Note sur le monde fluide

Pascal Michon
Article publié le 13 janvier 2014
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Note sur le monde fluide  », Rhuthmos, 13 janvier 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article83

On objecte parfois à la théorie des rythmes de l’individuation qu’elle accorderait trop à l’idée de fluidité du monde. Cette fluidité, dit-on, est toute relative. Elle ne concerne que certains processus superficiels, caractérisés par un tempo rapide, écume événementielle à la surface d’un océan dont les mouvements profonds sont, pour leur part, très lents. Certains aspects de la réalité, comme la nature ou l’État, certaines capacités comme la raison, certaines structures de pensée comme les mentalités, ne changent que très lentement ou par à-coups. On pourrait ainsi les considérer comme des fondements relativement constants du réel – le monde ne serait donc pas fluide.

 

Ce rappel d’un des piliers de l’analyse braudélienne est tout à fait bienvenu. Les transformations historiques se produisent, en effet, selon des tempi et des modes différents suivant les niveaux d’observation – principe éprouvé qui ne saurait être oublié.

 

Il ne saurait, toutefois, servir d’objection à la théorie des rythmes de l’individuation, sauf à faire une confusion entre deux perspectives bien distinctes. Lorsque celle-ci voit dans le langage le fondement évanouissant de l’anthropologie, le gage que celle-ci est radicalement historique, elle se situe sur un plan, qui condamne toute conception posant la nature, l’État, la raison ou les mentalités, comme des réalités ultimes – ce qui était, à la différence près de la doctrine de l’auto-production de l’Esprit, la vision de Hegel.

 

Or, une telle anthropologie – qui est aussi une ontologie – ne débouche pas nécessairement sur une sociologie qui se limiterait aux flux et renoncerait à penser l’État, les classes sociales, les individus de toutes tailles et toutes les réalités dotées d’une certaine stabilité. On peut très bien s’appuyer sur une conception de l’homme (et de l’être) qui donne le primat au temps et penser l’individuation d’entités dont la puissance d’exister, la stabilité et la durée, sont très variées. En philosophie, cela a été le cas de Whitehead, de Merleau-Ponty et de Simondon, entre autres. En sociologie, Tarde, Simmel et Mauss (contrairement à l’image distordue qu’en a donnée Lévi-Strauss et qui continue à être colportée scolairement) ont aussi travaillé dans ce sens.

 

C’est pour sa part du côté de ces penseurs que se place la théorie des rythmes de l’individuation, même s’il semble important d’expliciter mieux qu’ils ne le font la subordination de l’ontologie à l’anthropologie du langage.

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