraliste » dont il se démarque pourtant fortement dans les dernières années de sa vie (sans pourtant jamais la « renier »), intronisé dans le panthéon douteux des Grands Récupérés par une exposition à Beaubourg en 2002-2003, il reste l’un des grands oubliés dans la façon dont on reconstitue la pensée politique critique des années 1970. La cause de cet oubli tient sans doute à ce que son travail apparaît (voire se déclarait) comme apolitique : mal à l’aise envers toute prise de position directement « engagée » dans les combats de son époque, il a paru se réfugier dans la littérature pour fuir les batailles idéologiques dans lesquelles il n’osait prendre parti. Un quart de siècle après sa mort, survenue en 1980, cette attitude fuyante envers les gesticulations macro-politique prend pourtant de nouvelles couleurs, au point d’apparaître comme le plus profondément et le plus subtilement critique des positionnements. L’article qui suit tentera de présenter quelques modalités, enjeux et résonances actuelles de ce geste politique de fuite devant l’appel de la politique, tel que le mettent en scène ses cours donnés au Collège de France entre 1976 et 1980.
Barthes politique
Réglons rapidement son compte à l’idée reçue faisant de Barthes un littéraire satisfait de perdre son regard dans les pages rassurantes de livres poussiéreux. Qu’il parle de Proust ou du haïku, il élabore toujours sa pensée sous « le chantage permanent » qu’impose « l’Actualité à quiconque l’oublie ». Le monde lui « saute constamment au visage » à chaque fois qu’il ouvre son journal quotidien :
bavures policières, motards matraqués, déchets nucléaires, affrontements à Cherbourg, lettre noble de Guattari au Président de la République refusant une invitation à la Journée de l’Enfance et rappelant tous les thèmes gauchistes (travailleurs immigrés tabassés dans des commissariats, extradition Piperno, assassinat de Goldman, etc.) – tout cela pendant que je sophistiquais longuement pour savoir comment s’enfermer en vue d’une Œuvre littéraire ! [2]
L’enfermement dans l’Œuvre littéraire n’est pas un moyen d’ignorer le fait que « le monde ne va pas bien » (expression qu’il reprend de Brecht), mais un moyen d’articuler une « réponse-à-coté », capable de déjouer les pièges dans lesquels tombent les réactions politiques habituelles : toute sa réflexion sur le Neutre apparaît ainsi comme l’élaboration d’une technique de court-circuitage du « paradigme », c’est-à-dire du cadre de problématisation au sein duquel les questions tendent à emprisonner par avance les réponses qu’on pourra leur apporter. C’est (entre autres finalités) pour déplacer et reconfigurer la réflexion politique qu’il choisit de parler des anachorètes, de Proust ou du haïku (plutôt que des bavures policières ou des déchets nucléaires) [3].
Cette stratégie de déplacement et de fuite ne lui interdit d’ailleurs nullement de faire surgir des analyses explicitement politiques là où on les attendait le moins. S’il passe une année à décrire en détails le déploiement historique et la variété pathologique des comportements semi-anachorétiques, c’est pour esquisser « l’utopie d’un socialisme des distances » [4], en gardant pour horizon constant les expérimentations micro-politiques vécues par les communautés marginales qui ont fleuri dans les années 1970. Il en tire une analyse très fine du « pouvoir », qui complète remarquablement celle qu’en propose au même moment son ami Michel Foucault. Non content d’opposer les groupements libres d’anachorètes à l’institution réglementée des monastères (soumise au contrat et au devoir d’obéissance), il distingue à l’intérieur même des communautés hiérarchisées deux modes de pouvoir, l’un relevant d’un « charismatisme de type militant », qui s’incarne en un chef, l’autre relevant d’un « charismatisme de type oriental », qui s’incarne en un guru, et qui n’est nullement incompatible avec un Vivre-Ensemble désirable. Tandis que le chef apparaît comme « celui qui prend les décisions » dans le cadre de stratégies d’attaque ou de fuite, le guru se situe au-delà de la lutte et semble se contenter de faire affleurer l’évidence (CVE, 92-93).
Une césure comparable émerge ailleurs entre le mode opératoire du règlement-loi, qui passe par « l’imposition du social comme pouvoir », et celui de la règle-coutume, qui relève d’« un acte éthique » indispensable à notre individuation en tant que sujet (CVE, 163-165). Contrairement à ce qu’affirment trop facilement les dénonciations récentes de « la pensée 68 », les théoriciens critiques des années 1970 (Foucault, Deleuze, Guattari, Barthes), loin de se contenter de démoniser « le Pouvoir » (sous toutes ses formes), se sont appliqués au contraire à en spécifier les types et les niveaux, de façon à mieux comprendre leurs dangers et leurs avantages relatifs. Sur toutes ces questions, le charme et la puissance propres du discours barthésien tiennent à ce que ses analyses lancent un effort de conceptualisation qu’elles dépassent de par la richesse littéraire des exemples évoqués. Il ne s’agit jamais de gros concepts molaires (le pouvoir, la loi, la domination) mais de figures subtiles, qui gardent en réserve des potentiels de suggestion dépassant largement l’usage que peut en tirer l’orateur.
En deçà même de telles réflexions (théoriques) esquissant une analytique (sensible) du pouvoir, les cours de Barthes sont ancrés dans un sentiment d’urgence historique qui affleure parfois jusqu’à la surface du discours. Le premier des cours consacrés à La Préparation du roman fait part, en tentant d’expliciter les motivations qui l’animeront, d’un « sentiment de danger » :
Société française actuelle : idéologiquement, montée puissante de la petite bourgeoisie : elle prend le pouvoir, règne dans les médias ; il faudrait ici une analyse esthétique de la Radio, de la TV, de la grande presse, montrer quelles valeurs implicites y sont promues, et quelles rejetées (en général : valeurs aristocratiques). Danger, me semble-t-il, plus manifeste depuis quelques temps : (toujours contigu au racisme, au fascisme), attaques contre le « jargon » (le langage) mass-médiatisé, contre le cinéma d’auteur, etc. → sentiment qu’il faut se défendre, que c’est une question de survie. (PR, 30)
On voit ici la continuité de l’effort politique mené par Barthes depuis sa période brechtienne et depuis les Mythologies des années 1950 jusqu’à son dernier cours : sa croisade permanente contre la « montée en puissance » de « la petite bourgeoisie » passe par une « analyse esthétique » et relève de la « défense » d’une certaine intellectualité sensible, qui est une « question de survie ». Pour mieux comprendre que ce sont bien les mécanismes propres au biopouvoir et aux sociétés de contrôles qu’il a en point de mire tout au long de cet effort, je rapprocherai deux moments où il évoque plus figurativement le type de socialité qui est à l’horizon de sa hantise.
Bancs de poissons
En avril 1978, il fait part d’une vision « terrifiante » qu’a suscitée un de ses amis sociologues en lui décrivant la vie des « jeunes cadres » de l’époque, qui « ne parlent que de leurs besoins (en résidence, vacances, mode de vie) […] pur discours du frigidaire, de l’auto, de la résidence secondaire, des vacances » [5]. Ce discours en rapport immédiat avec les besoins ou les désirs lui « fait très peur » en ce qu’il paraît aligner les individus sur des réflexes relevant de la seule « gestion » ou de la « pure technocratie ». La peur de cet alignement prend tout son sens lorsqu’on la rapproche d’une autre « vision d’un Vivre-Ensemble qui semble parfait », mais où l’on peut reconnaître la hantise principale qu’il chercher à conjurer à travers la réflexion menée par tout son séminaire – la figure du banc de poissons :
Vision du banc ≠ mythe très banal de la société-fourmilière. Celle-ci : dressage bureaucratique généralisé, universalisé (indépendant des régimes : la culture de masse des sociétés capitalistes = une esquisse de la société-fourmilière ; la télévision = un appendice formique). ≠ Le banc : translations collectives, synchrones et brusques de goûts, de plaisirs, de modes, de peurs. Le banc : vision plus terrible que la fourmilière. Fourmilière : égalisation des individus, mécanisation des fonctions sociales. ≠ Banc : annulation des sujets, dressage des affects, entièrement égalisés. [Barthes ajoute à l’oral :] Le grand problème qui se débat actuellement à plusieurs niveaux : comment décrocher le sujet de l’individu […]. Le rôle de la politique est de préserver le sujet sans forcément défendre l’individu. (CVE, 72)
Replacée dans son contexte de l’année 1977, une telle déclaration situe clairement Barthes à la fois du côté de la réflexion deleuzienne (dans la mesure où c’est chez Deleuze qu’il puise sa réflexion sur l’individuation comme étant à distinguer de « l’individualisme ») et en contrepied des discours alors très à la mode sur le « totalitarisme » (dénoncé au cœur de toute pensée d’inspiration marxiste, voire de toute pensée à vocation progressiste) [6]. Alors que les « nouveaux philosophes » s’époumonent à dénoncer les horreurs d’un totalitarisme lointain (le goulag) ou virtuel (les tendances naturelles du marxisme), Barthes opère un double renversement à l’égard de leur discours en passe de devenir dominant. D’une part, il situe le « dressage bureaucratique généralisé », non pas dans la dystopie d’un monde soviético-orwellien, mais dans l’ici-et-maintenant libéral de « la culture de masse des sociétés capitalistes » et dans les effets de la machine télévisuelle qui nous appâte et nous berce de ses insinuations quotidiennes. D’autre part, il souligne que les dangers les plus graves dont est menacée la société française tiennent moins aux dressages des régimes disciplinaires qu’à la logique de modulation des désirs propre à ce que Foucault théorisait alors dans une autre salle du Collège de France comme le « biopouvoir » et que Deleuze nommera treize ans plus tard des « sociétés de contrôle ». Tandis que les bouffons à la mode se faisaient peur en agitant le spectre des camps de rééducation sibériens, Barthes situait la menace dans la réalité des camps de vacances provençaux, dans le « pur discours du frigidaire, de l’auto, de la résidence secondaire » tenu par la petite bourgeoisie française (en voie d’américanisation [7]).
L’image du banc de poissons traversé par des mouvements de « translations collectives, synchrones et brusques » est à mille lieues de la fourmilière bureaucratique « totalitaire » qu’on s’imaginait en 1977 opérer par la contrainte, le règlement, la loi, le dressage, la dénonciation et le châtiment. Il ne s’agit plus ici de mouler des petits soldats mécanisés et bornés, prêts à se sacrifier aveuglément pour le salut de l’État ou du Parti, mais de moduler « des goûts, des plaisirs, des modes, des peurs », en se basant sur les contagions perceptives et affectives qui se répandent par l’hyper-sensibilité même des individus désirants. Ce qui est menaçant (et « terrifiant ») dans le banc de poisson, ce n’est pas la contrainte extérieure imposée par le collectif à l’individu, mais un régime de sensibilité et de désir qui aligne la liberté même de chaque individu sur une réaction immédiate aux images de ce qui l’entoure. Il ne s’agit pas d’une oppression (étatique) qui mutile l’individu, mais d’un agencement individualiste qui neutralise toute possibilité d’individuation et de subjectivation – c’est bien pourquoi, dans nos sociétés de contrôle, « le rôle de la politique est de préserver le sujet sans forcément défendre l’individu ». Lorsque Barthes se revendique de l’oxymore apparent d’une « démocratie aristocratique » (en enrôlant Spinoza sous cette même bannière), c’est que – quelques décennies avec Giorgio Agamben, Jacques Rancière ou Bernard Stiegler – il ressent déjà l’urgence politique d’inventer des régimes de Vivre-Ensemble permettant à « l’individu quelconque » (dont se revendiquent nos démocraties) d’accéder à des « processus de subjectivation » et à des modes d’individuation universellement aristocratiques (au lieu de le mettre sur les voies d’un individualisme grégaire).
Lorsque, quelques mois avant sa mort, Barthes traduit cette revendication éminemment politique en une réflexion sur son propre régime de vie quotidienne (de romancier en devenir), il bute toutefois sur un nœud de dilemmes qui caractérisent remarquablement l’ambivalence profonde des modulations de désirs sur lesquelles repose la régulation biopolitique de nos sociétés de contrôles. Le mode de subjectivation à travers lequel il a personnellement pu développer son individuation a pris la forme d’un travail d’écriture. De par la liberté même dont il a le privilège de jouir, il sent son désir d’écriture être constamment menacé par sa poursuite même… D’une part, il se sait écrire au sein d’un banc de poissons intellectuels qui présentent une tendance inhérente à opérer des mouvements de « translations collectives, synchrones et brusques » (pour Saussure, contre Saussure ; pour Mao, contre Mao ; pour les « nouveaux philosophes », contre les « nouveaux philosophes »). Et il n’a dès lors de cesse de chercher à toujours échapper à un langage (le marxisme, le structuralisme) avant que ce langage ne « prenne » (comme une mayonnaise) pour l’enfermer dans la sauce grégaire d’une recette de cuisine qui aligne ses gestes scripturaires sur ceux des cuistres avoisinants. D’autre part, il se sait écrire dans un monde où la pléthore même de désirs d’écriture (et par conséquent d’ouvrages) tend à noyer le poisson de son Œuvre dans une soupe indistincte d’éphémères nouveautés, qui étouffent toute possibilité d’individuation de par leur surabondance même. Ce sont les assauts d’une même pléthore de désirs qui menacent l’acte d’écriture jusque dans sa pratique quotidienne : dans la mesure où, par miracle, l’un de ses livres se fait remarquer, c’est alors un banc de journalistes qui phagocyte son temps libre en l’astreignant aux tâches de « gestion » de l’Œuvre (courrier de lecteurs, interventions, interviews, corrections d’épreuves, etc.). Qu’il s’agisse de profiter d’occasions d’échanges nouveaux ou de cultiver d’anciennes relations d’amitié, les désirs de nourrir la vie de l’écriture en arrivent à faire obstacle à la possibilité concrète de l’écriture : « ce sont les rendez-vous qui vous empêchent d’écrire ; mais si vous détaillez la collection, chaque relation mérite et veut être gardée » – avec pour résultat qu’« en additionnant des Incomparables, vous produisez une contrainte générale » (PR, 269).
Comment ne pas crouler sous la masse de nos propres désirs, inévitablement massifiés au sein de sociétés de contrôle qui les exacerbent parce qu’elles s’en nourrissent ? Telle est bien la question que se pose constamment Roland Barthes dans ses cours au Collège de France entre 1976 et 1980. Ces cours portent moins sur les mécanismes de surveillance ou sur la colonisation de nos imaginaires que sur les zones d’indistinction au sein desquelles nos désirs eux-mêmes contribuent à notre auto-oppression. Les modes de résistances qu’esquisse Roland Barthes contre cette tendance à l’auto-étouffement inhérente à l’agencement des désirs en régime de capitalisme néolibéral peuvent être regroupées sous trois grandes catégories que je passerai brièvement en revue (les re-territorialisations, les effets de scansions rythmiques et le régime de l’anti-gestion). J’en tirerai une dizaine de maximes pratiques, à insérer dans un manuel des techniques de résistance aux technologies du contrôle (qui reste évidemment à rédiger).
Re-territorialisations anachorétiques
C’est bien davantage que par le seul goût du paradoxe et de la provocation que Barthes consacre sa première année de cours au Collège de France à l’étude d’un Vivre-Ensemble qu’il observe à partir de récits (plus ou moins littéraires) d’expériences d’ordre anachorétique… C’est auprès de ceux qui ont fait le geste de se retirer de l’ensemble social qu’on trouvera les meilleures intuitions quant à la nature profonde du Vivre-Ensemble. Et cela pour la bonne raison qu’on ne vit jamais véritablement seul : même si l’on passe vingt-cinq ans de sa vie enfermé dans une chambre à fenêtres et à volets clos, comme la Séquestrée de Poitiers, ou sur un pilier, comme Siméon le Stylite, ce qui reste de liens à autrui (au langage, aux choses, à l’espace et au temps) fait surgir du cœur de la monôsis (vie solitaire) ou de l’anachôrèsis (retraite, vie loin du monde) les conditions et les paramètres essentiels du Vivre-Ensemble.
Si Barthes va chercher ses figures d’une socialité idéale au sein d’expériences extrêmes relevant toutes d’une retraite aux limites de la solitude, c’est qu’une rupture radicale semble nécessaire pour exorciser la hantise du banc de poissons. ( Rupture théorique, puisque Barthes ne paraît pas avoir sérieusement envisagé de troquer sa chaire au Collège de France contre une ferme dans le Larzac. ) Résister à l’auto-oppression biopolitique implique donc d’abord (maxime 1) d’opérer un geste originel de déconnexion anachorétique envers tout ce qui nous branche sur les flux de désirs circulant quotidiennement à travers nous. Ce geste est décliné dans diverses formes : refuser la « communication » ; se faire un drop-out, à l’image de « ceux qui ont tout lâché, gens qui quittent le rang » ; cultiver la xéniteia, c’est-à-dire l’étrangement, le dépaysement, l’expatriation, le « besoin de partir dès qu’une structure a pris » (CVE, 172-175).
Un tel geste ne se réduit toutefois jamais à son versant négatif d’une « fuite au loin » déterritorialisante. Barthes consacre au contraire ses plus nombreux développements aux possibilités de re-territorialisation. Sous la rubrique du sitio, il s’inspire de l’éthologie animale – comme le font au même moment Deleuze et Guattari – pour classer les espaces en fonction des niveaux d’angoisse qu’ils génèrent (maximal au sein d’un open field où je suis sans repère et sans protection contre une menace qui peut venir de partout) ou des processus de territorialisation qu’ils autorisent (idéalement au sein d’un espace privé et clos dont je maîtrise la proxémie) (N, 188). Le sitio apparaît alors comme une « chambre à soi » [8], c’est-à-dire comme une condition matérielle (inextricablement spatiale et sociale) servant de préalable à la possibilité même d’individuation. D’où la nécessité (maxime 2) de favoriser la constitution de territoires protégés au sein desquels l’individu n’ait pas à être constamment sur ses gardes. Que ces lieux qui nous protègent à la fois des angoisses de l’open field et de celles de l’isolation relèvent de territoires communs, c’est ce que suggère Roland Barthes en évoquant l’heure des complies, à laquelle « la communauté s’arme de courage pour affronter la nuit », « là où la nuit est vraiment la menace de l’obscur » : « être des étrangers, c’est inévitable, nécessaire, désirable, sauf quand le soir tombe » (CVE, 176).
Pour définir la règle propre à de tels territoires – à comprendre selon le modèle des TAZ de Hakim Bey : Zones d’Autonomie Temporaire [9] – Roland Barthes invente la maxime 3 Nihil nisi propositum : ne rien faire sinon ce qu’on s’est proposé [10]. L’individuation, en tant que création, a besoin de vide pour se déployer, pour pouvoir poser au-devant elle-même (pro-poser) une idée, une intuition qu’elle s’efforcera ensuite de poursuivre de son mieux. Si le confort proxémique, sur lequel Barthes revient souvent, me permet de retrouver les yeux fermés mes objets d’usage courant au sein d’un territoire qui m’est familier, et participe donc de l’habitude répétitive, le Nihil nisi propositum ouvre au sein de cet espace familier la possibilité d’émergence d’un « nouveau » qui émane de moi (au lieu de m’être imposé de l’extérieur), mais dont je ne sais pas par avance en quoi il consistera. La position esquissée dans les cours au Collège de France court-circuite par avance la scission que proposera tout un pan de la sociologie récente (à la suite de Luc Boltanski et Eve Chiapello) entre une « critique sociale », soucieuse protéger les démunis et les précaires exposés au chacun-pour-soi néolibéral, et une « critique artiste », qui ne valoriserait la créativité individuelle qu’au prix de faire le jeu de la dérégulation : comme Maurizio Lazzarato l’explicite dans une analyse récente du mouvement des intermittents du spectacle [11], Barthes articule déjà une pensée qui fait de la protection sociale (conférée par le territoire socialement institué d’une chambre à soi) et de la créativité individuelle deux faces d’une même revendication indissociablement démocratique et aristocrate.
Ce besoin de re-territorialisation sur un espace fermé aux intrusions extérieures mais ouvert sur un devenir intérieur court toutefois toujours le risque de se voir réabsorbé par les flux de la circulation et par la grégarité des bancs de poissons : une fois que le propositum aura reçu sa consistance propre (et sera devenu « Œuvre »), il représentera pour mon territoire à la fois une occasion d’affermissement et une double menace d’emportement dans les flux qui accueilleront l’œuvre (avec ses cortèges d’interviews) et d’enfermement au sein d’une zone dont l’autonomie même deviendra asservissante en jouant le rôle de niche : « J’intègre l’anomique en codant sa place d’anomique. Je le récupère à une place sans danger = ce que fait le pouvoir, s’il est astucieux, avec les marginalités. Il établit des parcs (comme pour les Indiens) » (CVE, 122). D’où une maxime 4 (qui n’a pas besoin d’être de nature paranoïaque, mais qui relève simplement de la lucidité) : savoir que tout territoire créatif ne se coagule qu’au prix d’une expropriation qui le réintègre aux flux grégaires.
Individuations idiorrythmiques
Une des principales originalités des positions esquissées par Roland Barthes dans la résistance à l’auto-oppression néolibérale tient à ce qu’il double l’analyse des territoires d’une analyse articulant le biopouvoir en termes de rythmes : « ce que le pouvoir impose avant tout, c’est un rythme (de toutes choses : de vie, de temps, de pensée, de discours) » (CVE, 69). Il n’est que d’écouter les médias dominants ou d’observer l’évolution de nos vies quotidiennes pour sentir intuitivement toute la portée d’une telle remarque : indépendamment des contenus véhiculés et des actes accomplis, ce qui s’impose à nous et en nous, c’est d’abord un certain tempo (qui nous paraît être en accélération permanente), une certaine scansion (qui s’impose avec d’autant plus de violence qu’on est moins privilégié), une certaine pression pour nous aligner sur le « direct » permanent de flux de plus en plus tendus (le real time). Le banc de poissons n’est pas seulement agité par des « translations collectives », mais aussi et surtout par des mouvements « synchrones », qui oscillent entre des régularités métronomiques et des emballements momentanés [12].
Face à cette (op)pression rythmique, Barthes propose une première technique de résistance consistant (maxime 5) à ralentir le tempo des rythmes qu’imposent les dispositifs de pouvoir sur nos manières d’agir. « Dans le monde actuel, toute technique de ralentissement, de déploiement, de détour, de subtilisation m’apparaît de plus en plus comme une technique subversive ou du moins progressiste » [13]. Combattre l’accélération des tempos relève bien entendu d’un ancien combat du monde ouvrier, dès l’époque du capitalisme industriel : au sein des sociétés de contrôle, cette lutte tend toutefois de plus en plus à se mener contre des pressions internalisées qui colonisent notre temps « libre ». Face à la logique d’érosion des cloisonnements temporels, d’accélération des tempos, d’intensification des flux, de quantification de la qualité, nous ressentons déjà le besoin de mettre en place de nouvelles formes de résistance, sans pourtant en avoir développé les moyens concrets (grèves du mail ? saccage néo-luddite des Blackberry ?) ou organisationnels (coordination des précaires [14] ?).
Ces techniques de ralentissement (qui restent à inventer) ne représentent qu’un seul aspect des formes de résistances qui peuvent s’exercer dans le domaine des temporalités. La réflexion de Barthes s’appuie sur une distinction entre le terme français de « rythme », qu’il restreint dans ce cas à la notion de retour fixe, régulier et prédictible d’une répétition métronomique, et le terme grec de « rhuthmos », par lequel il désigne (à la suite du linguiste Benveniste) le « pattern d’un élément fluide », la « forme improvisée, modifiable », une certaine « manière de fluer » sensible à l’irrégularité des vagues plutôt qu’à leur répétition, quelque chose de « souple, disponible, mobile » (CVE, 38 & 69). Loin d’être ce qui revient de façon prédictible (comme le mètre), le rhuthmos se caractérise, selon un mot repris au violoncelliste Pablo Casals, par le retard : « faire de la musique, c’est aller non pas à une allure métronomique, c’est aller, si vous voulez, d’une façon régulière, rythmée, mais avec un supplément ou un manque, un retard, si vous voulez, ou avec une hâte légère qui définit le rhuthmos » (CVE, 70). De ce point de vue, on le voit, il importe moins de ralentir que d’être en mesure de surimposer aux rythmes métrifiés imposés par le pouvoir une variation individuante, un écart subtil dont rend compte la notion de swing : quelque chose qui émane d’une pulsion interne à ma singularité et qui vient individuer mon inscription dans la métronomie dominante. C’est cette individuation par le rhuthmos que Barthes vise à travers toute sa réflexion sur l’anachorèse et les petits groupes dans le séminaire sur le Vivre-Ensemble. Au « socialisme des distances », exploré en terme de territorialisation, répond l’idiorrythmie présentant le défi perpétuel de s’inventer une manière singulière de fluer au sein de mon banc de poissons biopolitique : « idiorrythmie, presque un pléonasme car rhuthmos est par définition individuel : interstices, fugitivité du code, de la manière dont le sujet s’insère dans le code social (ou naturel) » (CVE, 39). D’où une maxime 6 nous invitant à faire de l’idiorrythmie à la fois le symptôme et la visée ultime d’une forme sociale permettant de bonnes conditions d’individuation à ses participants.
Portrait de l’écrivain en travailleur cognitif
Si l’on voit bien en quoi l’idiorrythmie invite à résister à la métronomisation des gestes imposée par les institutions disciplinaires, et si l’on entrevoit qu’elle s’oppose aussi aux mobilisations synchrones qui traversent les bancs de poissons structurés par une communication en temps réel, il n’empêche que suivre les seuls désirs de son swing intime ne saurait suffire à déjouer un biopouvoir qui nous module de l’intérieur, à partir du cœur même de nos désirs. D’où la dimension ascétique qui caractérise avec insistance la façon dont Roland Barthes imagine le Vivre-Ensemble : la Séquestrée de Poitiers, Siméon le Stylite, Spinoza, Swedenborg, les moines du Mont Athos et les Chartreux nous présentent tous l’aspect extérieur d’une vie non seulement solitaire mais également austère. L’auteur du Plaisir du texte nous inviterait-il à abandonner toute espérance d’hédonisme avant d’entrer dans l’enfer consumériste de nos sociétés de contrôle ?
Il nous invite plutôt (maxime 7) à nous ménager des régimes de vie faisant du plaisir un produit dérivé. De même que l’idiorrythmie s’exprime par des écarts envers la scansion métronomique, de même faut-il éviter de viser directement les objets de son désir (ce qui nous alignerait inévitablement sur les mobilisations synchrones du banc de poissons), pour n’obtenir de plaisirs que dans les détours – les dérivés : side benefits – dont on supplémentera un régime apparemment ascétique (mais en réalité saturé des nuances infinies de petites joies dérivées).
Il s’agit bien ici d’opérer un renversement sur l’économie dominante des plaisirs. À l’impératif (devenu universel et catégorique) de gestion, qui nous ordonne d’optimiser l’usage de nos ressources pour maximiser la production finale d’utilité ou de plaisir, Barthes s’ingénie à opposer un souci ménager qu’il présente explicitement comme une Anti-Gestion (bien plus révolutionnaire encore que « l’Auto-Gestion » qui était alors dans l’air du temps) :
il est normal, du moins jusqu’à présent, dans la vie de l’Humanité – et ce serait le sens du Socialisme que de changer cette Nature, cette Normalité – que la gestion de la vie absorbe le temps même de la vie ; on vit seulement pour continuer à vivre ; ce qu’il faut arracher, c’est le reste, le surplus, le luxe (non au sens ostentatoire) (PR, 288).
Contre une logique néolibérale dont Foucault, dans les cours donnés à la même époque au Collège de France, montrait qu’elle tend à faire de chacun de nous une petit entrepreneur/gestionnaire-de-soi-même, Barthes affirme la nécessité (maxime 8) de concevoir l’aménagement de son territoire et de ses rythmes selon un impératif d’Anti-Gestion qui conjure la tendance à voir la gestion de la vie absorber le temps même de la vie. Tous ses cours de la fin des années 1970 sont consacrés à déplier ce que cet impératif d’Anti-Gestion peut impliquer dans notre conception de la pensée aussi bien que dans notre vie quotidienne. Je ne peux esquisser qu’une liste très lacunaire des suggestions éthiques qui en émanent : cultiver le neutre en tant qu’il relève de l’invendable ; se rendre inutilisable ; rester inconclusif ; répondre à côté ; refuser la communication ; valoriser la fatigue comme antidote à l’arrogance ; refuser toute logique de la comparaison et de l’excellence pour ne se reconnaître que dans l’Incomparable et la nuance – autant de principes que Barthes commence par appliquer dans le style même de son enseignement (plus radical en cela que Foucault et que Deleuze eux-mêmes).
Ce que Barthes oppose aux « tâches de gestion », ce ne sont ni les plaisirs de la vie, ni la satisfaction des désirs, mais d’autres tâches : les « tâches de création » (PR, 286). Ce qu’il faut « arracher » à la gestion qui assure le maintien de la vie, ce sont les conditions permettant de se livrer aux tâches de création, c’est-à-dire (dans son cas particulier) à l’Écriture. L’individu ne peut s’émanciper (toujours partiellement) de la modulation biopolitique des désirs grégaires que dans la mesure où il parvient (maxime 9) à s’adonner au travail de création d’une Œuvre (perpétuellement à réaliser, perpétuellement pro-posée : nihil nisi propositum) – Œuvre qui relève d’un « surplus dont il a fait l’essentiel » de son existence (PR, 288). Si le cours sur La Préparation du roman peut apparaître comme l’une des réflexions sociopolitiques les plus suggestives de la fin des années 1970, c’est que, sous l’apparence de se retirer dans la littérature en fuite du monde (démission politique) et de s’enfoncer dans l’impasse d’une entreprise fictionnelle avortée (échec personnel à produire le roman de la Vita Nova), Barthes fraie en réalité les premières voies d’une pensée radicalement innovatrice du travail (en résonance profonde avec la critique qu’en fait au même moment l’opéraïsme italien). Avec la mise en perspective que nous apporte l’histoire des trois dernières décennies, on s’aperçoit que les « fantasmes » de l’idiorrythmie, du neutre et de l’écriture romanesque, explorés dans les trois cours du Collège de France, circonscrivent très précisément la mutation civilisationnelle dont fait l’objet le « travail » en s’éloignant du capitalisme industriel pour se rapprocher du capitalisme cognitif.
Même si la position de retrait qu’adopte Roland Barthes envers toute demande d’« engagement » politique est à l’opposé de l’activisme omnidirectionnel déployé par les autonomistes italiens, un même effort les réunit pour tenter de penser le travail (créatif) au-delà du travail (industriel, salarié). En analysant méticuleusement les dilemmes auxquels est confronté l’écrivain dans la rédaction de son Œuvre, Barthes se trouve poser les mêmes problèmes que les théoriciens du capitalisme cognitif élaborent à propos de nos sociétés post-industrielles et post-fordistes [15]. En s’observant comme créateur potentiel d’une Vita Nova, Barthes découvre dans son miroir la forme (glorifiée) du travailleur cognitif (à venir) : tous deux luttent à la fois pour sortir d’un isolement qui fait planer la peur à l’heure de complies et pour ne pas se dissoudre dans une communication aussi envahissante que saturée ; tous deux luttent pour dégager une zone (temporaire) d’autonomie capable d’accueillir et de protéger un processus d’invention ; tous deux luttent pour se soustraire à la comptabilité réifiante d’une Gestion qui étouffe la productivité réelle (mais diffuse) du travail créatif ; tous deux luttent contre les diverses formes de pouvoir qui tendent à aligner le rhuthmos de l’invention sur la temporalité métronomique de l’ère industrielle (fût-ce celle de l’industrie culturelle), qui pousse vers la répétition du même ; tous deux luttent avec l’impossibilité d’établir une distinction claire entre le temps productif de la création et le temps libre de la culture de soi, dans la mesure où enrichir son expérience personnelle équivaut immédiatement à investir dans son « capital humain » ; tous deux savent aussi qu’arracher son individuation aux réifications de la Gestion et aux synchronies du métronome implique de s’appuyer sur un commun auquel l’individualisme dominant tend à nous aveugler.
Sur ce dernier point – malgré l’abîme qui paraît séparer le wou wei barthésien de l’agitation autonomiste –, la productivité diffuse qui caractérise l’intellect et les affects chez les opéraïstes prend chez Barthes la forme d’une « intertextualité » qui fait résonner les œuvres du passé dans l’écriture du présent, et qui pousse le théoricien à proclamer la « mort de l’auteur ». S’appuyant sur deux citations de Kafka (dont Deleuze et Guattari avaient fait le parangon d’un « agencement collectif d’énonciation » quelques années plus tôt [16]), il décrit une tension intimement productive entre la singularité de l’écrivain et les forces constitutives du monde, c’est-à-dire entre l’individuation et le commun :
« Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. » […] L’écrivain est contraint d’affirmer sa « singularité » : la lutte avec le monde est alors inévitable (et peut-être pour tout homme en tant que singulier) → La certitude du singulier vient en face de cette autre certitude : « Ce n’est pas dans l’individu, mais dans le chœur que réside la vérité » ; en un sens, le monde, quel qu’il soit, est dans le vrai, car la vérité est dans l’indissoluble unité du monde humain (PR, 273).
Lorsque Roland Barthes suggère de « survaloriser l’Œuvre » comme technique de résistance (par durcissement) aux pressions de la Gestion, il propose donc une formule nous invitant (Maxime 10) à survaloriser l’importance du travail créatif pour seconder le monde dans sa lutte interne pour la construction d’un commun capable d’intensifier les individuations. Toute l’ambivalence de notre ballottement constant au sein des sociétés de contrôle apparaît dans la contradiction apparente entre une volonté d’« accueillir le monde » (en reconnaissant la force et la vérité des flux qui nous traversent et nous constituent) et un besoin d’« être dur » dans la lutte pour l’individuation (personnelle et collective) qu’on mène au sein de ce monde :
alors qu’on fait tout pour accueillir le monde dans l’Œuvre (affectivement, intellectuellement), il faut être dur avec le monde : il ne faut pas permettre que les pratiques du monde (sa « quotidienneté »), comme un cancer, étouffent et tuent la pratique d’écriture, et pour cela, il faut sans doute assumer une certaine dureté (PR, 274).
Du travail singulier (post-travailliste) mené par Roland Barthes autour de la rédaction d’une Vita Nova jusqu’au travail collectif de transformation politique que mènent tous ceux qui tentent de résister à l’auto-oppression des sociétés de contrôle, c’est bien d’un même processus d’écriture qu’il s’agit (entre souci de délicatesse et exigence de dureté), par où se fraie l’invention d’un autre monde possible – tant il est vrai que, comme le formulait Lacan, le possible peut être défini comme ce qui cesse de ne pas s’écrire [17].