Rythmanalyse et rythmologie connaissent des sorts très différents selon les pays. Comme on sait, la première est florissante dans les pays anglophones mais encore confidentielle en France, pourtant le pays de Bachelard et de Lefebvre. Il est vrai que c’est exactement l’inverse pour la seconde. Celle-ci a déjà commencé à émerger en France alors qu’elle est quasiment inexistante dans les pays anglo-saxons et nordiques.
Parmi les obstacles qui empêchent ces développements, on connaît le poids stérilisant du paradigme métrique dominant et les fortes tensions propres aux perspectives anti-métriques alternatives, tensions qui sont en grande partie responsables de leur affaiblissement et de leur disparition du champ scientifique au cours des années 1990. Depuis les années 1970, les défenseurs du paradigme rhuthmique démocritéen – paradigme atomiste fondé sur un primat des forces de la nature ou des forces sociales – ont systématiquement rejeté la synthèse entre la perspective atomiste et l’holisme radicalement nouveau issu de l’analyse des discours et de la littérature proposée par Aristote et les promoteurs modernes du paradigme rhuthmique aristotélicien. [1]
À ces obstacles internes, il faut toutefois ajouter un certain nombre d’obstacles externes, posés principalement par les institutions d’enseignement et de recherche, obstacles que je souhaite évoquer dans cette note à partir du cas français qui est celui que je connais le mieux. De ce côté, mais ce n’est pas moins grave pour le développement scientifique, rien de théorique, plutôt une indifférence voire une hostilité brute à toute proposition rythmanalytique ou rythmologique. En France, mis à part quelques exceptions qui confirment la règle, comme l’actuel séminaire « Rythmologies » de la MSH-Alpes soutenu par RHUTHMOS, nos institutions, même celles qui sont depuis longtemps engagées dans une critique des formes de pouvoir et de l’idéologie néolibérales, restent indifférentes aux questions rythmiques. Dans les années 2010, elles ont systématiquement refusé aux jeunes docteurs intéressés par ces questions les postes qu’ils méritaient. Leurs thèses, pour la plupart, n’ont pas été publiées. De même, il est encore bien difficile de faire valider par les pairs des articles portant sur ces questions destinés à des revues « avec comité de lecture », pourtant nécessaires aux carrières d’aujourd’hui. De même encore, les travaux concernant ces questions ne sont pas répertoriés. De fait, il n’existe aujourd’hui aucun centre, aucun laboratoire, aucun département, aucune section même d’une quelconque institution publique d’enseignement ou de recherche, qui soit entièrement consacré aux problématiques rythmanalytique et rythmologique. Chaque chercheur, chaque chercheuse doit se débrouiller seul, sans aucun appui pérenne, et ne peut compter que sur les aides qui proviennent de temps en temps de l’étranger.
De cet état de fait témoigne une petite mésaventure qui est arrivée récemment à l’auteur de ces lignes et que je me permets de raconter ici tant elle illustre bien les difficultés que rencontre aujourd’hui toute personne — mais je pense ici principalement aux jeunes chercheurs et chercheuses — intéressée par les approches rythmiques du social et du politique. Tout à fait par hasard, je me suis aperçu il y a quelque temps que mon Habilitation à Diriger les Recherches, où j’avais déjà posé quelques jalons de mon travail actuel [2], n’était pas répertoriée sur le site du très respectable Laboratoire Triangle – Action, Discours, Pensée politique & économique, où je l’avais préparée. J’ai donc demandé à l’actuelle directrice du laboratoire de bien vouloir corriger cet oubli. Réponse de l’intéressée : il est « tout a fait normal » que votre HDR n’apparaisse pas sur le site car « car seules les HDR soutenues par les membres du labo sont référencées ». J’ai alors fait valoir que j’avais bien été membre de 2008 à 2010 mais il m’a été cette fois répondu, assez sèchement, que je n’avais été « que membre associé » et « donc » que mon HDR ne pouvait pas être répertoriée. Moi qui pensais pouvoir faire corriger un oubli par un ajout de deux lignes sur une page web, je me trouvais bien malgré moi embarqué dans une démarche de plus en plus compliquée et tendue. Un peu interloqué par ces réponses et en même temps indigné de ce manque flagrant de collégialité, j’ai alors fait remarquer que, d’un point de vue scientifique comme d’un point de vue éthique, une telle discrimination n’avait aucun sens. Pourquoi mettre en place une telle différence de reconnaissance publique entre membres d’un même laboratoire ? Pourquoi certains membres auraient-ils droit à ce que leurs travaux soient répertoriés et d’autres non ? Pourquoi effacer et renvoyer aux oubliettes la recherche rythmanalytique et rythmologique ?
Je rassure les lecteurs, cette histoire finit presque bien. À la suite de nos échanges, la directrice du laboratoire Triangle, qui a finalement perçu la difficulté, a demandé à son équipe d’intégrer sur le site du laboratoire, dans un avenir encore il est vrai assez indéterminé, toutes les HDR soutenues, même... celles des membres associés.
Il ne pourrait s’agir là que d’une mésaventure individuelle, d’un micro-problème, mais en fait cette anecdote résume bien la situation. Rythmanalyse et rythmologie sont encore presqu’inconnues dans nos institutions d’enseignement supérieur et de recherche, et on a bien du mal à les faire entendre, alors même qu’elles constituent deux approches parfaitement adaptées aux nouvelles conditions imposées par le monde flex-réticulaire et la domination néolibérale.