Notes sur quelques précurseurs de la théorie du rythme aux XVIIe et XVIIIe siècles

Pascal Michon
Article publié le 1er janvier 2023
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Notes sur quelques précurseurs de la théorie du rythme aux XVIIe et XVIIIe siècles  », Rhuthmos, 1er janvier 2023 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article639

Après avoir connu un essor important au cours de la seconde moitié des années 1970 et le début des années 1980 [1], puis un relatif effacement au cours des années 1990, la théorie du rythme bénéficie depuis une dizaine d’années d’un renouveau sensible qui se manifeste à travers toute une série de publications et de colloques [2]. Cette reprise est très certainement liée aux effets sur nos sociétés et nos représentations, y compris scientifiques, de la mondialisation et de l’émergence d’un nouveau capitalisme flex-réticulaire [3].


Mais ce n’est pas la première fois dans l’histoire occidentale que se développent, en lien avec les transformations sociales mais aussi avec celles des sciences et des arts, des mouvements théoriques visant, soit à saisir des flux organisés, soit à fluidifier, sans toutefois leur dénier toute organisation, les opérations qui permettent ce saisir, soit encore, dans les meilleurs des cas, l’un et l’autre à la fois.


On connaît déjà assez bien la mutation scientifique des années 1880-1940 [4] ; on saisit également l’apport déterminant des penseurs allemands de la période 1785-1805 [5] ; on en sait beaucoup moins, en revanche, sur celui de leurs prédécesseurs des XVIIe et XVIIIe siècles quant aux deux principes qui sont au cœur de la théorie du rythme : activité et manière. Ces quelques notes ne prétendent à rien d’autre que poser quelques jalons pour une recherche encore à faire sur ce sujet capital.

 Spinoza et Leibniz : l’activité comme dynamisme de la ou des substances, les manières comme modes ou monades

On peut supposer que quelque chose d’un genre proche de ce qui est en train de se passer est déjà en cause au XVIIe siècle dans les conclusions que Spinoza et Leibniz tirent à la fois des transformations rapides de la société et de l’État, et des progrès des sciences naturelles, de la physique et des mathématiques.


Certes, les modes apparaissent, chez le premier, comme les affections d’une substance unique, alors que le deuxième considère au contraire les monades comme les substances les plus simples dont la composition rend compte des choses – le « pluralisme » de l’un s’opposant clairement au « monisme » de l’autre [6] . Mais dans les deux cas, on trouve une volonté de caractériser l’être comme agir et infinitude, donc comme fluence. De même que la substance unique est vue par Spinoza comme essentiellement dynamique et productrice, de même les substances multiples leibniziennes sont à la fois soumises à un changement continuel qui vient de leur propre fonds, et sources vives de toutes les choses qu’elles composent. Les nouvelles formes de monisme et de pluralisme qu’ils proposent, loin de considérer la ou les substances, soit comme un tout un qui n’est jamais rien d’autre que lui-même, soit comme des entités unitaires continument identiques à elles-mêmes, introduisent dans la conception même de l’être une temporalité fondamentale. Pour Spinoza, l’essence de Dieu enveloppe son existence. La substance possède donc nécessairement un caractère dynamique et proliférant qui la fait se manifester sous une infinité de modes. De même pour Leibniz, qui, parce qu’il cherche à sauver la figure d’un Dieu créateur, rejette le monisme spinoziste et prône une ontologie pluraliste compatible avec l’idée d’une finalité globale de l’ordre du monde, ce caractère dynamique et proliférant est la caractéristique principale des substances monadiques. Pour la première fois en Occident depuis Platon, l’être réapparaît sous la forme proprement rhuthmique qui le caractérisait chez la plupart des présocratiques à l’exception notoire des Éléates.


En même temps, Spinoza et Leibniz à sa suite inaugurent une manière de connaître rhuthmiquement l’être qui aura une immense postérité. Dans la mesure où l’âme et le corps ne sont plus opposés ni hiérarchisés mais apparaissent comme les deux attributs de la ou des substances, les idées s’enchaînent dans l’entendement selon le même ordre et avec la même nécessité que les choses se produisent dans la nature. L’organisation du déroulement de la pensée est rigoureusement « identique » ou, chez Leibniz « parallèle », à celle des mutations de l’étendue. Le monde fluent, ses modes ou ses monades ne sont donc pas connaissables parce que nous nous opposons à eux sous l’espèce d’un sujet libre et capable d’objectivité a priori, en les considérant quant à eux comme de simples corps ou ensemble de corps dénués d’âmes, mais parce que nous participons au contraire, sous les deux attributs à la fois, de la puissance et du déploiement de la substance dont ils sont eux aussi des modes, donc comme des sujets dont la liberté et l’objectivité sont à construire, à illustrer et à défendre en permanence dans et par notre commerce avec les autres modes ou monades. C’est cette participation, sous les deux aspects « de la pensée et de l’étendue » ou « de l’âme et de la matière », au dynamisme de l’être, qui rend possible, en dernière analyse, la connaissance rationnelle non seulement des lois immuables de la nature, mais aussi de l’essence des choses singulières, c’est-à-dire de leur individualité fondée en Dieu, conditions nécessaires pour Spinoza de toute joie et de toute action libre.


On pourrait penser que ces formes d’ontologie et d’épistémologie préfigurent, dans une certaine mesure, celle(s) proposée(s) par Hegel au début du XIXe siècle sous la forme d’une logique dialectique unifiée. Mais si l’être, comme chez ce dernier, y est fondamentalement rhuthmique et peut être connu grâce à notre participation à son fluement sous ses deux attributs, cela n’implique, contrairement à ce que pense Hegel, aucune téléologie, aucune finalité, aucun progrès, et condamne au contraire par avance l’idée selon laquelle l’Être devrait et pourrait un jour se ressaisir lui-même subjectivement dans un Savoir absolu. L’être est fondamentalement multiplication ou prolifération. Cela condamne par la même occasion – au moins pour Spinoza car le cas de Leibniz se distingue ici nettement en ce qu’il suppose une harmonie préétablie – toute conception de l’être comme Puissance potentielle ou comme Sujet de l’histoire du monde. Pour Spinoza, la substance n’est ni cause finale, ni cause première. Elle sort du paradigme aristotélicien dans lequel Hegel continue à la penser. Elle est essentiellement causale c’est-à-dire qu’elle est constante activité d’enchaînement des causes et des conséquences. Comme l’a montré Pierre Macherey, l’ontologie et l’épistémologie hégéliennes conjointes dans la logique sont redevables d’une critique spinoziste bien plus que l’inverse, et c’est finalement l’esquisse d’une « dialectique matérialiste », c’est-à-dire d’une dialectique débarrassée de son idéalisme et de la réduction du devenir à la négation de la négation, qui apparaît chez Spinoza [7] .


Reste la question de la nature et du rôle attribués au langage dans cette doctrine de l’unité de la substance, de l’âme et du corps, de la pensée et de la connaissance. Dans son livre Spinoza. Poème de la pensée [8], Henri Meschonnic a prétendu trouver chez celui-ci une « théorie du langage », une « poétique de la pensée », une « poétique de l’affect », voire une « poétique du divin » (p. 299), ce qui ferait de lui l’un des premiers penseurs occidentaux à avoir considéré non seulement la substance et les modes mais aussi le langage de manière rythmique. Or, il faut bien le reconnaître, rien de tout cela n’apparaît dans les textes, sinon sous la forme de projections de l’analyste sur son objet.


Les propositions spinozistes concernant le langage qu’il évoque ne sont certes pas négligeables (par exemple, le rôle des affects et du corps dans le langage à travers la voix et les expressions du visage, la critique des discours du pouvoir et des prêtres), de même celles qu’il n’évoque pas (l’origine collective des mots et catégories de la langue (TTP, VII ; TIE, 88), la collusion des mots et de l’imaginaire (TIE, 88)), mais elles sont loin de s’organiser en théorie explicite ou, pour reprendre le vocabulaire spinoziste, en idées à la fois adéquates, claires et distinctes, de l’essence du langage ou de la littérature.


On peut également accorder à Meschonnic que le latin de Spinoza n’est pas un médium neutre et qu’il porte de nombreuses marques signifiantes vecteurs d’affects (p. 284-296), mais, d’une part, les exemples qu’il donne ne nous apprennent en fait rien de neuf sur sa pensée, dans la mesure où ils sont repérés par l’analyste à partir d’un sens déjà connu par le seul jeu des énoncés et dont ces exemples apparaissent dès lors comme de simples soulignements ; d’autre part, le fait que le discours de Spinoza porte de nombreuses marques signifiantes n’implique évidemment en rien qu’il ait ne serait-ce que commencé à remettre en question le schéma du signe et à poser les bases d’une théorie rythmique du langage cohérente avec son ontologie de la substance comme activité. Meschonnic est d’ailleurs obligé de reconnaître que Spinoza s’appuie massivement sur le schéma du signe, son dualisme et son discontinu (p. 267), dénie toute autorité aux accents bibliques des « Massorètes oisifs » (p. 250-51 et 300) et qu’il réduit tout le langage au nom (p. 265-66). Il aurait pu ajouter, ce qui l’éloigne de nombre des positions qu’il professe pour sa part, que « la connaissance du troisième genre » atteint ou plutôt participe aux « essences des choses » par « intuition » (intuitu) (E II, 40, sc. 2), ce qui fait de Spinoza, en dernière analyse et en dépit de son nominalisme sémiotique, un penseur réaliste cherchant à atteindre les choses mêmes en dépit des multiples pièges que dispose le langage devant les pas du philosophe. Puisque les mots condensent des souvenirs et des affects liés aux usages passés de ceux qui s’en sont servis, et qu’ils sont la plupart du temps investis par des forces qui cherchent à les utiliser pour exercer un pouvoir sur ceux qui les écoutent, il faut en épurer l’usage par des définitions exactes et par une manipulation soumise aux règles de la démonstration mathématique [9].


Comme Meschonnic le dit lui-même, dans un bref moment de réalisme, sa lecture « détourn[e] le sens voulu par Spinoza vers celui d’une théorie du langage qu’il n’a pas exprimée » (p. 271). Il ne va pas toutefois jusqu’à reconnaître que ce détournement le mène à d’évidents contresens, comme lorsqu’il affirme que, « dans l’écriture de la démonstration », le sujet « tend à, et s’étend jusqu’à, s’absorber dans et absorber Dieu ou la Nature. L’immanence mange la transcendance » (p. 279). Tout d’abord, la « manducation de la parole » n’émergera que bien plus tard, chez Jousse. Ensuite, on ne voit pas comment les êtres humains, qui n’en sont que des modes finis, pourraient « absorber » ou « manger » la substance absolument infinie de laquelle ils participent. Ainsi, la prosodie du se in Deo esse, qui imbrique Deo entre deux se et sur laquelle se clôt son livre (p. 295 sq.), est une jolie trouvaille prosodique, mais elle ne dit en fait rien de plus que cette participation des modes à la substance dont ils ne sont que des affections. On pourrait d’ailleurs opposer à cet exemple une autre formule de Spinoza qui inverse très précisément l’ordre que Meschonnic trouve si significatif et place le es/se clairement au sein de Dieu, en le coupant d’ailleurs en deux comme si le soi était à la fois encerclé par Dieu et toujours orienté vers Lui : Deum es/se unum (Cogitata metaphysica II, chap. 2, « De l’unité de Dieu », De unitate Dei). En réalité, Spinoza n’a pas produit la théorie du langage qui aurait correspondu à ses avancées ontologiques et épistémologiques, et ce n’est qu’au siècle suivant qu’apparaîtront, à la fois sur le plan poétique et sur le plan philosophique, les premiers éléments d’une théorie du langage cohérente avec la théorie rhuthmique de l’être comme substance essentiellement active.


Contrairement à ce qu’affirme de manière péremptoire Meschonnic, qui confond parfois la discussion des arguments avec un procès ad hominem (voir, par exemple, p. 26), au XVIIe siècle, c’est plutôt chez Leibniz que l’on trouve les racines d’une théorie rythmique du langage [10]. Certes, Leibniz est principalement connu pour sa recherche d’une characteristica universalis inscrite dans le paradigme rationaliste et logicien de la grammaire de Port-Royal, paradigme lui-même inscrit dans une conception religieuse du langage, dans la mesure où cette caractéristique serait aussi une image de la lingua adamica perdue depuis la malédiction babélienne.


Mais ce n’est pas cela qui en a fait l’inspirateur d’une majorité des spécialistes et penseurs allemands du langage au XVIIIe siècle. À la différence de Descartes ou de Locke, qui le considéraient encore comme un instrument dont la fonction est purement mnémonique et communicationnelle, Leibniz souligne le fait que le langage « sert encore à l’homme à raisonner à part soi » (Nouveaux Essais, III, I, 2), c’est-à-dire à la fois en lui-même et par lui-même. Par là, il le sort du paradigme cartésien d’origine aristotélicienne et met en évidence sa vertu cognitive et créative.


Ensuite, Leibniz engage une critique de l’arbitraire du signe au sens conventionnel de l’expression, qui attaque le fondement même du dualisme âme/corps, esprit/étendue – le dualisme sémiotique d’origine aristotélicienne du son et de l’idée : « Les langues ne sont pas arbitraires et fondées quasiment par une loi, mais elles sont nées d’un instinct naturel des hommes, qui leur fait mettre les sons en harmonie avec les affects et les mouvements de l’esprit. » (Brevis designatio meditationum de originibus gentium, ductis potissimum ex indicio linguarum, 1710) Contre les cartésiens mais aussi les empiristes, Leibniz fait valoir que l’association arbitraire d’un mot et d’une idée ne vaut que pour les langues artificielles. Mais il ne tombe pas pour autant dans un cratylisme absolu qui verrait les mots comme de simples images des choses. Dans les langues réelles, tout est mêlé d’arbitraire et de nature ou de hasard. Les significations sont déterminées autant par des raisons naturelles que par des raisons morales. Les mots sont dus à un jeu de la nécessité et de la liberté, du naturel et de l’arbitraire. Autrement dit, le langage n’est ni un produit de l’arbitraire des locuteurs, ni une simple image du monde ; il dessine une sphère intermédiaire dans laquelle niche « la merveilleuse variété des opérations de l’esprit », ce que Humboldt appellera plus tard « la variété des visions du monde ».


Enfin, comme le fait remarquer Jürgen Trabant, sans toutefois souligner assez la contradiction flagrante avec la recherche d’une caractéristique universelle, « Leibniz oppose au pessimisme du mythe de la tour Babel, où la diversité des langues apparaît comme une punition, un malheur et un obstacle, son optimisme de la pluralité dans l’esprit de la Pentecôte, la joie provoquée par la multiplicité conçue comme richesse » (J. Trabant, op. cit., p. 82). Comme Descartes et une longue suite de penseurs avant lui, Locke se plaignait que les mots des langues naturelles masquent la vérité, que leur obscurité et leur désordre répandent « a mist before our eyes » (Essay, III, IX, 21). À ces plaintes, Leibniz rétorque que les langues sont « le meilleur miroir de l’esprit humain » et de « la merveilleuse variété de ses opérations ». C’est cette attention à la diversité des langues et à leur aspect concret qui inspirera d’innombrables savants au XVIIIe siècle. Et la joie qu’éprouvera un peu plus tard Humboldt face à la diversité des langues sera, elle aussi, très clairement « le reflet de la monadologie dans le domaine de la théorie du langage. De même que la pluralité des monades sert à réfléchir l’univers et à le multiplier, de même la pluralité des langues est création de richesse » (J. Trabant, op. cit., p. 82).

 Diderot : l’activité comme dynamisme de la matière, les manières comme hiéroglyphes

Au XVIIIe, Béatrice Didier a montré l’effet des mutations des pratiques musicales et chorégraphiques sur les conceptions du rythme [11]. Chez Rousseau et chez Diderot, dans les articles de L’Encyclopédie, le Dictionnaire de musique et Le Neveu de Rameau, le rythme musical n’est plus seulement mesure ou même succession d’accents calquée sur la métrique poétique et sur les scansions du langage, il devient mouvement fluide – tout en gardant malgré tout un ordre fondé sur une succession de temps forts. Mais on sait également, grâce aux travaux d’Anne Elisabeth Sejten et Marie Leca-Tsiomis sur la Lettre sur les sourds et muets, que Diderot redéfinit au même moment le rythme poétique d’une manière dont les conséquences vont se montrer encore plus radicales, dans la mesure où cette redéfinition remet en question non seulement la réduction du rythme au mètre mais aussi celle de l’activité du langage à un usage de signes conventionnels [12].


La poésie ne relève plus pour lui, comme le soutiennent encore ses contemporains, d’une série de signes, d’une suite de métaphores visuelles ou même d’une simple succession de mètres, mais d’« hiéroglyphes poétiques », combinant d’une manière harmonieuse les syllabes, que ce soit dans leurs durées, leurs accents ou leurs timbres : « Le discours n’est plus seulement un enchaînement de termes énergiques qui exposent la pensée avec force et noblesse, mais […] un tissu d’hiéroglyphes entassés les uns sur les autres qui la peignent. [13] ». Plus loin : « Je me suis convaincu que [...] l’harmonie syllabique et l’harmonie périodique engendraient une espèce d’hiéroglyphe particulier à la poésie. [14] »


Ces hiéroglyphes transcendent la succession à la fois des signes et des accents de la ligne parlée et ils sont souvent présentés par Diderot sous le signe de la simultanéité comme « la figure qui d’un seul coup visualise et fixe le sens ou le sentiment d’un ensemble textuel » [15]. Mais en réalité, cette simultanéité n’est ni finale ni figurale, mais permanente et génétique. L’hiéroglyphe est coprésent à la succession des moments de la chaîne parlée et constitue comme « un esprit qui en meut et vivifie toutes les syllabes » [16]. Il est un principe d’organisation (au sens actif) à la fois élémentaire et organique qui définit le caractère propre d’un passage voire d’un texte entier. Diderot peut ainsi considérer un poème à la fois comme un « tissu d’hiéroglyphes entassés les uns sur les autres » et comme un seul et unique hiéroglyphe qui les rassemblent tous : « L’emblème délié, l’hiéroglyphe subtil qui règne dans une description entière, et qui dépend de la distribution des longues, et des brèves dans les langues à quantité marquée et de la distribution des voyelles entre les consonnes dans les mots de toute langue : tout cela disparaît nécessairement dans la meilleure traduction. [17] »


Or – et ce n’est évidemment pas un hasard –, cette préoccupation s’inscrit chez Diderot au sein d’une pensée, proche sur ce plan de celle de Leibniz et de Spinoza, qui vise à surmonter les limitations du dualisme cartésien en accordant une part plus importante aux flux de la perception, des affects et des sentiments, mais sans renoncer pour autant à tout ordre rationnel. À la différence de ses deux prédécesseurs, Diderot identifie il est vrai la substance première à « la matière », mais son matérialisme est très éloigné de celui de l’atomisme antique et de son aspect mécanique. À l’instar de ses deux prédécesseurs, il rejette l’opposition de la pensée et de l’étendue, et considère la matière comme une source dynamique d’où émanent non seulement les différents corps mais aussi la sensibilité, l’imagination, la conscience et l’esprit dont ceux-ci sont dotés [18]. Celui-ci ne peut donc pas être réduit à un intellect pur et calculateur, et doit au contraire être saisi comme génétiquement lié aux parts sensible, imaginative et affective de l’âme [19]. On retrouve ainsi, chez Diderot, une interaction entre le corps et l’esprit, qui rappelle la souple « proportion » spinoziste, plus, du reste, que le strict « parallélisme » leibnizien. C’est l’ensemble complexe, c’est-à-dire à la fois unitaire et différencié, formé par l’âme et le corps, qui connaît, apprécie et goûte les choses du monde.


Mais il faut ajouter à cela que Diderot tire aussi de cette stratégie « moniste » les conséquences langagières, que Spinoza n’avait pas encore atteintes, nous l’avons vu, et auxquelles Leibniz avait en partie tourné le dos en privilégiant la recherche logiciste d’une caractéristique universelle. L’existence des hiéroglyphes poétiques montre que le langage n’est pas un instrument composé de signes par lequel l’âme exprime ses idées ou ses sensations, ou reçoit celles exprimées par les autres âmes ; et qu’il n’est pas non plus un écran opaque et fautif qu’il conviendrait de rendre transparent en le réduisant à des nombres et des figures calculables. Lors de l’activité de langage, le son, la sensation, le souvenir, l’imagination et le sens apparaissent ensemble à l’esprit, dans ses différentes facultés, et conspirent à un effet de sens qui est indissociablement poétique et philosophique, esthétique et épistémologique :

C’est lui [l’hiéroglyphe poétique] qui fait que les choses sont dites et représentées tout à la fois ; que dans le même temps que l’entendement les saisit, l’âme en est émue, l’imagination les voit, et l’oreille les entend. [20]


Il n’est donc pas possible de séparer la matérialité des signes, les sensations qu’ils évoquent, les souvenirs et les images qu’il fait apparaître et le travail conceptuel de l’esprit connaissant. Tout cela s’entrelace d’une manière qu’on ne peut redécouper sans mutilation. C’est dans le langage que se fait l’aventure de la pensée qui est aussi indissociablement une aventure du corps :

Pour nos philosophes, ou bien les beautés de la langue poétique ne sont que des mots harmonieux, et ce n’est plus qu’une affaire d’oreille ; ou ces mots parlent à l’esprit, et c’est une affaire d’idées ; dans le second cas on peut toujours faire passer des idées d’une langue dans une autre ; dans le premier, ce n’est que de l’harmonie ou du bruit perdu. Ils ont tort dans l’un et dans l’autre. L’harmonie fait peinture […]. La pensée la plus rare, sans l’harmonie qui lui convient, reste sans effet ; la pensée la plus commune avec l’harmonie qui lui convient, devient une chose rare et précieuse. [21]


Tout se passe donc comme si Diderot complétait – mais aussi, du coup, transformait dans une mesure qui reste à établir – les philosophies de la substance spinoziste et leibnizienne en leur ajoutant le volet langagier qui leur manquait encore. Si une « proportion » ou un « parallélisme » s’établit entre les enchaînements propres aux corps et ceux propres aux pensées, c’est parce que le langage permet cette mise en relation bijective. C’est par l’activité signifiante langagière et seulement par elle, dans la mesure où elle conjoint le matériel et le spirituel, le son et le sens, le corps et l’âme, dans une dialectique matérialiste débarrassée de tout finalisme, que les êtres humains peuvent participer au dynamisme de la ou des substances sous leurs deux attributs, pensée et étendue, et donc comme des sujets dont la liberté et l’objectivité sont à construire, à illustrer et à défendre en permanence dans et par leur commerce avec les autres modes ou monades.

Notes

[1On peut observer à cette époque l’apparition et la disparition plus ou moins rapide de deux constellations de réflexions concernant le rythme : la constellation d’inspiration critique des travaux de Foucault, Serres, Barthes, Deleuze-Guattari et Meschonnic et la constellation d’inspiration phénoménologique, des travaux de Maldiney, Garelli et, d’une manière qui le classe à part, à la fois critique et phénoménologique, de Lefebvre. M. Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975 ; R. Barthes, Comment vivre ensemble – 1er cours au Collège de France (1976-77), Paris, Seuil, 2002 ; M. Serres, La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Paris, Minuit, 1977 ; G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980 ; G. Deleuze, L’Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983 ; G. Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, 1985 ; H. Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982 ; H. Maldiney, Regard, Parole, Espace, Lausanne, L’âge d’homme, 1973 ; J. Garelli, Rythmes et Mondes, Grenoble, Jérôme Millon, 1991 ; H. Lefebvre, Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des Rythmes, Paris, Syllepse, 1992.

[2P. Sauvanet, Le Rythme grec, d’Héraclite à Aristote, Paris, PUF, 1999 ; P. Sauvanet, Le Rythme et la Raison, Paris, Kimé, 2000, 2 vol. ; C. Couturier-Heinrich, Aux origines de la poésie allemande. Les théories du rythme des Lumières au Romantisme, Paris, CNRS Editions, 2004 ; P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005 ; P. Michon, Les rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007 ; P. Petitier et G. Séginger (dir.), Les Formes du temps. Rythme, histoire, temporalité, Strasbourg, Presse univ. de Strasbourg, 2007 ; C. Doumet et A. Wald Lasowski (dir.), Rythmes de l’homme, rythmes du monde, Paris, Hermann, 2010 ; O. Hanse, À l’école du rythme... Utopies communautaires allemandes autour de 1900, Saint-Étienne, PUSE, 2011 ; M. Formarier, Entre rhétorique et musique. Essai sur le rythme latin antique et médiéval, Turnhout, Brepols, à paraître en juin 2013.

[3« Note sur le renouveau des études rythmiques », Rhuthmos, 21 juillet 2010 [en ligne]. http://rhuthmos.eu/spip.php?article134

[4P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, op. cit.

[5C. Couturier-Heinrich, Aux origines de la poésie allemande. Les théories du rythme des Lumières au Romantisme, Paris, CNRS Editions, 2004 ; P. Michon, « Aux origines des théories du rythme. L’apport de la pensée allemande des Lumières au Romantisme », Rhuthmos, 11 juin 2012 [en ligne]. http://rhuthmos.eu/spip.php?article632.

[6Je prends, comme le fait d’ailleurs Spinoza lorsqu’il discute de l’unicité/unité de Dieu, ces deux termes dans le sens défini par leur opposition et sans préjuger de la nature du « pluralisme » et du « monisme » très particuliers proposés respectivement par Leibniz et Spinoza. Il est clair, par exemple, que ce dernier ne peut pas être réduit, comme on l’a fait régulièrement depuis Hegel, à l’affirmation parménidienne d’une unité et d’une immobilité de la substance. Voir la mise en garde à cet égard de P. Macherey, « Spinoza est-il moniste ? », Spinoza : puissance et ontologie, Kimé, Paris 1994, p. 39-53.

[7P. Macherey, Hegel ou Spinoza ?, Paris, La Découverte, 1979, 2e éd. 1990.

[8H. Meschonnic, Spinoza. Poème de la pensée, Paris, Maisonneuve & Larose, 2002.

[9Pour une introduction à la théorie spinoziste du langage, L. Bove, « La théorie du langage chez Spinoza », http://www.spinozaetnous.org/article16.html#r7 (cons. le 25/06/2012).

[10Je m’appuie ici sur J. Trabant, Traditions de Humboldt, trad. M. Rocher-Jacquin, 1re éd. all. 1990, Paris, Maison des Science de l’Homme, 1999, duquel je tire la plupart des remarques qui vont suivre.

[11B. Didier, « Le rythme musical dans l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, N° 5, 1988, p. 72-90, également sur Rhuthmos, http://rhuthmos.eu/spip.php?article475.

[12A. E. Sejten, Diderot ou le défi esthétique. Les écrits de jeunesse 1746-1751, Paris, Vrin, 1999. On trouvera la section de ce livre intitulée « Une pensée de l’oreille. L’hiéroglyphe poétique chez Diderot » sur Rhuthmos, http://rhuthmos.eu/spip.php?article484 ; M. Leca-Tsiomis, « Hiéroglyphe poétique. L’oreille et la glose », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, N° 46, 2011, p. 41-55, également sur Rhuthmos, http://rhuthmos.eu/spip.php?article490.

[13D. Diderot, Lettre sur les sourds et muets, Paris, Flammarion, 2000, p. 116.

[14D. Diderot, op. cit., p. 133.

[15A. E. Sejten, op. cit., p. 192.

[16D. Diderot, op. cit., p. 116.

[17D. Diderot, op. cit., p. 118.

[18A. Thomsen, « L’unité matérielle chez la Mettrie et Diderot » in A.-M. Chouillet (dir.), Colloque international Diderot, Paris, Aux amateurs de livres, 1985, p. 61-67, cité par A. E. Sejten, op. cit., p. 178, n. 2.

[19A. E. Sejten, op. cit., p. 178.

[20D. Diderot, op. cit., p. 116.

[21D. Diderot, « Traductions de l’allemand en français de diverses œuvres composées en vers et en prose par M. Jacobi », 1771, AT VI, 425 – cité par M. Leca-Tsiomis, op. cit., p. 52.

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