Elise Lerat & Collectif Allogène – Feux (2021)

Pascal Michon
Article publié le 31 mai 2022
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Elise Lerat & Collectif Allogène – Feux (2021)  », Rhuthmos, 31 mai 2022 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2844
Ici, danseurs et danseuses tentent d’harmoniser leurs rythmes,

intimes et personnels, à celui du groupe, confrontant leurs corps

et mouvements au seuil du collectif. Comment garder son propre

rythme, tout en faisant partie d’un tout ? Comment se laisser envahir

par les mouvements des autres sans s’y perdre ? En tentant de créer,

à partir des danses de chacun et chacune, un flux de mouvements

qui ne s’achève que pour renaître dans de nouveaux gestes, jusqu’à

l’ivresse. Alors comment vivre ensemble ? Voici une tentative qui mêle

humour, tragique et éclat et qui dévoile les jeux de puissance, de

prise de pouvoir, d’émulation, d’unisson, de libération. De chacun

d’eux naissent des figures héroïques. – Élise Lerat


Feux était donné ce soir-là au Théâtre Universitaire de Nantes. Le public était jeune, heureux de pouvoir de nouveau sortir et se rencontrer, partager un moment d’exigence et de beauté. Difficile de dire, toutefois, ce qui les avait décidés à venir. Le joli titre de la pièce ? Sa présentation alléchante dans le programme du théâtre ? Le plaisir du spectacle vivant, trop longtemps suspendu par la pandémie ? Quelles que soient leurs motivations, les applaudissements nourris à la fin de la représentation allaient montrer que Feux avait touché juste.

 Mouvements aléatoires et marches au pas

Après un crépitement de feux d’artifice dans l’obscurité, pas de décors, seulement un plateau rectangulaire blanc, très faiblement éclairé, plongé dans le silence, où l’on distingue à peine une danseuse qui parcourt le vide en esquissant des mouvements jamais achevés. Doucement et de tout son corps, elle oscille, balbutie un pas en avant, tourne sur elle-même, remonte les bras et recommence. Puis une autre prend sa place, puis un autre et encore un autre. Les entrées et les sorties alternent jusqu’à ce que tous se retrouvent en même temps sur le plateau. Cinq danseurs, trois femmes, deux hommes. Mais chacun continue à suivre sa route et ses routines. Séparé par l’ombre. Indifférent aux autres.


Les corps ondulent, les bras et les jambes se plient, les gestes sont ronds et rapides. D’autres plus lents et plus heurtés. D’autres explosifs. Chacun emplit son espace propre, trace une trajectoire zigzagante sans toutefois se heurter jamais à ses homologues. Isolement des atomes dans la soupe primordiale ? Errance et solitude des individus dans le monde d’aujourd’hui ?


Une très légère scansion, sur trois notes allongées, émerge alors du silence pendant que la lumière s’intensifie peu à peu. On distingue maintenant les couleurs des danseurs. Les beiges, les marrons et les ocres dominent, ponctués par les taches mobiles d’un pantalon rouge brique et d’une chemise jaune d’or. Une autre est plutôt bleue.


La modulation se fait progressivement plus insistante. Le tintement frêle d’une cloche s’ajoute au retour des trois notes, puis une série de battements, plus rapides, plus percusifs, vient encore se superposer à ce fond sonore. Toutefois ces derniers ne s’emboîtent pas les uns dans les autres – comme les mouvements des danseurs qui poursuivent leurs parcours improvisés sur un tempo de plus en plus rapide. Moment difficile pour le public. Déconstruction calculée des modèles et des habitus. Des mouvements rendus à leur singularité première. Des éléments de mouvement, certainement déjà chargés de potentiel mais encore sans buts et sans significations. Sans communication.


Ce moment d’incertitude toutefois ne dure pas car le désordre du monde premier cède bientôt la place à une scansion très régulière comme celle d’une goutte d’eau tombant lentement dans un verre, puis à une pulsation plus rapide divisant la première en courts segments.


Les danseurs sont maintenant face au public, sur la même ligne, au fond du plateau. Ils marchent, sur place, au rythme de ce métronome. D’abord doucement, puis de manière de plus en plus structurée. Les pas varient légèrement mais le rythme reste constant et répétitif. Une deux ! Une deux ! Un danseur dresse les bras comme pour porter un drapeau. Il tourne la tête vers le côté, le menton levé. Un autre ou une autre le suit. Puis un autre avance le bras vers l’avant. Lève les bras vers le ciel. Tend un bras vers l’arrière. Parfois les deux bras alternent leur balancement au rythme de la marche au pas. Les mêmes gestes sont repris par deux ou trois danseurs puis remplacés dans des accords toujours nouveaux. La ligne qu’ils forment avancent progressivement vers le devant du plateau.


Une petite machine sociale se met ainsi en place, qui produit des effets visuels étonnants. Manifestation ou défilé militaire ?, on ne sait. En tout cas, moment de mise en ordre disciplinaire et métrique après les désordres des commencements. Les drapeaux flottent et toutes les têtes sont tournées du même côté.


Mais la machine à ordonner ne fonctionne pas très longtemps à plein régime. La palette sonore est envahie par une boucle de rock heavy metal assourdissante. Des variations fugaces se glissent au sein des retours périodiques des gestes et des sons. Les décalages entre danseurs s’accentuent, les gestes sont de moins en moins bien synchronisés et l’ordre contraint du défilé se défait. Quelques rapides altercations dansées éclatent. Le nous militarisé s’efface. Le soi reprend du sien. La ligne marchante et porteuse d’étendards se désagrège en un ensemble de corps désarticulés, dansant de nouveau chacun pour soi. L’ordre métrique n’a pas duré longtemps et le spectateur jouit de ce jeu de construction et de déconstruction de formes de mouvement qui nous sont si bien connues. Puis les bruits de bottes reviennent une dernière fois.

 Oscillations et pulsations collectives

Lorsque le spectacle reprend, le plateau est de nouveau plongé dans l’obscurité. Un fond sonore s’écoule sans heurts, très bas, comme un chuchotement de musicien. Mais, cette fois, les danseurs ne sont plus séparés. Chacun trace encore dans l’espace les figures qui lui sont propres, pourtant, même à distance, ils se répondent. Les gestes sont plus lents. Certains sont portés, étendus vers le ciel, en attente. D’autres plus enjoués, comme des mimes d’enfance. Pendant qu’une danseuse, haut ivoire et pantalon noir, se déplace paisiblement puis pose élégamment les bras levés, une autre, plus volubile, s’éloigne puis revient en sautillant.


Jaune et noire, bleue et rouge, beige et gris, ocre et marron, une mosaïque de danseurs s’alignent maintenant face au public, comme tout à l’heure, mais cette fois sur le devant du plateau. Leurs bras légèrement pliés et appuyés sur les hanches forment une suite de chevrons, une frise géométrique très simple qui associe leurs corps par le travers. Ils ne se touchent pas mais chassent à l’unisson des pas de côté en se déhanchant. Ils sont comme des grandes herbes aquatiques oscillant doucement au gré des courants.


Puis certains s’asseyent, d’autres s’allongent, d’autres s’enlacent. Quelques touchés, quelques corps contre corps. Un léger battement de marche lente se fait alors entendre. Les danseurs se rapprochent du sol. Un garçon fait des simagrées et marche sur la pointe des pieds, les fesses en arrière, une fille le pointe du doigt. Trois jeunes femmes regardent un homme allongé, sans vie. Mais on le soulève par le devant du maillot et il lance un regard bien vivant au public. Puis il est traîné par les pieds et déposé en tas sur un autre corps. Les groupes se forment et se déforment, à terre. Les danseurs s’éloignent un court instant avant de revenir s’associer d’une nouvelle manière, comme des enfants qui jouent. Des poses, les jambes écartées, les bras levés au ciel. Parfois, une danseuse s’assied sur les fesses d’une autre, une autre marche à quatre pattes. Mais d’autres fois pointent des expressions de douleur, les poings sur les yeux ou les cheveux qui pendent devant le visage tourné vers la terre. Divertissements d’enfants ou réalités tragiques ? Là encore l’indécision bouscule le spectateur.


Mais des cris se font maintenant entendre pendant qu’une nouvelle boucle métallique sature progressivement l’espace, redoublant les battements de la marche lente. Un danseur lève les bras et vise comme avec un fusil pendant que des femmes pleurent et se réconfortent. Les groupes se font et se défont. Toujours lentement. Souvent avec des poses de statues sur quelques temps avant de continuer. Plus aucun d’entre eux ne suit de parcours solitaire. En dépit de la vie qui les agite de manière désordonnée et de la mort qui les attend, tous sont liés par des actions, des malheurs et des sentiments communs, dont les évocations mimées sont aussi claires que mystérieuses. Une espèce d’évidence s’impose, qui ne se donne pourtant pas entièrement et qui ajoute encore au charme de la pièce.


La fin arrive, dans le bruit et la fureur, lorsque deux longues pièces de tissu rouges, d’un velours épais comme du sang, sont tirés au travers de la scène. Un corps tombe et palpite. Les danseurs sont le plus souvent à terre. Des éclairs viennent zébrer l’espace qui est de nouveau plongé dans l’obscurité. La boucle métallique diminue et finalement s’éteint.

 Danser les rythmes de nos vies

D’une manière étonnante, on retrouve ici le même intérêt pour ce que le monde est devenu depuis sa fluidification, et les mêmes exigences de précision descriptive des fluements de nos vies, que chez Maguy Marin, Mark Lewis et même Damien Hirst. Mais cette fois le projet rythmanalytique est devenu explicite. Dans une interview, Elise Lerat précise qu’elle a été grandement inspirée par la lecture de Barthes. Feux, y explique-t-elle, explore le modèle « idiorrythmique » esquissé dans Comment vivre ensemble ? À l’instar des ermites d’autrefois peuplant le désert au sud d’Alexandrie, ou des moines du mont Athos, qui vivent aujourd’hui encore chacun selon son rythme propre, les danseurs de Feux « tentent d’harmoniser le rythme de l’individu et celui de leur communauté, en se confrontant au rêve d’une vie à la fois solitaire et collective ».


En même temps, comme les conditions sociales et culturelles ont radicalement changé depuis l’époque de Barthes, Feux introduit, me semble-t-il, un certain nombre d’innovations qu’il vaut la peine de relever.


La première tient certainement à la variété beaucoup plus grande des façons de conjuguer l’individuel et le collectif que celles envisagées par ce dernier dans son cours au Collège de France. Loin de se limiter à l’alternance du retrait de l’ermite dans sa skite et de sa rencontre hebdomadaire avec ses semblables, simple succession de moments de solitude et de moments consacrés aux services religieux et à l’échange des pro-duits artisanaux et de la nourriture, loin aussi des organisations périodiques assez semblables propres à certains béguinages médiévaux ou à certaines communautés de solitaires comme à Port-Royal, Feux explore, avec à chaque fois beaucoup de minutie, une série extrêmement diversifiée de manières de « vivre ensemble ». Dans la première partie, on assiste ainsi successivement à la représentation d’une espèce de chaos primordial – ou tout à fait contemporain ? –, à la mise en marche d’une machine sociale, comme on en a connu de nombreuses au cours des deux siècles passés, à sa désarticulation et finalement à sa dispersion. Puis la seconde évoque des formes d’interaction encore plus inattendues et dont les ressorts relèvent de ce que l’on pourrait appeler une poétique de la vie. Certaines ressemblent aux oscillations harmonieuses des plantes, d’autres aux regroupements éphémères d’enfants jouant dans une campagne, sur une plage ou dans une cour de récréation, d’autres encore à des mélanges d’actions et de drames collectifs qui évoquent très efficacement beaucoup des événements que nous vivons aujourd’hui. En utilisant toutes les ressources de l’art chorégraphique, Élise Lerat et le Collectif Allogène [1] proposent ainsi une palette de formes de vie qui élargit considérablement l’empan du programme idiorrythmique. D’où le mélange, très présent dans la dernière partie, de plaisir et de douleur, de jeu et de sérieux, de distance humoristique et de sentiment tragique : « Tous perçoivent le monde qu’ils sont en train de créer, fluide et fragmenté. Où se mêlent humour, tragique et éclat. »


La deuxième innovation notable de Feux transparaît dans la reformulation de la question assez générale posée par Barthes : « Comment garder son propre rythme, tout en faisant partie d’un tout ? », en une question un peu plus précise, motivée par l’art chorégraphique lui-même, concernant les mouvements des individus, les sphères mobiles qu’ils dessinent et leurs interactions : « Comment, se demande Elise Lerat, se laisser envahir par les mouvements des autres sans s’y perdre ? ». Et la réponse donnée à cette nouvelle interrogation, tirée de l’expérience de la vie contemporaine comme de la pratique artistique, est elle aussi inédite : « En tentant de créer, à partir des danses de chacun et chacune, un flux de mouvements qui ne s’achève que pour renaître dans de nouveaux gestes, jusqu’à l’ivresse. » Ici, on n’a plus affaire, comme chez Barthes, à des individus préexistants qui interagissent au sein d’une collectivité. L’individu substantiel et auto-suffisant apparaît comme un fantasme auquel il est devenu bien difficile de croire. Ce sont, bien au contraire, les activités de chacun et de tous, les manières dont ceux-ci « s’envahissent » les uns les autres, se conjuguent ou se repoussent, en quelque sorte leurs rhuthmoi complexes, qui définissent, dans la durée, leur identité et leur puissance fluantes. Feux apporte sur ce plan – et c’est là toute la force du médium chorégraphique – une vision très neuve de l’individuation qui correspond beaucoup mieux à notre expérience en ce début de XXIe siècle que bien des descriptions des spécialistes contemporains de la société et de la culture.


Le dernier apport de Feux, mais je ne veux pas dire que l’on ne puisse pas en trouver d’autres encore, tient au projet idiorrythmique lui-même qui est retravaillé en fonction de cette variété infinie des formes possibles du « vivre ensemble » et de cette nouvelle vision antisubstantialiste de l’individuation. Le monde que les danseurs « sont en train de créer » est qualifié d’emblée de « fluide et fragmenté », à l’image très exactement du monde contemporain. Et les enjeux y apparaissent du coup assez différents de ceux qui motivaient Barthes dans une époque où les systèmes et la reproduction à l’identique l’emportaient encore. Bien sûr, on se préoccupe encore « de jeux de puissance, de prise de pouvoir », mais il s’agit surtout désormais, ce que Barthes évoquait à peine, « d’émulation, d’unisson, de libération ». L’individu n’apparaît pas simplement produit par l’entrecroisement de rythmes extérieurs favorables ou défavorables, ni même déterminé par un choix qu’il aurait pu faire de lui-même entre divers options rythmiques. Il est surtout porteur d’une puissance de vie qui peut faire de lui, éventuellement, comme chez Mark Lewis, une « figure héroïque », c’est-à-dire une figure qui se distingue et se propose dans le même temps au partage, à la reproduction, ou plutôt à la réinterprétation par d’autres. Ce « héros » chorégraphique, c’est un transsujet comme on en trouve aussi en poésie et dans nombre d’autres arts.

Notes

[1La pièce a été chorégraphiée en collaboration avec les interprètes Audrey Bodiguel, Benoît Canteteau, Christophe Jeannot, Aline Landreau et Lisa Miramond.

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