De l’ancrage aux voyages : retour sur la morphologie sociale de Marcel Mauss ou comment comprendre l’espace en le représentant

Article publié le 18 décembre 2012
Pour citer cet article : , « De l’ancrage aux voyages : retour sur la morphologie sociale de Marcel Mauss ou comment comprendre l’espace en le représentant  », Rhuthmos, 18 décembre 2012 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article770

Ce texte a été présenté lors du colloque « La sociologie de l’architecture, un domaine de savoir en construction ? »,
17-18/10/2011, ENS d’Architecture de Paris La Villette, dans les actes duquel il sera bientôt publié. Nous remercions Daniel Pinson et les organisateurs de nous avoir permis de le reproduire ici.



L’approche ici présentée doit beaucoup à Marcel Mauss et tout particulièrement à son étude pionnière en matière de « morphologie sociale : « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos, Étude de Morphologie sociale » [1]. La démarche de Mauss est en effet une approche holistique où le substrat matériel n’a pas moins d’importance que les rapports sociaux et les représentations culturelles et c’est cet aspect, qui, comme architecte, cherchant à comprendre les relations entre les dispositions de l’espace, les pratiques qu’y développent les usagers comme les représentations qu’ils se font de cet espace ou les significations qu’ils y inscrivent, m’a tout particulièrement intéressé, au fil de ma pratique d’enseignant chercheur en architecture, puis en urbanisme C’est, de mon point de vue, un modèle fondateur, et rarement égalé, d’étude sur ces relations systémiques, ou dialogiques pour parler comme Edgar Morin.


Certes, Mauss n’est pas un socio-anthropologue méconnu ; cependant en réaction à cette mauvaise habitude que prennent les sciences sociales aujourd’hui de vouloir refaire le monde et d’édicter à tout prix de nouveaux paradigmes révolutionnaires, on se félicitera que l’anthropologue Bernard Saladin d’Anglure – Université Laval de Québec – ait rappelé, il y a quelques années, l’actualité de Mauss [2].
Un bref retour mérite d’être fait sur la morphologie sociale. Elle participe grandement à l’approche du « fait social total » chère à Marcel Mauss. Dans un article pour la Grande Encyclopédie de 1901 [3] : « La Sociologie, objet et méthode », Paul Fauconnet et Marcel Mauss considèrent qu’elle constitue l’une des deux parties de la sociologie, à côté de la « physiologie sociale ». Si cette dernière s’intéresse aux idées et aux actions, la morphologie sociale concerne pour sa part les « phénomènes matériels » ; elle est « l’étude des structures matérielles ».


Dans son étude sur les Inuits, Mauss y revient de façon encore plus précise, en se démarquant de la géographie humaine de Vidal de la Blache : « … nous désignons par ce mot la science qui étudie, non seulement pour le décrire, mais aussi pour l’expliquer, le substrat matériel des sociétés, c’est-à-dire la forme qu’elles affectent en s’établissant sur le sol, le volume et la densité de la population, la manière dont elle est distribuée ainsi que l’ensemble des choses qui servent de siège à la vie collective… » [4]. À ce propos, dans l’article cité plus haut, Bernard Saladin d’Anglure signale une note de Mauss très intéressante dans l’édition originale, finalement raturée (il semble qu’il n’ait pas voulu déplaire à son oncle), qui apporte la précision suivante : « Le présent travail devrait dissiper aussi un malentendu que M. Durkheim a laissé subsister dans la deuxième édition des Règles de la méthode sociologique (1903) dans une note où il ne semble pas distinguer entre la morphologie sociale et l’étude de la structure juridique de la société. On verra ici, bien nettement, que la morphologie sociale d’une population consiste dans l’étude de l’ensemble des phénomènes qui l’attache au temps et à l’espace, c’est-à-dire des phénomènes géographiques et démographiques qui caractérisent sa vie matérielle… ». Mauss fait référence à ce passage de la préface aux « Règles » où Durkheim réduit la sociologie à une « science des institutions » [5].

 Le statut des dessins dans l’étude de Mauss sur les Inuits (1905)

Pour ma part, je souhaite ici m’arrêter sur le statut des documents graphiques qui accompagnent l’étude de Mauss et de son collaborateur, prématurément disparu, Henri Beuchat, signataire de la plupart des

cartes et des dessins de maisons. Ils ne constituent en aucune façon une simple illustration de leur propos, mais bien des données d’observation et/ou des schémas interprétatifs indispensables à leur mise en évidence des rapports particuliers hommes / environnement.


Ces éléments graphiques jouent par conséquent un rôle heuristique lorsqu’ils sont mis en relation avec d’autres données, climatiques, économiques, sociales ou religieuses et participent du dévoilement des dialogiques qui structurent les relations entre les individus, sur de multiples plans, entre ces derniers et leur gibier, entre ces deux partenaires et les alternances climatiques.


On a là une attention à la donnée matérielle, architecturale ou territoriale en l’occurrence, qui aura rarement, en sociologie, la présence qu’elle a pu avoir dans le travail de Mauss sur les Inuits, sinon dans quelques écrits de Lévi-Strauss et de Bourdieu.


D’une certaine manière la sociologie a tendu à se réduire à la seule physiologie sociale, laissant à l’ethnologie la morphologie sociale qu’une approche en termes de « culture matérielle » a eu tendance, plus tard, à restreindre à une approche technique. Mauss a peut-être pu participer à cette évolution ultérieure en classant (cf. son Manuel d’ethnographie publié post-mortem) l’habitat dans la morphologie sociale et l’habitation dans les techniques de consommation. À cet égard, Bourdieu s’affranchira totalement de cette réduction dans son étude de la maison kabyle (1972).


Quoi qu’il en soit, ce Manuel d’ethnographie [6] que Denise Paulme aura rédigé à partir des notes de cours de Mauss à l’Institut d’Ethnologie, constitue, de mon point de vue et pour ce qui concerne plusieurs chapitres, un outil précieux dans l’enseignement d’une sociologie ouverte sur l’architecture, sur l’origine des ressources qu’elle met en œuvre et sur les dispositifs qu’elle adopte pour répondre à des pratiques de groupement familial variables. Et cet outil n’est pas moins efficace dans la recherche sur l’architecture et les territoires, dès lors qu’elle a comme objet non pas tant les conditions de leur production que les artéfacts créés et appropriés.


Par ailleurs, si j’insiste dans mon texte sur l’importance du document graphique, comme mode d’expression d’espaces dont la description et l’analyse ne peuvent se suffire des mots, je n’oublierais pas - et la référence à mes deux études, l’une plus attentive à l’espace domestique, l’autre à son rapport avec la ville, est faite pour le souligner - l’apport de Mauss tout à fait important, novateur pour ne pas dire prémonitoire, à la mise en évidence des faits de mobilité liant la demeure à ses territoires. Saisis dans leurs dimensions temporelles et sociales, ils traversent une problématique d’une brûlante actualité, mais trop souvent abordée comme une révélation, ce que l’étude de Mauss sur les Inuits permet de relativiser !

 Deux recherches mobilisant la représentation graphique de l’architecture et des territoires

Ce cadrage étant fait, je vais donc prendre appui sur deux recherches, espacées d’une quinzaine d’années, et portant, la première sur la maison d’accession des familles populaires, dans la région nantaise (années 1985), la seconde sur les mobilités qui sont agies par les habitants de la maison dans des territoires urbains écartés, ceux de l’agglomération d’Aix-Marseille (années 2000). Elle vont me permettre de montrer la place de la documentation graphique dans la collecte des données et leur importance dans le dévoilement, pour la première, d’une typologie des maisons d’accession et son rapport avec les figures familiales concernées, et dans la distribution, pour la seconde, des mobilités, contraintes ou choisies, et leur contribution au façonnage des sentiments d’appartenance territoriales, pour des familles caractérisées par un processus de forte individuation.


Du logement pour tous aux maisons en tous genres


La première recherche : Du Logement pour tous aux maisons en tous genres [7] a été réalisée en 1983-1985 dans le cadre d’un contrat entre le Plan Construction du Ministère de l’Équipement et l’URA CNRS LERSCO de l’Université de Nantes qui était l’un des meilleurs centres de recherche en sociologie à cette époque. Elle intervient au moment où la construction des grands ensembles s’épuise en opérations inachevées (années 1970). Cette période est en même temps marquée par une poussée de l’accession à la maison individuelle, engendrant d’abord la rurbanisation (la construction dans des villages proches de la ville), puis la périurbanisation (la construction entre ces villages et les villes).


Partant de L’Espace ouvrier de Michel Verret (1979) [8], ouvrage brillamment et substantiellement extrait du matériau statistique existant au plan national, d’une part, et des couples d’opposition socio-spatiaux révélés, dans L’habitat pavillonnaire [9], par la sociologie qualitative des Raymond-Haumont (1964), d’autre part, une équipe, formée d’enseignants chercheurs du département de sociologie et de l’École d’architecture de Nantes, entreprend une investigation sur « le rapport entre cultures du travail et cultures de l’habitat », à partir de deux collectifs de salariés d’usines contrastées, la première relevant de la vieille industrie métallurgique nantaise, localisée à la lisière de la partie agglomérée de la ville, la seconde dans une zone industrielle de banlieue. Un échantillon représentatif est formé à partir des listes ouvertes pour les élections prudhommales et constitue la cible d’enquêtes qualitatives au domicile.


À un entretien classique est associé le recours complémentaire au « relevé d’espaces habités », technique élaborée au croisement de l’architecture et de l’ethnographie. Reprise d’une tradition qui prend sa source dans diverses contributions qui vont de la « Situation des classes laborieuses… » de Engels jusqu’aux monographies de l’Architecture rurale du Musée des Arts et Traditions Populaires (Jean Cuisenier), la méthode était aussi pratiquée dans d’autres études menées par les écoles d’architecture. Elle présentait cet avantage de rendre compte, graphiquement, de l’espace concret, et répondait ainsi à cette invitation faite par Henri Lefebvre dans son introduction à L’habitat pavillonnaire : « Ici, nous proposons une orientation. L’entretien, nécessaire, ne suffit pas. On ne saurait le compléter seulement par des fiches, même détaillées, découpant en rubrique l’environnement social de l’interviewé. La description minutieuse est importante : celle des maisons, des biens meubles et immeubles, des vêtements, des visages et des comportements. Seule la confrontation entre les données sensibles, telles que les perçoit le sociologue et telles qu’il cherche à les saisir comme ensemble, d’une part, et d’autre part les lieux, les temps et les choses perçues par les intéressés, permet une connaissance… » (p. 12).


Sur la cinquantaine d’enquêtes exploitables, quinze ont donné lieu à l’élaboration d’une soixantaine de fiches ethnographiques permettant de saisir la maison à toutes les échelles de pratiques de leurs habitants, de la chambre au pays le plus lointain de leurs déplacements.


Le titre donné à la recherche achevée, qui est aussi celui de l’ouvrage publié par le Plan Construction : Du Logement pour tous aux maisons en tous genres [10], traduit bien le principal résultat de cette recherche. Si la trace des cultures du travail laisse son empreinte sur de nombreux aspects des pratiques, des représentations et de la configuration des lieux habités, elle n’en détermine pas principalement la typologie. Cette dernière ne peut être directement rapportée aux univers distincts ni aux métisses professionnelles spécifiques de chacune des usines considérées. La classe ouvrière est largement sortie d’une autarcie antérieure postulée, ou supposée, et les unions matrimoniales, les inscriptions

professionnelles des conjoints font éclater l’homogénéité économique et culturelle du monde ouvrier, ouvrant les horizons d’une ascension sociale manifeste. L’accession à la propriété en est une traduction saisissante : là où les captifs du logement social, ménages où la plupart du temps seul l’homme travaille, vivent encore une condition fermée, les accédants engagent des projets très divers entre la « maison-limitation », celle qui oblige au contrôle maximal des dépenses de consommation comme d’aménagement et d’équipement de la maison, et la « maison-passion » où se déploie une mobilisation maximale des relations familiales et de l’énergie personnelle.


À la différence des travaux quantitatifs qui nivellent, l’investigation qualitative, et encore plus lorsqu’elle s’enrichit de la lecture des objets contenus et de leur contenant la maison, met en évidence, comme l’avait déjà fait remarquer Edgar Morin dans Plodémet [11], ce qui « significatif » des évolutions de la société, bien plus que ce qui peut en être « représentatif », et d’une certaine manière statique.


Ces relevés ont été présentés à la manière de bandes dessinées : les bulles y sont remplacées par des légendes qui précisent la nature, voire l’histoire et le sens des objets remarquables dont l’interviewé a dévoilé l’origine et l’importance qu’il y accordait et pour lequel le chercheur-dessinateur a pu élaborer, à partir des photos prises lors de la visite-enquête, une représentation spécifique : le porte pot de fleurs en fer forgé, la cuisine d’été de l’entre sol, saturée par les bocaux de conserves ou les pots de confiture autoproduits, le parquet de la salle de bal domestique confectionné à partir du bois récupéré à l’usine pour l’occasion du mariage du fils, etc.


Les éléments présentés dans ces planches résultent d’une confrontation entre les entretiens enregistrés et les photos prises sur le vif, lors de la visite qui succédait à l’entretien. Cette confrontation, résultat d’une relecture et d’une remémoration des habitations visités, croisent les données orales et visuelles, les documentent lorsqu’elles appellent des compléments d’information (accès aux documents cadastraux ou aux dossiers du permis de construire) et sélectionnent ces données, leur mise en légende en fonction de l’importance que le chercheur a décelé dans les discours ou parfois le silence éloquent de l’habitant. La réalisation des planches ethnographiques qui en résultent, indépendamment du choix des éléments représentés, obligeant le chercheur dessinateur à associer rigueur et sobriété dans l’exécution de son dessin, empruntent dans sa facture le style graphique de certains dessinateurs connus, tel que Caza
 [12].


La méthode, exécutée sous cette forme pour cette recherche, l’a été par la suite, en faisant collaborer des étudiants, sur la Maison Radieuse de Le Corbusier construite à Rezé, pour une recherche-action coïncidant avec le centième anniversaire de la naissance de Le Corbusier [13], puis sur le logement économique au Maroc [14], intéressant pour la multitude de détournements dont il fait l’objet de la part des habitants. Ces derniers refabriquent en effet un « contre-type domestique » à la place du modèle étatique que l’administration leur a imposé.


La maison en ses territoires


Cette seconde recherche [15] est en quelque sorte une suite de Du logement pour tous aux maisons en tous genres. Le contexte a changé, en temps, en lieu et discipline pour moi, passant de l’architecture à l’urbanisme, de Nantes à Aix-Marseille, mais aussi pour le monde dans son ensemble comme pour celui de la recherche. Le débat sur la ville et l’urbain bat son plein avec la parution d’un article de Françoise Choay : « Le règne de l’urbain et la mort de la ville » [16] qui développe de manière originale un thème déjà abordé de longue date par Henri Lefebvre. Et bien d’autres recherches vont dans ce sens, celle de Gabriel Dupuy qui note le passage des territoires urbains de l’aréolaire au réticulaire, et d’autres qui parlent de ville-archipel, métapolitaine, émergente. Ce dernier adjectif est introduit par Yves Chalas et Geneviève Dubois-Taine pour initier au PUCA (Plan Urbanisme Construction Architecture), un appel d’offres visant à explorer, contre les idées anciennes et préconçues qui définissent la ville, ses évolutions et son avenir, les figures inattendues de l’urbain.


Tandis que les autres chercheurs d’Aix-Marseille focalisent leur recherche sur un lieu emblématique de cette « ville émergente », Plan de campagne, la seconde plus grande zone commerciale d’Europe, nous décidons d’investiguer sur le pavillon du périurbain, la villa d’écart. Dans la région d’Aix-Marseille, elle a proliféré sous les auspices du laxisme de certains élus municipaux et des prérogatives données aux communes par les lois de décentralisation des années 1980. Plus que la maison elle-même, comme l’abordait Du logement pour tous aux maisons en tous genres, c’est son lien à la ville que nous voulions investiguer, pour faire la démonstration que cette maison d’écart (la « villa »), havre de paix créé pour le repos, engendrait peut-être son inverse, un désenchantement lié à une multiplication des déplacements vers la ville, avec un recours obligé à la voiture particulière du fait de l’insuffisance de transports collectifs dans ces parties de territoires retranchées.


La méthode s’apparente à celle de la précédente recherche ; elle en diffère cependant dans la mesure où l’analyse met bien plus l’accent sur le déplacement dans l’espace entre la maison et la ville que sur l’espace domestique lui-même. L’entretien au domicile (35 entretiens) dans trois communes contrastées et rationnellement choisies aux environs d’Aix (Cabriès, Fuveau, Puyloubier) est au cœur de la démarche. Il s’agit, en interrogeant indépendamment les membres de la famille, d’identifier les « pérégrinations » (M. Wiel) des habitants de la villa et les territoires qu’elles construisent, d’examiner le rapport de ces mouvements et de ceux qui les engendrent avec la maison et la ville, leurs sens, de laisser dire la part de satisfaction du projet accompli d’accession en villa et de faire dire la part de déception d’une réalité qui n’est finalement pas de tout repos.


Le recours à la représentation graphique est là aussi utilisé, cette fois pour les déplacements, comme l’avaient fait Mauss et Beuchat – à leur manière – pour représenter la contraction des territoires inuits, entre établissements d’été et établissements d’hiver. Ce travail de mise en carte s’est fait, comme pour la recherche sur le logement en Basse Loire, toujours en lien avec la passation des entretiens : leur conduite, semi-directive, invite les personnes interrogées à nommer et à localiser les lieux de destinations afin de produire des esquisses d’itinéraires parcourus, en empruntant aussi à la méthode des « esquisses de plans » de Kevin Lynch,

un classique de l’urbanisme [17]. On sait que, pour rendre compte de la capacité expressive de la ville, Lynch avait dégagé cinq facteurs significatifs de sa lisibilité (ou de son imagibilité) pour ses habitants (parcours, limites, quartiers, nœuds et repères). Dans notre cas, le questionnement, qui interroge le déplacement en termes de valeur (contraint ou choisi), en termes de modalités (automobile, accompagné, en mode collectif ou doux), en termes de rapport géographique au territoire et en termes de rapport aux individus composant la famille, donne lieu à une autre construction, plus géo-schématique que cartographique. Au nombre d’une vingtaine, ces cartes de territoires parcourus se sont révélés très utiles pour mettre en évidence la distinction entre un territoire « péri-domestique », partagé par la famille et des territoires « hyper-métropolitains », différenciés selon les individus composant l’entité domestique. La mise en relation de ces esquisses fait apparaître, entre la villa d’écart du périurbain et divers pôles de l’aire urbaine, à la fois, le caractère répété, pour la totalité des familles, d’assez vastes territoires éclatés de déplacements et, en même temps, une grande variété des territoires parcourus et fréquentés.


Au-delà de ces caractéristiques morphologiques, la recherche fait apparaître, en terme de contenu socio-culturel, que, si les familles réalisent une installation « tranquille » dans les campagnes urbaines (patrimoine, famille, paysage…), qui ne saurait être dérangée par d’autres voisins, elle constitue en réalité une autarcie domestique parfaitement illusoire par les liens qui la rattachent à la ville (fils de téléphone et d’électricité aériens, voies terrestres et réseaux enfouis). Par ailleurs l’installation de toutes ces villas est marquée par un processus de ségrégation par le haut et par saturation ; trois strates d’installation ont ainsi pu être identifiées : les « héritiers » (1960), les « locaux » (1970) et les « colons » (1990). Enfin les familles des villas d’écart payent un lourd tribut à la dépendance automobile (une deuxième, voire une troisième voiture, à bout de souffle, contribuant à une pollution accrue) : du fait de la multiplication des déplacements et de leur place dévorante dans les emplois du temps, les modes de vie sont en tension accrue (illustrés par exemple par les conflits entre les obligations des parents et les désirs de leurs enfants). Au fil de l’expérience, le rêve pavillonnaire présente ainsi, pour ses acteurs directs, certains déboires mal anticipés et largement refoulés.

 Pour conclure…

Ces deux recherches, à vingt ans d’écart, sur un même objet (le pavillon ou la villa), envisagé, pour le premier, comme lieu d’une nouvelle sédentarité (années 1980), et appréhendé, pour le second, comme centre des mobilités métropolitaines (années 2000), s’inscrivent très clairement dans la voie de la morphologie spatiale définie au début du XXe siècle par Marcel Mauss. Maison et territoire ont été appréhendés comme lieux de pratiques qui ne se laissent ni réduire à des représentations aliénées (l’idéologie « antipavillonnaire » des années 1960), ni réduire à des aspirations entièrement comblées par l’expérience (la condescendance de l’ « habitant a toujours raison » des années 1990).


L’approche qui implique de manière importante la représentation graphique des lieux, voire des mouvements dans l’espace (point de vue et méthode) permet le dévoilement des rapports physiques aux lieux. Elle n’est pas une méthode de plus ; elle est consubstantielle à la qualité des résultats obtenus… Inspirée par une (re)découverte/relecture de la « morphologie sociale » de Marcel Mauss, cette méthode est particulièrement appropriée à la lecture des « massifs d’habitat » ; avec le relevé ou l’esquisse de plan (plus tard approfondie par K. Lynch qui n’ignorait pas la sociologie française – il cite par exemple La Mémoire collective de Maurice Halbwachs – , ni l’anthropologie), on peut ainsi mieux rendre compte de l’épaisseur physique des lieux et des territoires, lieux et territoires engagés dans les pratiques et les représentations des habitants et dotés de valeurs que leur attribuent ces derniers à l’expérience de leur pratique et de leur perception.


On peut ainsi affirmer que pratiques et représentations ne sont pas seulement contenues dans les rapports sociaux (rapports aux proches comme aux institutionnels) ; elles existent par l’incorporation (l’incarnation) des lieux et territoires dans le vécu et l’expérience de l’habitant, et cette incorporation/incarnation ne se donne souvent au dévoilement que dans la restitution graphique des lieux, par les méthodes qui rendent compte par le dessin et d’autres modes de (re)présentation matérialisée, des « effets de [ces] lieux » (Bourdieu, 1990).


Si la sociologie peut aider à comprendre les conditions de la production architecturale et urbanistique, elle se doit aussi, dans les formations d’architecture et d’urbanisme, d’aider à comprendre et à penser en quoi les espaces produits sont la représentation qu’ont les concepteurs des pratiques et de la culture des destinataires, et en quoi les espaces appropriés peuvent correspondre aux usages de ceux qui les occupent lorsque leur « compétence » (H. Raymond) a trouvé une arène où s’exprimer.

Notes

[1M. Mauss, « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos, Étude de morphologie sociale » (1re éd. Année sociologique, t. IX, 1905), avec la collaboration de H. Beuchat, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 389-478 – téléchargeable au Canada : http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/7_essai_societes_eskimos/essai_societes_eskimos.html.

[2B. Saladin d’Anglure, « Mauss et l’anthropologie des Inuit », in Sociologie et sociétés, vol 36, N° 2, automne 2004, p. 91-130 : http://www.journaldumauss.net/IMG/pdf/mauss_anthropo_inuit.pdf.

[3M. Mauss, Essais de sociologie, Paris, Minuit, 1968, p. 42 sq.

[4M. Mauss, loc. cit., p. 389.

[5E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1937, p. XXII : « On peut en effet, sans dénaturer le sens de cette expression, appeler institution, toutes les croyances et les modes de conduites institués par les collectivités ; la sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement ». On peut également mentionner, dans le même ordre d’idées, la polémique de Lévi-Strauss avec Gurvitch, dans les années 1950, qui faisait au premier le procès d’une « confusion regrettable » en ayant recours à la « morphologie sociale ». Voir C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 388.

[6M. Mauss, Manuel ethnographie, Paris-Genève, Payot, 1947. Version de 1926 téléchargeable : http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/manuel_ethnographie/manuel_ethnographie.html).

[7Un article résumant cette recherche a été publié dans les N° 27-28 « Architectures et cultures » des Cahiers de la Recherche Architecturale (Parenthèses : Marseille, 1992, p. 151-163) ; il peut être consulté sur http://daniel.pinson-urb.perso.sfr.fr/repgen/ArtCTMH-CRA1992.pdf.

[8M. Verret, L’espace ouvrier, Paris, Armand Colin, 1979.

[9H. et M.-G. Raymond & N. et A. Haumont, L’habitat pavillonnaire, Paris, CRU, 1966.

[10D. Pinson, Du Logement pour tous aux maisons en tous genres, Paris, Recherches, Plan Construction, 1988.

[11E. Morin, Commune en France, La métamorphose de Plodémet, Fayard, Paris, 1967.

[12« De son vrai nom Philippe Cazaumayou, né en 1941 à Paris. Vit et travaille en Languedoc. Illustrateur régulier depuis 1970 des éditeurs français de science-fiction et fantastique… il a fourni de nombreuses histoires courtes à Pilote et Métal Hurlant (“Scènes de la vie de banlieue”, “Arkhê”, etc.) avant de s’attaquer à une grande saga, “Le Monde d’Arkadi”, qui s’est terminée chez Delcourt, en 9 tomes + 1. Cette série est une vaste aventure de SF à tendance écologique… » http://www.bd-sf-etc.com/64-philippe-caza.

[13P. Bataille & D. Pinson, Maison radieuse, Rezé évolution et réhabilitation, Paris, Recherche-PCA, 1990.

[14D. Pinson, Modèles d’habitat et contre-types domestiques au Maroc, Tours, Urbama, Fascicule de recherche N° 23, 1992.

[15D. Pinson & S. Thomann, La maison en ses territoires, de la villa à la ville diffuse, Paris, L’Harmattan, 2002 – pour un résumé voir : http://daniel.pinson-urb.perso.sfr.fr/repgen/Maisonmonde.htm.

[16F. Choay, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », in La ville, art et architecture en Europe 1870-1993, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1994.

[17K. Lynch, L’image de la cité, 1re éd. en anglais USA, 1960, Paris, Dunod, 1969.

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