Artisanat et révolution

Article publié le 18 juillet 2019
Pour citer cet article : , « Artisanat et révolution  », Rhuthmos, 18 juillet 2019 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2418

Nous remercions chaleureusement Thomas Golsenne de nous avoir autorisé à reproduire le texte ci-dessous PM – Cette conférence a été présentée au Centre d’art contemporain du Parc Saint-Léger à Pougues-les-eaux le 4 avril 2017, en marge de l’exposition de Florentine Lamarche et Alexandre Ovize, Les motifs sauvages (19/02 – 30/04/2017). Que sa directrice, Catherine Pavlovic, soit chaleureusement remerciée de son invitation.


Florentine Lamarche et Alexandre Ovize, L’Artichaut, 2015
Florentine Lamarche et Alexandre Ovize, L’Artichaut, 2015

Florentine Lamarche et Alexandre Ovize, L’Artichaut, 2015


Dans leurs gros vases en céramique, qu’ils ont produits au Mexique, Florentine Lamarche et Alexandre Ovize glissent parfois une chaussure, elle aussi en céramique. Étrange endroit. À qui appartiennent ces chaussures ? Est-ce à un mort, comme si la chaussure était tout ce qu’il en restait, pieuse relique conservée dans une urne funéraire artistiquement travaillée ? Quand un artiste cache un détail dans son œuvre, et que seuls les plus fins observateurs le dénichent, c’est souvent que l’on touche là à une question personnelle, peut-être intime, une question que l’on n’a pas envie de partager forcément avec les spectateurs distraits et moyennement intéressés, mais avec ceux dont le regard patient mérite d’entrer dans la confidence.



La clé m’a été donnée par Pedro Morais, critique d’art, qui a organisé il y a quelques mois une exposition à Paris, dans laquelle il exposait un de ces vases à chaussure secrète de Lamarche-Ovize [1]. La chaussure, m’expliqua-t-il, est une allusion au cordonnier de la Commune, l’artiste des barricades, Napoléon Gaillard. Pourquoi un artisan cordonnier devint-il l’un des maîtres d’œuvre de l’insurrection et du mouvement populaire qui renversa l’ordre du monde pendant 72 jours ? Était-ce un hasard, ou bien existe-t-il un lien structurel entre artisanat et révolution ? Et pourquoi deux artistes d’aujourd’hui font-ils signe vers cette figure glorieuse dans l’histoire des mouvements populaires, mais qui a peu laissé de trace dans l’histoire de l’art ? Ce sont les questions auxquelles je vais essayer de répondre dans l’heure qui suit.



L’enjeu de la Commune de Paris – dont les dates traditionnellement retenues vont du 18 mars au 28 mai 1871 – fut de mettre fin au règne de la bourgeoisie, à l’inégale répartition des richesses et à la division du travail. Mais il était aussi d’instaurer un « luxe communal », expression formulée dans le Manifeste de la fédération des artistes d’avril 1871, et que l’historienne Kristin Ross a beaucoup commenté. Le luxe bourgeois est la manifestation du pouvoir dominant de la bourgeoisie qui s’exprime à travers l’accaparement du surplus inutile de production, dont la conséquence est la pauvreté des plus démunis. Le luxe communal est tout autre chose : ce qui est ici considéré comme du luxe, c’est que chaque travailleur peut consacrer du temps à la poésie ou à la peinture, c’est-à-dire que les activités manuelles, serviles, et les activités intellectuelles, artistiques, oisives, ne sont plus partagées en deux classes de la société. Il fallait déjà, pour parvenir à ce résultat, réduire la fracture entre l’artisanat, les beaux-arts et ce qu’on appelait alors « l’art industriel » ou « décoratif » ou « appliqué ». En effet, depuis longtemps, l’artisanat qui jusqu’à la révolution industrielle fournissait l’essentiel des marchandises en circulation, était pourtant une activité décriée, surtout par les philosophes de l’art. La position de Kant, dans la Critique de la faculté de juger de 1790, est assez exemplaire :

L’art se distingue aussi de l’artisanat ; l’art est dit libéral, l’artisanat peut également être appelé art mercantile. On considère le premier comme s’il ne pouvait être orienté par rapport à une fin (réussir à l’être) qu’à condition d’être un jeu, c’est-à-dire une activité agréable en soi ; le second comme un travail, c’est-à-dire une activité en soi désagréable (pénible), attirante par ses seuls effets (par exemple, le salaire), qui donc peut être imposée de manière contraignante [2].

La grande différence entre l’artisanat et l’art, c’est donc que le premier est une activité pénible, tandis que le second est une activité agréable. On pourrait assez facilement généraliser cette assertion : avec la révolution industrielle, c’est tout le travail manuel qui est devenu pénible ; et, on peut ajouter, avec la révolution des services, la pénibilité du travail s’est étendue à tous les métiers peu qualifiés, répétitifs et peu valorisants socialement. Si bien que la distinction de Kant semble plus que jamais d’actualité : seuls les artistes semblent montrer, aujourd’hui, en quoi consiste un travail agréable. Je précise pour que les choses soient bien claires : nous parlons ici du travail en soi, pas du travail comme moyen en vue d’une fin. Il ne faut pas opposer à l’argument kantien que beaucoup de gens considèrent leur travail agréable parce que, par exemple, il leur rapporte suffisamment d’argent pour vivre comme ils le souhaitent ; ou, inversement, qu’ils trouvent leur travail pénible parce qu’il est faiblement payé. Le débat politique actuel sur le travail porte essentiellement, à quelques exceptions près, sur cette question de la rémunération du travail ; il ne porte presque jamais sur la qualité du travail, sur le plaisir ou le déplaisir qu’on prend à travailler.


Or, chez les théoriciens de la Commune et leurs sympathisants, c’est bien la question de la qualité du travail qui prime sur celle de sa rémunération. En effet : contrairement aux apparences, le riche qui patauge dans le luxe n’est pas plus heureux que l’ouvrier qui patauge dans la misère. Car tous deux manquent de l’essentiel : produire par soi-même quelque chose dont il tire de la joie. L’industrialisation des modes de production n’a pas permis, selon ces théoriciens du « luxe communal », et contrairement à ce qu’en disent les économistes capitalistes, de donner accès au plus grand nombre à davantage de confort et de qualité de vie. Au contraire, elle a durci les conditions de travail des ouvriers, enlaidi les milieux où ils vivent (les grandes villes), rompu le lien millénaire entre l’homme et la nature, et substitué aux objets produits avec soin, amour et nécessité, soit des objets de pacotille à bon marché, soit des objets de luxe inutiles et prétentieux. L’expérience esthétique de l’homme s’en trouve amoindrie ; il ne sait plus distinguer l’essentiel du superflu ; il ne vit que pour assouvir une soif inextinguible pour l’argent et les biens matériels qu’il n’aura jamais assez, soit parce qu’il est opprimé par l’inégalité sociale, soit parce que sa position favorisée excite sa cupidité.


On pourra bien sûr discuter ces assertions, car sans doute la situation s’est-elle complexifiée aujourd’hui, où la majorité des gens ne travaillent plus à l’usine et où les managers incitent leurs employés à faire preuve de « créativité ». Quoiqu’il en soit, en 1871, l’enjeu du luxe communal était bien celui-là : que chacun devienne artiste. Cela ne voulait pas dire que tout le monde devait quitter l’usine, les champs ou la boutique pour se mettre à la peinture, à la poésie et à la musique ; mais plutôt qu’il fallait reconfigurer les modes de production de sorte que chacun puisse trouver du plaisir à travailler et que la beauté, c’est-à-dire le lien entre l’homme et la nature, s’imprègne dans toutes les manifestations de la vie. Cela impliquait, entre autres, que les beaux-arts ne soient plus séparés des autres activités humaines et que les artistes partagent leur prestige et leurs préoccupations avec les autres travailleurs. Kristin Ross le dit bien :

Demander que la beauté s’épanouisse dans les espaces communs et non plus seulement dans des chasses gardées privées revenait à transformer l’art pour qu’il soit pleinement intégré à la vie quotidienne et non plus seulement l’objectif de ces excursions dans ce qu’Élisée Reclus appelait “le palais coutumier où, tous les ans, sont enfermés temporairement ce que l’on appelle les ‘beaux-arts’”. [Reclus fait allusion aux Salons]. [3]



Ainsi, Élisée Reclus, géographe, membre très actif de la Commune et théoricien de l’art à ses heures, explique sa vision de l’art communal :

Ah ! si les peintres et les sculpteurs étaient libres, ils n’auraient pas besoin de s’enfermer en des salons. Ils n’auraient qu’à reconstruire nos cités ; tout d’abord à démolir ces ignobles cubes de pierre où se sont entassés les êtres humains dans une affreuse promiscuité, pauvres et riches, mendiants et fastueux, faméliques et repus, victimes et bourreaux. Ils brûleraient tout le vieux baraquement des temps de misère en un immense feu de joie et j’imagine que, dans le musée des œuvres à conserver, ils ne laisseraient pas grand’chose des prétendues œuvres artistiques de nos jours. [4]

Il y a dans ce texte une affirmation qui pourrait paraître étrange, celle selon laquelle les artistes ne seraient pas libres. Étrange, en effet, puisque justement les beaux-arts sont définis par Kant comme une activité libérée de toute contrainte, à l’inverse de l’artisanat ; puisque tout un processus historique commencé à la Renaissance semble avoir donné aux beaux-arts et aux artistes de plus en plus d’autonomie. C’est négliger le fonctionnement réel des beaux-arts en France sous le Second Empire : d’une part, l’Académie des beaux-arts, le Salon qui en est une émanation et les subventions qui vont aux artistes qui y réussissent, dictent le goût et classent les artistes en fonction de critères que l’institution formule. D’autre part, les arts sont fortement hiérarchisés : peinture d’histoire, peinture de genre, portrait, arts majeurs, arts mineurs, arts décoratifs, tout cela produit des catégories d’artistes étanches et implique des formes artistiques adéquates ou inadéquates à ces catégories ; sans compter que ces catégories sont aussi fortement genrées, que l’accès à l’école des beaux-arts est très limité pour les femmes et certains domaines leur sont interdits, comme la peinture d’histoire.


En somme, l’artiste sous le Second Empire (et encore en bonne partie sous la Troisième République) est autant corseté par ces institutions, ces catégories et ces clivages genrés, que la femme l’est par son corset. C’est pourquoi le premier objectif de la Fédération des artistes de la Commune était, précisément, de fonder une fédération des artistes indépendante de l’État, dont les membres s’auto-organiseraient de façon solidaire, et pour privilégier « la libre expression de l’art ». Ainsi la Fédération promettait « l’indépendance et la dignité de chaque artiste mises sous la sauvegarde de tous ».


Photographie d’Eugène Pottier (1816-1887) par Étienne Carjat (photographie réalisée en studio en 1871) Crédit/mention suivant : coll. musée de l’Histoire vivante – Montreuil


Mais la liberté acquise par les artistes n’était rien sans la liberté de tous les travailleurs. Cela signifiait, aussi, l’abolition des formes les plus pénibles du travail, à savoir le travail industriel, où l’homme était ravalé au rang de machine. Cela voulait donc dire mettre en avant ce type de travail intermédiaire entre les beaux-arts et le travail industriel : l’artisanat. L’artisanat était perçu à la fois comme une activité qui répondait aux besoins de la société, et en même temps comme un travail dans lequel l’artisan y mettait du sien, y mettait son cœur. Le Manifeste de la fédération des artistes de la Commune fut d’ailleurs signé par bon nombre d’artisans, à commencer par Eugène Pottier, qui en écrivit le texte. Pottier était un artisan décorateur, dessinateur sur étoffes, dont l’atelier produisait des draps, de la broderie et de la dentelle et de la peinture sur tissu ou sur céramique. Il était aussi poète, et on le connaît surtout pour avoir écrit les paroles de L’Internationale. Partisan d’une éducation polytechnique, autant manuelle qu’intellectuelle, Pottier et d’autres artisans comme lui furent parmi ceux qui insistaient le plus sur la nécessité de hausser la reconnaissance du travail artisanal au niveau de celui du travail artistique, notamment en faisant valoir leur droit d’auteur sur leurs productions, mais plus généralement, en associant l’art et la vie.



Un autre artisan important de la Commune est Napoléon Gaillard, le cordonnier. Personnage incroyable d’après tous les témoignages, il se spécialisa dans l’art de monter les barricades. Il se fit photographier devant celle qu’il fit édifier dans la rue de Rivoli, devant la place de la Concorde ; surnommé le « château Gaillard », elle montait sur deux étages, avec un chemin de ronde et un fossé. Mais c’était aussi un cordonnier hors pair, inventeur de chaussures en latex, facilement recyclables, et auteur d’un traité sur l’art de la chaussure. Il se définissait comme « artiste chaussurier », disait que l’Art de la chaussure était le plus difficile et le plus méconnu, et réclamait autant de respect pour cet art que « ceux qui croient travailler en tenant une plume » [5]. Posant les bases du design, il voulait créer des chaussures parfaites qui soient la conjonction du beau et de l’utile, conçues avec l’idéal « du pied tel qu’il devrait être ».



Après la Commune, il se réfugia en Suisse où il ouvrit un café qui accueillait anciens communards en exil comme lui et partisans de la Révolution prolétarienne, et un modeste magasin de chaussures, qui, d’après un témoin, contenait des merveilles :

Et effectivement, c’est un artiste qui préfère rester les bras croisés plutôt que de faire de la chaussure contrairement à ses principes. S’il avait voulu, il aurait pu gagner beaucoup d’argent à Genève, mais avec son système de se refuser à travailler au goût des gens et sa prétention de les forcer à se chausser suivant ses idées, il a fini par perdre toute sa clientèle sérieuse. [6]

 Les artistes héritiers de la Commune

La Commune ne réussit à se maintenir que 72 jours ; mais, dans le domaine politique, ses effets furent durables (l’éducation laïque et obligatoire) et dans le domaine des arts, l’appel communal à la fusion de l’art et de l’artisanat eu de profonds échos dans les décennies suivantes. En France, au tournant du siècle, tout un ensemble d’artistes et de designers qui participent soit au renouvellement des mouvements artistiques soit aux mouvements de réforme ou de révolution politiques vers la fin du XIXe siècle rejeta l’art conçu comme œuvre détachée de la vie et promut son insertion dans le cadre quotidien.


Ainsi, l’architecte Lucien Magne, dans sa conférence « L’art dans l’habitation moderne » (1887), déclare :

Toute œuvre qui est l’expression parfaite d’une idée ou d’un besoin, qui est exécutée dans la forme décorative, bien appropriée à sa destination, et qui satisfait à l’emploi rationnel de la matière, est une œuvre d’art. L’art ainsi défini embrasse toutes les œuvres du génie humain, et aucune d’elle ne doit lui être étrangère. Comment en effet établir une limite entre les beaux-arts et les arts industriels. Dira-t-on que les premiers sont l’expression d’une idée et les seconds l’expression d’un besoin ? Mais toute œuvre créée par l’homme et pour l’homme satisfait nécessairement aux besoins de l’homme. [7]

On en avait assez du tableau de chevalet et, à la place, on voulait faire des tapis et des papiers peints. En témoigne l’artiste nabis et moine bénédictin Jan Verkade qui s’écrit :

Depuis le début des années 1890, un cri de guerre résonnait d’un atelier à un autre. Plus de peintures de chevalet ! A bas les meubles inutiles ! La peinture ne doit pas usurper une liberté qui l’isole des autres arts. […] Des murs, des murs à décorer […]. Il n’y a pas de tableau, il n’y a que des décorations. (Wilibrod Verkade, Le Tourment de Dieu, trad. Marguerite Faure, revue par l’auteur, préface de Maurice Denis, Paris, Librairie de l’Art catholique, 1923, p. 94).

Les plus grands peintres semblent partager ce cri de guerre, de Paul Gauguin : « Tout art est décoration » à Maurice Denis : « Une peinture devrait être un ornement. » (M. Denis, Théories, Paris, 1913) [8].


Paul Cézanne, Portrait de Gustave Geffroy, v. 1895-96, collection privée


Il faut bien voir l’aspect politique de ces considérations : abolir la hiérarchie entre arts décoratifs et beaux-arts va de pair avec l’abolition des classes sociales. Par l’éducation, et singulièrement l’éducation artistique, le peuple, les ouvriers, pouvaient ainsi espérer renverser l’ordre social et voir un monde meilleur. Assez révélatrice à cet égard est la tentative du critique d’art Gustave Geffroy, au milieu des années 1890, d’ouvrir un musée du soir dans les quartiers ouvriers de Paris [9]. En effet, explique-t-il,

on se plaint sans cesse que le peuple emploie mal son temps de repos, on lui en veut d’entrer au cabaret, au café-concert, de se désintéresser de son travail, aussitôt la tâche finie. Il est de fait que peu de gens aiment leur métier, accomplissent leur part journalière avec amour. Pourtant, c’est dans le peuple que l’on trouve le plus le goût de la profession, la fierté de la besogne bien conduite, bien achevée. Mais encore faut-il que ce sentiment ne soit pas découragé, faut-il l’aider à se maintenir, à se renforcer, à se propager. Le musée du soir ouvert à tous, gratuitement, c’est la plus nette, la plus victorieuse concurrence qui puisse être faite au cabaret et au café-concert.


Thomas Hischhorn, Musée précaire Albinet, 2004, Aubervilliers


Si cette idée rappelle ce qu’a tenté, effectivement, Thomas Hirschhorn à Aubervilliers avec son « Musée Albinet », qui devait accueillir les chefs-d’œuvre du Centre Pompidou en 2004, le « musée du soir » de Geffroy s’en distinguait par son contenu : outre les peintures et les sculptures, dit-il,

dans le Musée du soir, qu’une place soit faite à l’ouvrier d’art, qu’un socle soit donné à l’œuvre, au “chef-d’œuvre” qu’il aime et qu’il aimera de plus en plus à créer et à parfaire, en dehors de ses heures de travail. L’ouvrier, il importe de le répéter, aime son métier, s’intéresse aux matières, aux pièces qu’il manie, qu’il façonne, aux conditions de solidité, de viabilité, de sa production. Que sera-ce alors qu’il pourra juger cet objet né de lui, mis en lumière, soumis à la critique ? Il viendra voir cette exposition changeante, le chef-d’œuvre de son voisin d’atelier succédant à son chef-d’œuvre à lui.


John Everett Millais, Portrait de John Ruskin, 1853-54, Oxford, Ashmolean Museum


Mais c’est surtout en Grande-Bretagne que les idées artistiques de la Commune ont trouvé un milieu favorable qui leur permirent de s’épanouir. L’Angleterre victorienne était considérée comme le pays le plus moderne de l’Europe parce qu’il était le plus industrialisé et le plus capitaliste. La réaction des ouvriers, des syndicalistes, des intellectuels et des artistes n’en fut que plus forte. Deux grands noms incarnent ce refus de l’industrie et un parti-pris pour les classes populaires : John Ruskin et William Morris. Les deux promouvaient, en même temps, la réunion de l’art et de l’artisanat. On associe généralement l’œuvre du premier à la redécouverte du gothique en architecture, à la défense de Turner et des pré-Raphaélites, c’est-à-dire aux tendances artistiques reconnues comme les plus importantes dans l’Angleterre du XIXe siècle. Mais il ne faut pas oublier que ces tendances étaient, à leur époque, minoritaires : le gothique était ridiculisé par les architectes et les ingénieurs, Turner et les pré-Raphaélites par l’Académie des beaux-arts. Ruskin, défenseur des minoritaires en art, le fut aussi en politique : issu d’une famille anglicane à la morale sévère, il détestait l’enrichissement éhonté des propriétaires et utilisait la fortune familiale pour des œuvres de philanthropie, pour les bibliothèques et essaya même de construire un musée populaire, le Saint-George Museum, à Sheffield en 1875, bien avant Gustave Geffroy.


John Ruskin, Vue du musée de la guilde de Saint-Georges, v. 1876, Sheffield


Ruskin associait la montée en puissance de la bourgeoisie capitaliste à une décadence morale qui se manifestait non seulement par l’accaparement des richesses aux mains de quelques-uns, la dégradation des conditions de travail des ouvriers et des conditions de vie des pauvres en général, mais aussi par un enlaidissement généralisé. La cause de cet enlaidissement n’est pas un changement de style architectural, mais un changement de manière de produire : l’abandon progressif du travail artisanal et son remplacement par le travail mécanique, sans âme. Dans Les Sept lampes de l’architecture, publié la première fois en 1849, il écrit, après avoir décrié le travail à la machine :

Mais tant que les hommes travailleront en hommes, s’adonnant de cœur à ce qu’ils feront et le faisant de leur mieux, peu importe qu’ils soient de mauvais ouvriers, il y aura quand même dans l’exécution quelque chose qui n’a pas de prix. On verra toujours que l’ouvrier a éprouvé plus de plaisir en certains endroits qu’en certains autres – qu’il s’y est arrêté, leur a accordé plus d’attention ; puis il y aura des morceaux négligés, d’autres faits à la hâte ; ici le ciseau a frappé dur, là légèrement et plus loin s’est fait timide. Si l’ouvrier a mis son esprit et son cœur à son travail, tout ceci se produira aux bons endroit ; chaque morceau fera ressortir l’autre et l’effet de l’ensemble sera le même que celui d’une poésie heureusement dite et profondément sentie, tandis que ce même dessin exécuté à la machine ou par une main sans âme ne produirait pas plus d’effet que cette même poésie ânonnée de mémoire. Il y a des gens pour qui la différence sera imperceptible, mais pour ceux qui aiment la poésie, c’est tout – ils préféreront ne pas l’entendre du tout, que de l’entendre mal dite. De même pour ceux qui aiment l’architecture, la vie et l’expression de la main sont tout. Ils aiment mieux ne pas avoir d’ornements que de les voir mal sculptés – sculptés sans âme, veux-je dire. Je ne saurais trop le répéter, ce n’est pas une sculpture grossière, ce n’est pas une sculpture bavochée, qui nécessairement est mauvaise, mais c’est une sculpture froide – l’apparence d’une peine également répartie – la tranquillité paisible, partout identique d’un travail apathique – la régularité de la charrue dans le champ uni. [10]


John Ruskin, The Nature of Gothic, Kelmscott Press, 1892


Pour Ruskin, la perfection n’est pas le but de l’art, car celle-ci peut être atteinte par la machine. Le but de l’art, c’est l’expression de l’âme de l’artiste, y compris l’artisan qui sculpte la pierre d’un édifice ou le bois d’un meuble, car l’art doit être animé, la vie doit circuler dans les formes ouvragées. La machine produit ce que Ruskin appelle un travail mort, qui se manifeste dans la répétition mécanique des formes. De plus, le critique d’art anglais moralise le travail manuel ou mécanique : le travail de la machine est mensonger, il produit une illusion, il imite une forme motivée par une nécessité organique, produite par le geste vivant de l’artisan, à l’instar de la fausse pierre qui imite le diamant. Ce qui confère la valeur au diamant [11], comme à l’édifice, c’est la qualité du travail, la peine qu’il a coûtée, la joie qu’il a causée à l’artisan ; ce n’est pas le résultat final. Dans Les pierres de Venise, et spécialement dans le chapitre « De la nature du gothique » du deuxième tome (1854), Ruskin précise l’opposition entre travail artisanal et travail mécanique en lui donnant une tonalité historique et géographique : il oppose l’Italie médiévale et la Grande-Bretagne contemporaine. Ainsi, à propos du travail du verre :


Notre verre moderne est clair dans sa substance à un point exquis, il est vrai dans sa forme, précis dans sa découpe. Nous sommes fiers de cela. Nous devrions en avoir honte. L’ancien verre de Venise était sale, peu soigné dans toutes ses formes, et coupé maladroitement, voire pas du tout, et les anciens Vénitiens en étaient fiers. Car il existe une différence entre l’artisan anglais et l’artisan vénitien : le premier ne pense qu’à ajuster ses motifs avec soin, et d’arrondir ses courbes de la manière la plus parfaite, et d’affiner parfaitement ses contours, et devient une simple machine à arrondir les courbes et à affiner les bords ; alors que l’ancien Vénitien se moquait bien de savoir si ses bords étaient fins ou pas, mais il inventait un nouveau dessin à chaque verre qu’il faisait, et il ne façonna jamais une poignée ou un embout sans y adjoindre une nouvelle fantaisie. [12]


Emery Walker, Portrait de William Morris


Le problème est donc nettement posé en ces termes : le travail à la machine, ou produit par un homme qui pense et agit comme une machine, peut aboutir à un résultat parfait, parce qu’il se contente de reproduire un modèle, de construire un moulage, reproductible et répétitif. Le travail à la main, par un artisan consciencieux, sera peut-être plein de défauts, mais il ne se ressemblera jamais à lui-même : il fera toujours apparaître quelque chose de différent, c’est-à-dire de nouveau.


Ces idées, William Morris va les développer. Ce n’est pas un hasard si celui-ci publiera en un volume à part, dans ses éditions de Kelmscott Press, en 1892, La nature du gothique de Ruskin : Morris le vénérait et tenait ce texte comme l’un des plus importants de son mentor. Morris avait lu Les pierres de Venise dans les années 1850 quand il était étudiant à Oxford. Après quoi, il voulut devenir peintre et se rapprocha de la Confrérie des Pré-Raphaélites. Mais ce n’est pas en tant qu’artiste qu’il fit carrière. Il voulait appliquer les préceptes théoriques de Ruskin dans la pratique et cela passait forcément par l’artisanat et le médiévalisme.


William Morris, Philipp Webb et al., Red House, 1859-60


Il fit donc construire une maison-atelier, la Red House, en 1859, où il conçut avec ses amis pré-raphaélites les meubles et la décoration. Le principe directeur de ce qu’on appellerait aujourd’hui ce design d’intérieur était la convenance, c’est-à-dire un rapport entre la fonction et la forme adéquat ; on pourrait aussi appeler ce rapport une certaine honnêteté, dans l’esprit de Ruskin : usage de matériaux qui ne cachent pas leur nature, et production manuelle qui ne masque pas ses défauts. Malgré les formes néo-gothiques qui caractérisent cette décoration, ces principes sont fondateurs de ce qu’on pourrait appeler l’éthique du design moderne. En même temps, Morris crée une entreprise d’ameublement et de décoration : Morris, Marshall, Faulkner & Co, dont est membre notamment Ford Maddox-Brown, un designer Pré-Raphaélite déjà renommé.


Philipp Webb, William Morris, Saint-George Cabinet, 1862, Victoria & Albert Museum, Londres


La firme connaît un rapide succès notamment en présentant ses productions à l’Exposition Internationale de South Kensington de 1862, qui regroupait tout ce qui se faisait dans le monde en matière d’arts appliqués et décoratifs. Les principales productions de l’entreprise de Morris étaient le travail du verre (vitraux) et du textile. Dans un texte sur l’art textile, Morris explique :

N’oubliez jamais le matériau avec lequel vous travaillez, et tâchez toujours de l’utiliser au mieux de ses capacités : si vous vous sentez entravé par le matériau sur lequel vous œuvrez, au lieu de vous sentir aidé par lui, vous n’avez pas encore appris votre métier, pas plus qu’un aspirant poète qui se plaindrait de la difficulté d’écrire avec la mesure et la rime. Les limites du matériau devraient être pour vous un plaisir, non un obstacle ; un designer, donc, devrait toujours comprendre complètement le processus de l’ouvrage manuel qu’il est spécifiquement en train d’accomplir, ou le résultat ne sera qu’un simple tour de force. D’autre part, c’est le plaisir de comprendre les capacités d’un matériau particulier, et de les utiliser pour suggérer (non imiter) la beauté naturelle et spontanée, qui donne à l’art décoratif sa raison d’être. [13]

Il faut bien saisir ce qu’une telle déclaration a de minoritaire à son époque. En effet, la deuxième moitié du XIXe siècle est marquée en Angleterre par une tendance toute différente : l’accroissement de la production de biens produits à la machine, de moins bonne qualités mais moins chers à produire. A cela s’ajoute une entreprise institutionnelle de développement des arts industriels, à travers l’aide à l’ouverture d’écoles de design, les expositions universelles et le musée de South Kensington (futur Victoria & Albert Museum). Par ce double mouvement, tout un chacun peut avoir accès à des objets de décoration peu chers et dans tous les styles disponibles. C’est ce que Morris appelle le début de « l’âge de l’ersatz », makeshift dans le texte, c’est-à-dire littéralement « succédané ». Dans une conférence de 1894 [14], Morris décrit ces ersatz qui empoisonnent l’existence quotidienne : non seulement les meubles et les maisons sont construites en faux matériaux de placage, pour faire baisser les prix, mais le pain est devenu un produit industriel, le beurre de la margarine ; même la nature, défigurée par l’exploitation agricole et les industries, est devenue une image appauvrie d’elle-même. Le travail comme le loisir sont des ersatz : ils ont l’aspect du travail et du loisir, mais ils n’en ont plus l’essence, à savoir : le plaisir dans l’activité, et le délassement qui pacifie l’esprit. Au lieu de cela, le travail abrutit l’homme et le loisir semble lui procurer un plaisir qu’il ne prend plus dans le travail. L’âge de l’ersatz est un renversement complet des valeurs, où le faux prend la place du vrai, et où on se donne de la peine à produire de l’inutile, en négligeant le nécessaire.


Florentine Lamarche et Alexandre Ovize, To Sarah (William & Rihanna), 2015


C’est, aux yeux de Morris, la mécanisation du travail qui est largement responsable de cette substitution des produits authentiques par des ersatz ; une mécanisation qui va de pair avec le capitalisme, c’est-à-dire l’accaparement des moyens de production par les propriétaires au détriment des ouvriers qui les utilisent. Morris étudie les étapes historiques de ce processus dans une autre conférence, « Architecture et histoire » (1884). Première étape : l’artisan médiéval.

Il vivait durement, certes, mais beaucoup plus facilement que son héritier d’aujourd’hui ; son seul maître était la communauté ; il fabriquait lui-même, du début jusqu’à la fin, les biens qu’il vendait lui-même au futur utilisateur. (…) On travaillait donc de telle façon que la division du travail au sein des différents corps de métier n’existait guère, voire pas du tout. Cela entraînait un adoucissement du labeur puisque à mon avis il est pénible d’être lié sa vie durant à la même besogne (comme c’est toujours le cas aujourd’hui) ; je parle d’adoucissement, car de fait le travail était extrêmement varié pour celui qui réalisait son ouvrage lui-même et en totalité, au lieu de reproduire éternellement la même petite fraction d’une pièce. (…) Il travaillait pour assurer sa propre subsistance et non pour enrichir un maître ; mais, je le répète, subvenir à ses besoins n’était pas si pénible : ainsi avait-il de nombreux loisirs et, maîtrisant son temps, ses outils et la matière première, il n’était pas contraint de produire des objets de pacotille mais pouvait se permettre de prendre plaisir à orner son ouvrage. [15]

Ce système, qui culmine au XIVe siècle avec les guildes et les corporations (modèles de la Fédération des artistes de la Commune, de la confrérie des Pré-raphaélites et des coopératives anglaises du XIXe siècle), décline petit à petit entre le XVIe et le XVIIe siècle. La concentration des capitaux et des moyens de production aux mains de patrons transforme les conditions de travail des ouvriers : l’artisan est propriétaire de ses outils et du fruit de son travail, l’ouvrier dépend du patron. Mieux : la mise en place de la division du travail permet de faire des économies (on regroupe les ouvriers dans le même atelier) et d’augmenter la productivité, mais l’ouvrier est « astreint à fabriquer sa vie durant une portion insignifiante d’une marchandise insignifiante ». Le patron, lui, ne raisonne plus en terme d’usage des marchandises (est-ce qu’elles correspondent aux besoins réels des gens ?) mais en terme de vente (comment vendre des produits, même s’ils sont inutiles ?).


Troisième étape : le machinisme, ce que nous avons appelé ensuite la révolution industrielle. Morris résume ainsi l’évolution :

Tandis qu’au XVIIIe siècle l’homme était contraint par le système de la division du travail de travailler sans relâche pour produire des objets dérisoires d’une façon machinale et abjecte mais qu’il comprenait néanmoins, aujourd’hui, à l’ère de l’usine et des machines presque entièrement automatiques, il aura beau changer souvent de travail et être déplacé d’une machine à l’autre, à peine saura-t-il s’il produit quelque chose. En d’autres termes, si le XVIIIe siècle a abaissé l’homme au rang de machine, le nôtre l’a rendu esclave de celle-ci ; c’est la machine qui lui dicte ses gestes sous peine de mourir de faim. [16]

Le machinisme asservit l’humain et lui fait perdre son humanité, ce par quoi il prend plaisir à la vie. La dégradation des biens de production en ersatz ne signale pas seulement un appauvrissement esthétique, et la dégradation de l’artisan en ouvrier n’entraîne pas juste un appauvrissement matériel : c’est le sentiment vital de l’existence qui s’appauvrit, c’est la civilisation qui décline. Lutter contre le travail à la machine et le capitalisme, c’est donc lutter pour retrouver du plaisir au travail, pour produire des objets beaux et utiles, pour donner au plus grand nombre le sentiment du bonheur. Cette lutte, Morris l’aura entreprise par sa société d’artisanat, qui perdure après sa mort et est à l’origine d’un mouvement fécond en Grande-Bretagne dans les années 1880-1900 : le mouvement Arts and Crafts. Il l’entreprend également par un engagement politique : il fonde la Socialist League en 1884 et ne cesse, dès lors, de sillonner le pays en donnant des conférences sur ses thèmes de prédilection : le travail, l’art, l’artisanat, l’architecture, devant les ouvriers, les artisans ou les intellectuels. Il croise ainsi la route de communards en exil ou d’intellectuels européens proches des idées de la Commune, comme Kropotkine. La spécificité de l’approche de Morris, à l’égard de ses compagnons intellectuels, réside dans la place qu’il accorde à l’art, une place centrale. En effet, si tous sont d’accord pour dénoncer le travail à la chaîne, entraînant tout sauf un progrès social, seul Morris avance l’art comme forme de solution. En effet, dans la mesure où une vie heureuse et épanouie réside, à ses yeux, dans le plaisir que l’on prend à son travail, et dans la mesure où le problème actuel vient précisément de ce que la majorité des travailleurs ne prennent aucun plaisir dans le travail mécanique qu’ils sont obligés d’effectuer, les artistes constituent un modèle de travailleurs heureux. Car l’art reste une activité pleinement libre, qui procure du plaisir non en vue d’une finalité extérieure (avoir de l’argent), mais en elle-même [17]. Contrairement à Kant, qui opposait ainsi les beaux-arts (libres et agréables) à l’artisanat (servile et pénible), Morris pense que tout travail, toute activité, devrait être libre et agréable, c’est-à-dire être considérée comme de l’art. On le voit, la fusion de l’art et de l’artisanat était au cœur de la vision politico-esthétique de l’écrivain anglais.

 William Morris, au rythme du Moyen Âge

Même si Morris était un socialiste engagé (ce qui voulait dire, à l’époque, engagé dans un projet de révolution sociale), et s’il appelle les artistes à entrer en « rébellion », comme l’avaient fait avant lui ceux de la Commune, son héritage a été renié par la génération des artistes dits « modernistes », ceux qui furent contemporains de la Révolution de 1917.


Le Corbusier, L’art décoratif d’aujourd’hui


Chez Adolf Loos, architecte et théoricien de l’art autrichien, dont les écrits et les édifices furent considérés comme une rupture par rapport à la génération précédente, comme chez Le Corbusier, grand amateur de Loos qui en adapta le message en France et connut la fortune que l’on sait, William Morris et le mouvement des Arts and Crafts font figure de vieilleries moyenâgeuses allant à contre-courant de la modernité. Sur un point très précis, l’analyse de Loos est en effet diamétralement opposée à celle de Morris. Loos est un partisan de l’industrialisation, qu’il associe à la modernité et au progrès. La mécanisation du travail, écrit-il, va rendre celui-ci moins pénible pour les ouvriers, dont les tâches les plus ingrates seront accomplies par des machines, va permettre d’augmenter la productivité, de libérer du temps libre et de laisser les travailleurs s’occuper de ce qui compte vraiment dans la vie : l’activité de l’esprit, l’art. En réalité, ce n’est pas tout à fait ce qui s’est passé : l’ouvrier est devenu l’esclave de la chaîne de production à l’usine, l’employé peu qualifié est soumis à un travail peu valorisant et répétitif et les peu de loisirs qui leur restent ne sont pas tellement consacrés à la poésie ou à la peinture. Seuls les riches, qui ont le capital financier et le capital culturel, peuvent dégager du temps et trouver de l’intérêt à développer des activités intellectuelles ou artistiques. Si bien que l’automatisation du travail et l’autonomisation de l’art ont produit un divorce ou ont renforcé l’écart entre les riches et les pauvres, entre le monde de l’art et le reste du monde.


Les théoriciens du modernisme et les historiens de l’art du XXe siècle considèrent généralement que l’autonomisation de l’art est une bonne chose, qui se manifeste, socialement, par l’indépendance des artistes eu égard des institutions et des commandes et, formellement, par le triomphe de l’abstraction, c’est-à-dire l’art débarrassé de toute fonction illustrative. Mais on ne dit pas souvent que l’autonomisation de l’art est, sinon le fruit, du moins liée à la mécanisation du travail pour le reste de la société et à la disparition corrélative de l’artisanat. Rétrospectivement, on peut dire que la modernité de Loos ou de Le Corbusier est une modernité libérale, dont l’utopie passait par la scission entre l’art et le reste de la vie sociale, une scission entre les activités de l’esprit et celles du corps. C’est une modernité qui profite, avant tout, à ceux qui sont affranchis du travail corporel. La modernité de Morris est une modernité socialiste, qui implique d’associer le corps et l’esprit, l’art et le travail.


On peut ainsi comprendre que l’évocation du Moyen Âge, chez Morris ou Ruskin avant lui, n’est pas un refus réactionnaire de la modernité et le rêve nostalgique d’un idéal perdu, mais bien un modèle pour penser l’avenir. On a déjà vu que Morris trouvait dans l’artisan du XIVe, organisé en corporation, son idéal de travailleur, par opposition à l’ouvrier contemporain. Certes, le Moyen Âge de Ruskin est en partie fantasmé. Mais la lecture du livre sorti l’an dernier de Jean-Claude Schmitt, grand historien médiéviste contemporain, qui s’intitule Les rythmes au Moyen Âge, peut expliquer cette opposition. Dans ce livre somme de 700 pages, Schmitt explique que les rythmes sont partout pendant le Moyen Âge, qu’ils ponctuent chaque moment de la vie humaine : les âges du monde, le calendrier des fêtes religieuses, l’alternance des saisons, le temps annoncé par les cloches, le battement du cœur et les périodes favorables au sexe, les temps du jeûne et les façons de lire ou de chanter, les manières de travailler et les gestes du corps, rien n’échappe au rythme. Mais c’est encore peu dire ; il faut encore ajouter que le rythme est conçu comme différence dans la répétition. Le rythme se distingue en effet de la cadence ou metrum en ce qu’il ne consiste pas en un battement régulier, c’est-à-dire dans le retour périodique à l’identique. Un bon exemple de cette conception médiévale du rythme est fourni par la conception du temps : le temps médiéval est pensé à la fois comme linéaire, tendu vers un futur connu (le Jugement dernier) mais à la date incertaine, et à la fois comme circulaire, pensé comme un cycle : ce double mouvement, cyclique et linéaire, qu’on pourrait assimiler à la forme d’une spirale, définit le temps médiéval comme rythmé.


Ainsi en va-t-il du travail de l’artisan médiéval : même s’il cherche à reproduire en plusieurs exemplaires une chaise, un verre ou une épée, l’irrégularité de son travail manuel produira toujours une différence, un changement qualitatif. Au contraire, le travail machinique voit triompher la cadence aux dépens du rythme : une bonne machine n’est jamais censée introduire de variation, qui ne peut être considérée que comme un écart par rapport au prototype, c’est-à-dire une perte de conformité. C’est pourquoi, dit Schmitt, la question des rythmes « est pleinement une question politique » et pourquoi le rythme est « le lieu du pouvoir », à partir du moment où des hommes imposent leur cadence à d’autres [18]. Que le rythme soit partout au Moyen Âge signifie aussi qu’il n’y a pas de domaine spécifique appelé « art » ; car pour que l’art existe comme domaine spécifique, il faut que le rythme se soit fait remplacer par la cadence dans la plupart des activités, il faut que seuls les artistes échappent encore à l’asservissement de la production industrielle et qu’ils développent, eux seuls, le sens du rythme. Musiciens, peintres, théoriciens de l’art, quasiment tous les artistes du début du XXe siècle définissaient l’art comme l’expression du rythme. C’était vrai – parce que le sens du rythme s’était perdu dans les autres activités sociales.


Florentine Lamarche et Alexandre Ovize, Un peu plus, un peu moins (avec Laurent Gautier), 2017


Si l’artisanat est révolutionnaire, ce n’est pas seulement parce que les Communards, Ruskin, Morris et d’autres révolutionnaires voulaient le défendre, contre l’industrialisation ; c’est parce que l’artisanat est un rythme. En effet, la révolution a deux sens : celui de changement radical, comme dans Révolution de 1789 ; mais aussi, celui de répétition, comme la révolution des planètes autour du soleil. Répétition et changement : c’est la formule du rythme. La révolution par l’artisanat, c’est la substitution de la cadence industrielle par le rythme du travail fait avec le corps et avec le cœur ; c’est la répétition qui produit de la différence, et non la répétition abrutissante de l’identique ; c’est une façon joyeuse de travailler en créant.


À leur façon, Florentine Lamarche et Alexandre Ovize me semblent merveilleusement manifester cette joie du travail artisanal.


Notes

[1Transition, galerie Alain Gutharc, novembre 2016-janvier 2017.

[2E. Kant, Critique de la faculté de juger [1790], éd. publiée sous la dir. de F. Alquié, Gallimard, 1985, p. 256 sq.

[3K. Ross, L’imaginaire de la Commune, p. 74.

[4E. Reclus, « L’art et le peuple », cité par K. Ross, ibid.

[5Cité par K. Ross, p. 71.

[6Cité par K. Ross, p. 123.

[7L. Magne, « L’art dans l’habitation moderne », in L’Art social de la Révolution à la Grande Guerre. Anthologie de textes sources, dir. N. McWilliam, C. Méneux, J. Ramos, Paris, INHA, 2014, en ligne : http://inha.revues.org/5592.

[8Cités par Marilyn Oliver Hapgood, Wallpaper and the Artist. From Dürer to Warhol, New York – Londres – Paris, Abbeville Press, 1992, p. 96.

[9« Gustave Geffroy, Un musée du soir aux quartiers ouvriers, 1895 », in Neil McWilliam, Catherine Méneux et Julie Ramos (dir.), L’Art social de la Révolution à la Grande Guerre. Anthologie de textes sources, cit., en ligne : http://inha.revues.org/5821.

[10Ruskin, Les Sept lampes de l’architecture, trad. George Elwall, Paris, Société d’édition artistique, « V. La lampe de la vie », p. 235-36.

[11Ibid, « II. La lampe de la vérité », p. 127.

[12Ruskin, « On the Nature of Gothic », in W. Morris éd., Kelmscott Press, 1892, p. 27-28

[13W. Morris, in Arts and Crafts Essays, 1899, cité par G. Naylor, The arts and Crafts Movement, p. 104.

[14W. Morris, « L’âge de l’ersatz », in L’âge de l’ersatz et autres textes contre la civilisation moderne, p. 121-140.

[15W. Morris, « Architecture et histoire », in L’âge de l’ersatz, p. 39-42.

[16Ibid, p. 49-50.

[17W. Morris, « Les arts appliqués aujourd’hui », in L’âge de l’ersatz, p. 108.

[18J.-C. Schmitt, Les rythmes au Moyen Âge, Gallimard, 2016, p. 30-32.

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