M. Darmon, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante

Article publié le 31 octobre 2013
Pour citer cet article : , « M. Darmon, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante  », Rhuthmos, 31 octobre 2013 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1015

M. Darmon, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris, La Découverte, coll. « Laboratoire sciences sociales », 2013, 324 p.

  • Qui sait ce qui se passe réellement aujourd’hui derrière les murs des classes préparatoires ? Accusées de tous les maux - fabriquer des crétins ou désespérer leur jeunesse - ou célébrées comme formation d’« élite » - dans l’oubli de sa contribution à la reproduction sociale -, les « prépas » sont en réalité très mal connues. Cette première enquête ethnographique sur les classes préparatoires vient donc combler un manque et remettre en question nombre d’idées reçues.


Au travers d’une analyse très originale de l’« institution préparatoire », Muriel Darmon nous montre quels types de sujets y sont « fabriqués ». Elle met ainsi au jour les dispositifs de pouvoir qui s’y exercent, la manière dont l’institution produit une certaine forme de violence envers les élèves tout en étant soucieuse de leur bien-être, comment elle opère en individualisant à l’extrême plutôt qu’en homogénéisant et comment, ce faisant, elle renforce sa prise sur les individus.


L’enjeu est de transformer les élèves en « maîtres du temps », aimant gérer l’urgence et haïssant les temps morts, et de leur faire intégrer un savoir critique légitime tout en valorisant leur capacité à appliquer des « recettes ». Ce faisant, c’est aussi à devenir dominant, à s’adapter aux nouvelles exigences du monde du travail et à y occuper des positions élevées que les prépas forment la jeunesse.

  • Muriel Darmon, ancienne élève de l’École normale supérieure (Ulm), est sociologue et directrice de recherche au CNRS dans le Centre européen de sociologie et de science politique (CNRS-EHESS-Paris I). Elle est également l’auteure de Devenir anorexique (2003, 2008).


  • Compte rendu par Samuel Coavoux paru sur LienSocio :


Les classes préparatoires, écrivait Pierre Bourdieu dans La noblesse d’État, exercent une « fonction sociale d’exclusion rituelle » : elles sont une pièce maîtresse du système qui légitime la reproduction des inégalités sociales en l’appuyant sur des inégalités scolaires. L’objectif de Muriel Darmon, dans ce nouvel ouvrage, n’est pas de s’opposer à cette analyse, mais de déplacer l’éclairage de la fonction sociale à la « fonction technique » des classes préparatoires, fonction laissée de côté par la sociologie française. Ces formations sont ici considérées comme un « lieu de socio-genèse des habitus, c’est-à-dire [une] institution de fabrication d’un type particulier de personne » (p. 16). L’auteur montre ainsi comment la « prépa » produit chez ses élèves un ensemble de dispositions adaptée à leur position de « jeunesse dominante » : elle crée un rapport au temps, au travail scolaire, et à la vie extra-scolaire objectivement adapté à ce statut. Alors que les discours publics sur la question se réduisent souvent à l’alternative entre critique ou célébration de l’élitisme d’une part, et critique d’une formation formatant les esprits aux concours des grandes écoles d’autre part, l’auteur se garde de trancher et propose plus prosaïquement d’observer ce que fait la classe préparatoire.


Le programme que poursuit Muriel Darmon avait été élaboré dans un ouvrage précédent, Devenir anorexique [1] Elle y adoptait une approche originale de l’étude de la socialisation, inspirée à la fois par l’interactionnisme – en particulier celui de Boys in White [2], une recherche sous-estimée sur la formation des étudiants en médecine dont Darmon avait présenté l’intérêt dans un manuel sur La socialisation [3] – et par une approche dispositionnaliste inspirée par Pierre Bourdieu et, à sa suite, par Bernard Lahire. Le regard portait alors à la fois sur le travail de soi des anorexiques et sur ce que leur faisait l’institution psychiatrique. Il était complété par une analyse de l’espace social de ce trouble. La démarche de Classes préparatoires est très similaire, mêlant analyse de l’institution et du hors-institution, de la socialisation et de l’espace social des positions. L’ouvrage rend compte d’une riche recherche ethnographique : deux ans durant, l’auteur a suivi une promotion d’élèves de classes préparatoires scientifiques et commerciales d’un grand lycée de province. Elle a réalisé une centaine d’entretiens, en interrogeant les mêmes élèves deux à trois fois au long de leur scolarité, et a observé enseignements, examens oraux, et conseils de classe.


La première partie de l’ouvrage confronte au terrain de la classe préparatoire les approches de l’institution proposées par Michel Foucault et Erving Goffman. La classe préparatoire est une institution enveloppante et bienveillante. Elle se rapproche des institutions totales telles que l’asile et la prison en ce qu’elle prétend régir toute la vie des élèves. Elle les soumet à une règle de travail, maintient sur eux la pression, et exerce une discipline de tous les instants, à travers la répétition de petites sanctions. Elle couvre par ailleurs aussi bien la vie scolaire que la vie extra-scolaire : les sorties, les loisirs, ou encore les relations amoureuses sont explicitement subordonnées, dans le discours comme dans la pratique, à la formation. Cependant, l’institution est bienveillante : la violence qui peut s’exercer ailleurs est ici retenue, et la classe préparatoire accompagne les élèves autant qu’elle les guide, en insistant par exemple sur leur bien-être psychique ou sur l’importance d’une vie équilibrée. Par ailleurs, elle laisse place à une vie « clandestine » (Goffman). Alors que l’expression consacrée voudrait qu’elle consiste à mettre « la vie entre parenthèses », les élèves, dans les lieux et les moments de la classe préparatoire, s’évadent, se relâchent, et résistent parfois à la pression de l’institution, par la camaraderie, la vie amoureuse, ou l’adoption d’objectifs divergents des seuls concours des grandes écoles (comme l’évitement de l’université).


La seconde partie de l’ouvrage examine ce que l’institution fait à ses élèves. Un chapitre entier est consacré à l’apprentissage d’une disposition temporelle. La classe préparatoire enseigne dans et par l’urgence, et transmet ainsi un rapport au temps qui est, en définitive, celui des fractions des classes supérieures que rejoindront ces élèves, et dont la plupart sont issus. L’urgence devient un « mode normal d’écoulement du temps » (p. 184), et la porosité des frontières entre travail et loisir paraît tout aussi naturelle. L’urgence est d’abord celle du programme. Le montant de travail à fournir est toujours supérieur à celui qui peut être effectué, dans les discours des élèves, et il convient d’apprendre à choisir ce que l’on fait et ce qu’on laisse de côté. Ces élèves en viennent ainsi rapidement à ne rien faire qui ne soit productif ou récréatif. Tout le temps libre doit être consacré au travail ou au repos, et l’on ne saurait perdre son temps. Le temps, par ailleurs, est la mesure de l’excellence. Réussir en classes préparatoires, c’est aller plus vite, gérer mieux son temps que les autres.


Les élèves, cependant, sont inégalement préparés à ce défi. Les dominants temporels, ceux qui font preuve d’une maîtrise particulière du temps, sont non seulement ceux qui réussissent le mieux leur formation, mais aussi, le plus souvent, ceux qui viennent des milieux les plus aisés. Ils adoptent des rythmes plus réguliers, se détachent plus aisément de l’urgence, et en viennent parfois à la considérer comme bénéfique (l’urgence est alors ce qui motive le travail). A l’inverse, on trouve, le plus souvent parmi les élèves les moins favorisés, les rapports au temps les plus désordonnés : heures de coucher irrégulière, volonté de constamment rattraper le temps perdu, difficulté à réserver du temps pour les activités extra-scolaires. Plus que les chapitres suivants, celui-ci laisse cependant planer une légère incertitude sur l’effet socialisateur de la classe préparatoire. En effet, l’auteur analyse souvent cet effet à partir de déclarations rétrospectives des élèves faisant le point sur leur scolarité, plutôt que par la comparaison des dispositions, reconstruites par l’analyse sociologique, que donnent à voir les entretiens réalisés en début et fin de scolarité, ce qu’elle fera plus tard pour étudier les « ratés » de la socialisation.


Les classes préparatoires enseignent par ailleurs deux dispositions apparemment contradictoires : l’une, pragmatique, consiste en recettes pour réussir les concours des grandes écoles, et l’autre, scientifique, en une vision abstraite du monde. D’un côté donc l’institution mesure l’importance des connaissances à l’aune de leur utilité dans une situation précise. Les enseignants mobilisent par exemple très souvent les figures du concours, de l’examinateur ou du correcteur dans leurs cours. De l’autre, cependant, ils invoquent en permanence un idéal scientifique de la discipline qu’ils enseignent en distinguant la pratique commune de l’excellence, l’imitation de la maîtrise. Une solution mathématique peut être « jolie », ou être au contraire une « faute de goût », en étant formellement juste dans les deux cas. Cette disposition, lorsqu’elle est intériorisée par les élèves, les invite à redécouvrir le monde qui les entoure, voyant dans chaque objet de la vie quotidienne une occasion de s’interroger sur des lois de physique ou de chimie. Là encore, cependant, la socialisation a ses ratés : une résistance est parfois opposée, de manière active ou passive, à l’une, l’autre, ou les deux dispositions. Certains élèves refusent ainsi l’idée qu’il faudrait rentabiliser ses savoirs dans la perspective des concours, quand d’autres critiquent des cours trop éloignés des seuls besoins de l’examen. Ces postures sont liées, là encore, à des positions sociales : elles sont plutôt le fait d’élèves issus de la fraction riche en capital culturel des classes supérieures, dans le premier cas, et de la fraction riche en capital économique, dans le second.


Enfin, alors que le début de l’ouvrage évoque essentiellement les classes préparatoires scientifiques, le dernier chapitre propose un contrepoint en les comparant systématiquement aux préparations aux grandes écoles de commerce. L’auteur revient alors sur les sujets des précédents chapitres, le rapport à la vie extra-scolaire, au temps, et à la science. Elle oppose un ascétisme régulier, extra-mondain, celui des scientifiques pour lesquels les disciplines scolaires sont centrales, à un ascétisme séculier, intra-mondain, celui des commerciaux. Pour ces derniers, les loisirs, les sorties culturelles, l’habillement, la posture, deviennent autant de considérations scolaires. Les exercices d’entretien de personnalité, préparant aux épreuves orales des concours, donnent à voir ce travail de construction d’une hexis particulière, à travers les nombreuses remarques des examinateurs sur la confiance en soi, la posture, ou la manière de s’habiller des candidats. Les propriétés de l’excellence diffèrent également d’une filière à l’autre. Les classes préparatoires scientifiques valorisent ainsi la précocité, alors que leur pendant commercial cherche à construire des élèves adultes.


L’ouvrage offre une vision résolument empirique des classes préparatoires, qui se distingue radicalement de la manière dont elles sont dépeintes dans le débat public. Sa démarche méthodologique est exigeante, et chaque affirmation est appuyée et nuancée par des données riches ; cette richesse est aussi celle de la variété des thèmes abordés. L’enquête creuse ainsi un sillon relativement délaissé par la sociologie de l’éducation des élites. Alors que la littérature retient surtout le Bourdieu sociologue de la reproduction, Muriel Darmon insiste sur une autre dimension de son travail, la « socio-genèse des habitus ». Économe en références, elle n’en produit pas moins une discussion serrée et particulièrement fertile des thèses de Foucault et Goffman sur l’institution, ou encore de Becker et Merton sur la socialisation. Il en résulte une approche originale de la fabrication et de la transformation des individus dont les leçons excèdent largement le seul cadre des classes préparatoires.

Notes

[1M. Darmon, Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte, 2003.

[2Howard Becker, Blanche Geer, Anselm Strauss, Everett Hughes, Boys in White, Transaction Publisher, 1977.

[3M. Darmon, La socialisation, Paris, Armand Colin, 2007.

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