Notes éparses sur le rythme comme enjeu artistique, scientifique et philosophique depuis la fin du XVIIIe siècle

Pascal Michon
Article publié le 13 mars 2014
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Notes éparses sur le rythme comme enjeu artistique, scientifique et philosophique depuis la fin du XVIIIe siècle  », Rhuthmos, 13 mars 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1137

Une première version de ce texte a été présentée à l’École des Beaux-Arts du Mans le 13 mars 2012 dans le cadre d’une semaine consacrée au rythme par l’Unité de recherche « Résonance, du sensible au sens ». Cette nouvelle version a été en partie modifiée et complétée pour le séminaire MaMuX de l’IRCAM qui s’est tenu le 9 novembre 2012 puis pour le Séminaire de l’école doctorale « Arts plastiques, esthétique & sciences de l’art » (ED 279) de l’Université Paris 1, le 13 mars 2014.


Avant de commencer, je voudrais faire une remarque concernant la forme de cet exposé. L’ampleur du sujet que j’ai choisi interdit d’emblée d’imaginer pouvoir le traiter de manière exhaustive et systématique. Il ne s’agira donc que d’une succession de propositions et d’interprétations, de notes éparses dont l’ensemble, du moins je l’espère, pourra peut-être vous aider à mieux saisir les grands enjeux de la question du rythme aujourd’hui.

 À propos de la définition traditionnelle du terme « rythme »

En guise d’introduction, je voudrais dire quelques mots à propos de la notion de rythme elle-même. La définition la plus générale du rythme présente celui-ci comme un retour périodique d’un ensemble de temps forts et de temps faibles. Est considéré comme rythmé, un flux dont l’écoulement n’est pas complètement lisse ou à l’inverse complètement chaotique. Est rythmé un flux dans lequel on perçoit une organisation grâce à une succession de points de repère qui reviennent régulièrement.


Cette première définition s’accompagne d’une seconde qui vise les rythmes, au pluriel, c’est-à-dire ce que chaque rythme a de spécifique. Ce qui distingue un rythme d’un autre rythme, dans la définition traditionnelle, c’est le module de base composé de temps forts et de temps faibles qui, en se répétant, donne cette impression d’organisation. Chaque rythme particulier est en quelque sorte une expansion de ce module de base, qui permet de différencier par exemple le rythme de la cumbia de celui de la salsa ou de celui du tango.


Cette seconde définition est la plus souvent utilisée mais il faut bien comprendre qu’elle n’est en fait qu’un corollaire de la première. Ce qui importe, c’est que le rythme organise la durée en y créant une suite d’intervalles, rendus sensibles par le retour régulier d’un repère – que cette durée soit la durée musicale, la durée de la lecture d’un poème ou la durée du parcours visuel d’un tableau ou d’un bâtiment. Cette définition explique l’usage très large qui est fait du concept de rythme dans les différentes sciences de l’homme et de la société, ainsi que dans les différents arts.


C’est Platon qui, au IVe siècle avant notre ère, a le premier proposé d’appeler rhuthmos la succession organisée arithmétiquement des temps forts et des temps faibles d’une danse ou d’un morceau de musique. Sur le modèle des pythagoriciens, Platon associait cette définition à un primat du nombre et de la proportion. Pour qu’il y ait rythme, à ses yeux, il ne suffit pas en effet qu’il y ait répétition d’un motif ; il faut aussi que cette répétition se fasse de manière ordonnée, mesurée, c’est-à-dire nombrée ou encore arithmétique. De ce point de vue, le rythme c’est d’abord un metron, en français un « mètre », mot qu’on utilise encore sous cette forme en poétique où il subsiste sous la forme de la « métrique ». Cette suggestion a été systématisée par l’un des disciples d’Aristote, Aristoxène de Tarente, dans la deuxième moitié du IVe siècle puis reprise continûment jusqu’à nos jours dans tous les traités concernant la musique, la danse, l’architecture (déjà chez Vitruve au Ier s. av.) et les arts plastiques.


L’ancienneté de cette définition a au moins deux conséquences : d’une part, elle s’est diffusée universellement et le mot rhuthmos a été transposé dans toutes les langues. Il est devenu rythme en français, rhythm en anglais, rhythmus en allemand, ritmo en italien et en espagnol, etc. D’autre part, cette définition est si ancienne qu’elle nous semble aujourd’hui entièrement naturelle et que nous avons oublié qu’il ne s’agit en fait que d’une construction culturelle et historique, issue de la lutte de Platon contre la plupart des doctrines présocratiques.


Or, s’il est sûr que cette définition traditionnelle peut encore rendre de nombreux services, on s’aperçoit vite, premièrement, qu’elle est peut-être précisément un peu trop large pour être efficace, et deuxièmement, qu’il existe de très nombreux phénomènes dont l’écoulement est bien organisé, mais dont l’organisation ne peut se réduire à une succession de temps forts et de temps faibles disposés les uns par rapport aux autres selon des proportions arithmétiques.


Il est vrai que, selon un cliché aujourd’hui très envahissant, il est souvent affirmé que l’on pourrait surmonter l’aspect métrique et mécanique de cette définition en lui associant les notions d’« écart » et de « décalage ». Les principes d’ordre, de mètre et de période pourraient ainsi être rééquilibrés par des principes contraires – des principes de désordre et de création –, qui introduiraient un jeu dans le retour du même. Mais il me semble qu’on se trompe. Ces principes ne changent rien au fond : ils présupposent toujours un primat de la norme métrique dont on imagine un peu rapidement qu’ils pourraient en désamorcer le pouvoir contraignant. Certes, les désajustements, les retards et les avances, les variations et les diversifications introduisent une certaine complexification de la mesure, mais il est clair que toutes ces ornementations ne peuvent apparaître qu’en rapport aux accentuations régulières qui se succèdent et en constituent les conditions de possibilité. À travers l’écart, le nombre et son ordre restent la raison du rythme.

 Premières contestations de la définition traditionnelle – Moritz, Goethe, Schiller, Schlegel et Hölderlin

Les premiers en Occident à s’en être rendu compte sont probablement les poètes et les théoriciens allemands des dernières décennies du XVIIIe siècle. Je m’appuie ici sur la thèse de Clémence Couturier-Heinrich [1].


Un changement, presqu’imperceptible au départ, semble se produire autour de 1785. De nouveaux usages, qui s’émancipent – pour la première fois en Europe depuis l’Antiquité – du modèle métrique hérité de Platon et d’Aristote, se multiplient au sein des réflexions poétiques de Moritz, Goethe, Schiller, Schlegel et Hölderlin. Émerge à cette époque une philologie et une poétique révolutionnaires dont les effets dureront jusqu’à ce qu’ils soient contrebalancés puis refoulés après 1805 par la montée en puissance d’une philologie d’inspiration kantienne (Gottfried Hermann) et des modèles philosophiques de l’art (Schelling et Hegel).


J’en prendrai trois exemples. Schiller tout d’abord. À ses yeux comme pour Goethe, note Clémence Couturier-Heinrich, « le rythme consiste en l’alternance de syllabes longues et brèves selon un schéma préexistant. Condition nécessaire et suffisante des vers, il opère la discrimination entre forme prosaïque et forme poétique, à la différence de la rime, qui n’est qu’une composante facultative de la versification allemande. » (p. 216) Quant au « contenu », il est poétique quand il est « spirituel », quand il « s’élève au-dessus du commun » et a « des relations à l’imagination » (Lettre à Goethe écrite entre 1796 et 1798, citée p. 216).


Tout cela est très traditionnel. Pourtant, en réfléchissant sur son expérience poétique, Schiller en vient à une idée tout à fait nouvelle, qui rompt cette fois clairement avec le modèle dualiste. Dans l’œuvre dramatique, dit-il, le rythme constitue une loi unique qui, en dominant l’ensemble de la forme, donne une homogénéité analogue au contenu : « Le rythme accomplit dans une production dramatique […] ceci de grand et de significatif qu’en traitant tous les caractères et toutes les situations selon une loi, et en les développant, malgré leur différence interne, dans une forme, il oblige le poète et son lecteur à exiger de tout ce qui est caractéristique et divers même au plus haut point quelque chose de général, de purement humain. » (Lettre à Goethe écrite entre 1796 et 1798, citée p. 217) Le rythme devient ainsi un principe d’unification du poétique – assez proche de ce que Diderot entrevoyait dans la Lettre sur les sourds et muets à travers la notion d’« hiéroglyphe » – qui transcende les divisions fond/forme et permet d’atteindre le « spirituel », ce que nous appellerions aujourd’hui la « signifiance poétique » : « Tout doit s’unifier dans le concept générique du poétique, et le rythme sert à cette loi aussi bien de représentant que d’outil, puisqu’il embrasse tout sous sa loi. Il forme de cette façon l’atmosphère appropriée pour la création poétique, ce qui est plus grossier reste en arrière, seul le spirituel peut être porté par cet élément ténu. » (Ibid.)


Deuxième exemple, August Wilhelm Schlegel. Il est le premier à transposer le terme Rhythmus de l’étude de l’accentuation des vers à celle de l’œuvre tout entière (p. 228).


La poésie, affirme-t-il, « détermine sa propre chronologie » en soumettant son déroulement à « une loi qu’elle se donne à elle-même ». Certes, comme tous ses prédécesseurs, il identifie tour à tour cette loi à un rythme, une mesure ou un mètre, mais il la présente aussi, comme le résultat d’un « jeu » avec le langage. Or, l’idée de « jeu », qu’il reprend à Schiller, implique « d’abolir le temps dans le temps, de concilier le devenir avec l’être absolu et le changement avec l’identité » (Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique, 1795, cité p. 220). Le jeu c’est « tout ce qui n’est ni subjectivement ni objectivement contingent, et pourtant ne contraint ni extérieurement ni intérieurement » (Ibid.).


Clémence Couturier-Heinrich note que cette nouvelle conception du rythme aboutit à mettre en tension liberté et nécessité, et à introduire une motivation interne croisée dans un flux linéaire de signes usuellement caractérisés par leur arbitraire. On pourrait ajouter que cette nouvelle idée implique aussi de faire glisser le concept de rythme du sens traditionnel de succession linéaire de temps forts et faibles à celui, proche de celui mis au jour par Meschonnic, de système des marques qui produisent par motivation interne les valeurs sémantiques propres à un texte et qu’elle constitue, pour cette raison, probablement la première occurrence de ce qui deviendra plus tard la notion de système poétique.


Enfin, Hölderlin. On trouve, chez celui-ci, dans les Notes qui accompagnent ses deux traductions d’Antigone et d’Œdipe roi publiées en 1804, des réflexions un peu différentes mais qui vont globalement dans la même direction. Là aussi, le rythme n’apparaît plus comme une simple succession d’accents forts et faibles organisée arithmétiquement et limitée au seul niveau des vers. Le rythme prend une signification libre de toute référence à la métrique.


Dans les Notes, Hölderlin appelle rythme l’organisation globale de la tragédie. Or, cette organisation n’est pas une simple organisation formelle, une structure abstraite lisible a posteriori. D’une part, elle est présente comme une matrice génétique dès l’acte de création lui-même et l’organisation de l’œuvre achevée ne constitue donc qu’une expression de cette forme dynamique. De l’autre, le rythme, l’organisation de la tragédie constitue « la loi, le calcul, la manière dont […] représentation, sentiment et raisonnement naissent l’un après l’autre dans des successions différentes mais toujours d’après une règle sûre » (op. cit., p. 196, cité p. 236). Hölderlin retrouve ici une intuition déjà apparue avec la notion d’« hiéroglyphe » chez Diderot (1751) : le discours poétique ou dramatico-poétique produit ses effets sans égard à l’opposition cartésienne du corps et de l’esprit, c’est-à-dire en mêlant, dans une organisation à chaque fois spécifique (« dans des successions différentes mais toujours d’après une règle sûre »), les échos qu’il produit au sein des différentes facultés de l’âme, l’imagination, la sensibilité et l’entendement.


Les analyses des rythmes tragiques que propose Hölderlin montrent bien sa volonté de concevoir le rythme à la fois comme matrice génétique des représentations et comme effet de leur totalisation en mouvement.

 Reprise de la contestation – Wagner et Debussy, Baudelaire et Mallarmé

Les études dont nous disposons aujourd’hui donnent l’impression que ce mouvement d’émancipation du rythme à l’égard du schéma métrique engagé à partir de 1785 par les philologues et les poètes du classicisme weimarien et du premier romantisme a été bloqué, après 1805, par le développement de la métrique d’inspiration kantienne et de réflexions philosophiques de type idéaliste, qui les unes et les autres ont redonné à la notion de rythme sa valeur traditionnelle cosmique, formelle, linéaire et numérique. À partir de cette date et jusqu’à 1830 au moins, la réflexion sur le rôle du rythme dans l’artisticité des œuvres n’est plus irriguée par la réflexion poétique, mais elle devient la servante de philosophies générales de l’art qui, dans la mesure où elles remettent sur le même plan musique, danse et poésie, déspécifient ce qui vient d’être distingué et réduisent de nouveau le rythme à son aspect arithmétique et linéaire. Tout en en travaillant le concept par la consécution dialectique, Hegel maintient dans ses leçons d’esthétique que le rythme est une succession de temps forts et de temps faibles.


Le combat reprend toutefois avec une force nouvelle avec Wagner et certains de ses successeurs, comme Debussy, Mahler et bien d’autres. Chez ces artistes, on retrouve la volonté de rompre avec le simple retour périodique d’accents forts, soit par des allongements de mesures irréguliers, soit par des retours mélodiques aussi fréquents qu’inattendus, les leitmotivs wagnériens, soit par la quasi-suppression des temps forts au profit d’une nappe sonore presque continue (l’adagietto de la 5e de Mahler), soit encore par un usage massif du chromatisme (comme chez Debussy).


On trouve à la même époque des expériences qui vont dans le même sens chez les poètes, Baudelaire, Mallarmé, Verlaine et les symbolistes. Là aussi, l’enjeu est de se libérer de la métrique traditionnelle. Dans la dédicace de 1862 aux Petits poèmes en prose, Baudelaire écrit : « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. »


Comme les retours désordonnés wagnériens, les ralentissements et les étirements mahlériens, comme le chromatisme debussyste, le projet d’une « prose poétique », « sans rythme et sans rime », s’enracine dans la volonté de se libérer des contraintes métriques anciennes, l’alexandrin en particulier, avec ses douze syllabes, ses accents sur la sixième et sur la douzième, ses modes d’appariement des rimes, etc. Cette volonté ne vise pas bien entendu à se passer de toute organisation, mais, comme on le voit clairement chez tous ces artistes, à concevoir de nouveaux modes d’organisation de la durée qui ne soient plus fondés sur le retour du même et sur le nombre. Comme le note David Hertz, l’un des rares historiens de cette mutation croisée, « [chez Mallarmé] les mots qui reviennent sont peu nombreux et très soigneusement contrôlés et régulés » (Hertz, 1987, p. 24). Le célèbre poème « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » (1897) associe une liberté totale à de nouveaux types de contraintes. Et Mallarmé lui-même y insiste : « Très strict, numérique, direct, à jeux conjoints, le mètre, antérieur, subsiste […] Le vers, aux occasions, fulmine, rareté (quoiqu’ait été à l’instant vu que tout, mesuré, l’est). » (Mallarmé, 1894, p. 644)


Comme l’a montré Walter Benjamin, outre la volonté de produire de nouveaux effets esthétiques faisant une part plus importante à l’aléatoire, au continu et au flou en musique, à l’impair et à la suggestion en poésie, l’objectif est de trouver des équivalents artistiques à la liberté nouvelle gagnée par les individus, au flux plus lisse de la vie sociale, mais aussi aux désaccords rythmiques et aux chocs incessants que cette liberté entraîne au sein des sociétés industrielles et des nouveaux monstres urbains en formation. Vers la fin de sa vie, il apparaît de plus en plus clairement à Baudelaire que seule une prose poétique, débarrassée de la cadence, des mètres et de tout système de rimes (ce qui ne veut pas dire de toute rime), peut permettre de créer la nouvelle forme de discours qui pourra à la fois peindre et critiquer la vie moderne dans « les villes énormes » et « le croisement de leurs innombrables rapports ».

 Autres contestations : Tarde et Simmel

Un peu après les poètes et les musiciens, un certain nombre de sociologues – en particulier Gabriel Tarde en France et Georg Simmel en Allemagne – se sont eux aussi rendus compte que l’organisation du flux des interactions sociales commençait à se transformer dans un sens qui remettait en question la conception traditionnelle du rythme. Notons, au passage, cette avance des praticiens des arts sur les praticiens des sciences ; les artistes ont été les premiers à mettre au jour des mutations de l’individuation et de la subjectivation au sein des sociétés modernes que les sociologues n’allaient découvrir qu’une bonne vingtaine d’années plus tard. Cela dit, il est clair que les travaux sociologiques de la fin du siècle nous permettent de mieux comprendre rétrospectivement ce qui était en jeu dans la production artistique de l’époque. Il y a au moins deux exemples fameux de cet apport : l’interprétation du wagnérisme par Simmel et, quelques années plus tard, celle de la poétique baudelairienne par Walter Benjamin.


Les sociologues découvrent en effet la chose suivante. Traditionnellement, les individus singuliers connaissaient une vie très contrastée faisant se succéder des moments « faibles », pendant lesquels leurs activité étaient relativement peu contrainte et repliée sur une sphère limitée (l’atelier, la famille), et des moments forts d’interaction plus ou moins obligatoires, pendant lesquels les groupes auxquels ils participaient se régénéraient périodiquement (les fêtes, les cérémonies religieuses, les commémorations, les foires, les marchés, etc.) Or, avec le bond en avant de l’économie capitaliste à la fin du XIXe siècle, le développement de la Grande ville, la monétarisation accrue des relations et l’essor des nouveaux médias, en particulier la presse, le télégraphe et désormais le téléphone, les chaînes d’interaction se sont à la fois multipliées, allongées et désincarnées. Certains individus des milieux urbains les plus favorisés ont commencé à se libérer des formes relationnelles traditionnelles en partie contraintes au profit de formes de relation de plus en plus librement choisies – et donc de plus en plus aléatoires et étalées dans le temps.


Le résultat de ces travaux sociologiques a été de mettre au jour, au moins dans certains milieux, l’émergence d’interactions à la fois plus libres et sans synchronisation collective. À l’intérieur de la société régulièrement rythmée qui dominait jusque-là se sont introduites de nouvelles relations plus fluides et en partie dérythmées qui expliquent pourquoi les individus peuvent ressentir à la fois une plus grande liberté de mouvement et une pression plus forte, car plus inattendue et moins contrôlable, de la part des autres individus avec lesquels ils sont en interaction. C’est le tout début d’une mutation de nos sociétés dont nous venons d’observer au cours de ces vingt dernières années un approfondissement remarquable.

 Autres contestations : Bergson

Il est intéressant de noter que les sociologues ne sont pas les seuls à s’orienter à l’époque dans cette direction. En philosophie, Bergson introduit des considérations assez proches de celles qui viennent d’être évoquées pour les arts et les sciences sociales naissantes. Et il y aurait à réfléchir sur l’apparition dans le ciel de la culture du XIXe siècle finissant de cette constellation nouvelle qui va de Wagner, Debussy, Baudelaire et Mallarmé à Bergson en passant par Tarde et Simmel.


Comme vous le savez, Bergson développe à partir des années 1880 une critique radicale de l’épistémologie positiviste et mécaniste qui règne à la fin du XIXe siècle. Celle-ci a, selon lui, pour principal défaut de « spatialiser le temps », c’est-à-dire de réduire la continuité et l’aspect irrégulièrement mouvant de la durée à des intervalles numériques égaux. En faisant appel à l’intuition, on peut au contraire se porter à l’intérieur du mouvement des choses, surmonter la spatialisation du temps et ainsi dépasser le réductionnisme analytique de la science. Bergson n’aime pas le terme de « rythme » parce qu’il l’identifie – comme Baudelaire, on vient de le voir – à la cadence et au mètre. Pour lui le rythme est comme le cinéma qui vient de naître : il divise le mouvement en cadres immobiles et successifs. Bergson n’en pose pas moins les bases d’une pensée révolutionnaire du mouvement, de la mutation, de la transformation, qui, tout en rejetant le modèle arithmétique platonicien, n’abandonne pas la notion d’organisation. Avec la théorie bergsonienne de la durée apparaît de nouveau la possibilité de penser le concept de rythme non plus comme « l’ordre du mouvement », selon la définition des Lois, mais comme « organisation du mouvant ». Je vais y revenir.

Quelque chose s’est donc produit dans les dernières décennies du XIXe siècle qui a fait décliner les anciens rythmes sociaux et qui a provoqué une certaine « dérythmisation », au moins dans certains milieux de la société. C’est cette dérythmisation qui, à mon avis, a suscité l’étonnement puis la réaction très puissante des quelques musiciens, poètes, sociologues et philosophes qui ont été – et ce n’est peut-être pas un hasard – parmi les plus importants de leur époque.

 La dialectique de la dérythmisation et de la rerythmisation au XXe siècle

Bien entendu, ce mot de « dérythmisation » n’est pas tout à fait exact et cette remarque va me permettre d’aborder le XXe siècle. En effet, si les rythmes traditionnels se sont en partie effacés, ils sont loin d’avoir tous disparu : pensez par exemple au dimanche, jour chômé pour des raisons au départ religieuses, qui reste aujourd’hui un moment de repos hebdomadaire relativement bien respecté ; pensez au 14 juillet, au feu d’artifice et au bal des pompiers, qui naissent précisément à cette époque, et ce n’est peut-être pas un hasard ; pensez à toutes ces occasions nouvelles de regroupements périodiques sur les plages et sur les sites touristiques que donnent l’apparition des congés payés ; pensez aujourd’hui aux multiples parades et fêtes qui ponctuent l’année de nos grandes villes. Par ailleurs, d’autres rythmes d’interaction contraints, liés au développement de l’industrie, du monde du travail salarié, des institutions scolaires, hospitalières et carcérales, se généralisent. Foucault a bien mis en lumière cet aspect des choses dans Surveiller et Punir. Il faut aussi prendre en compte l’influence de la militarisation de la société et, pendant une certaine période, des modèles rythmiques collectifs imposés par les régimes autoritaires, qu’ils soient de type fasciste, nazi ou communiste.


Le XXe siècle a ainsi été dominé par une dialectique entre des mouvements de dérythmisation ou plutôt de fluidification, et des mouvements de rerythmisation, souvent portés par des schémas métriques, mais aussi par des formes rythmiques nouvelles. À titre de première approximation, car il faudrait engager à ce sujet une recherche qui reste à faire, on peut dire que ces derniers paraissent l’avoir emporté jusqu’aux années 1970, avant de reculer sous la pression des premiers à partir des années 1980. Depuis une trentaine d’années, nous avons traversé une mutation assez proche de celle que nos sociétés ont déjà connue dans les dernières décennies du XIXe siècle et la première du suivant. La nouvelle vague de la mondialisation, l’accélération de l’urbanisation, le développement des techniques d’information et de communication ont eu pour conséquence, comme cent ans auparavant, de fluidifier encore un peu plus nos économies, nos sociétés et certaines de nos villes, qui fonctionnent désormais sans à-coups 24 heures sur 24 et 365 jours par an. Précisons toutefois que, comme cent ans auparavant, ce mouvement n’a pas supprimé tous les temps forts de synchronisation collective et qu’il s’est même au contraire accompagné de l’apparition de nouvelles fêtes et d’un nombre impressionnant d’événements qui ponctuent désormais la vie urbaine (Fêtes de la musique, Nuits blanches, Gay Pride, Techno Parade, etc.) Il faudrait réfléchir sur l’importance respective de chacun de ces mouvements. Là aussi c’est un travail qui reste à faire.

 Le rythme comme enjeu artistique au XXe siècle

Cette dialectique complexe qui a dominé le siècle dernier explique au moins en partie la virulence de certains artistes pour se libérer des modèles métriques et cadencés traditionnels, mais aussi la volonté de certains autres de faire de la contrainte rythmique la matrice même de la production artistique. Au XXe siècle, il est clair que le rythme est devenu un enjeu artistique majeur.


Pour certains, les modèles métriques sont en effet bien trop proches du fonctionnement rythmique des sociétés industrielles pour pouvoir mettre celles-ci en question et proposer d’autres formes de vie éthiquement et politiquement plus acceptables. Pour d’autres, au contraire, cette rerythmisation n’est pas un problème en soi et la modernité artistique consiste précisément à faire des normes métriques du monde industriel et urbain des matrices génératrices de nouvelles formes.


Ces débats attendent leur historien et ils mériteraient certainement qu’un thésard se penche un jour sur la question.


En musique, après les innovations chromatiques et dodécaphoniques du début du siècle, la déferlante des rythmes syncopés du jazz ou des musiques latino-américaines dans les années 1920, et le retour momentané dans les années 1930-40 à des formes néo-classiques, Pierre Boulez a théorisé à partir des années 1950-60 les pratiques qui s’étaient développées au sein de l’école de Vienne puis dans l’école sérielle sous la forme d’une opposition du « temps strié » et du « temps lisse », le premier renvoyant à une durée organisée en mesures régulières et le second à une succession de notes et de silences dont la répartition dans le temps s’est complètement libérée de tout schéma numérique. Dans les années 1980, François Leclère a proposé de radicaliser encore cette réflexion sérialiste par une théorie de la « courbure du temps » qui intègre de nouvelles considérations formelles venant en particulier de la théorie des fractales. Et depuis quelques années des chercheurs de l’IRCAM, mais aussi des musiciens plus commerciaux comme ceux de l’Intelligent Dance Music, développent des musiques composées à partir de « micro-sons » ou de « grains sonores », qui changent de nouveau radicalement, au moins en théorie, la conception de l’organisation de la durée.


En poésie, on connaît l’importance du rythme pour les poètes anglo-saxons de la première moitié du siècle, William Butler Yeats (A Vision, 1925), T. S. Eliot (The Waste Land, 1921-22), Ezra Pound (les premiers Cantos, 1922), ou encore E. E. Cummings (95 Poems, 1958). Mais c’est la même chose en France. Que ce soit du côté d’un certain classicisme N.R.F, comme chez Paul Valéry (Charmes, 1922), ou du côté du dadaïsme puis du surréalisme, la question est constamment présente dans les discussions et surtout dans les pratiques des poètes. À partir des années 1960, une lutte acharnée se déroule à la suite de la disparition du surréalisme entre des tendances attachées aux contraintes formelles et aux schémas métriques anciens, et des tendances qui, comme Boulez ou Leclère en musique, prolongent les recherches de rythmes non métriques commencées au XIXe siècle. La première compte des écrivains et des poètes comme Raymond Queneau et aujourd’hui Jacques Roubaud ; elle s’est institutionnalisée sous la forme de l’Oulipo. La seconde a été incarnée par des poètes comme Eugène Guillevic, Michel Deguy ou Henri Meschonnic. Cette opposition n’est certainement pas la seule qui traverse le champ de la poésie française, mais elle constitue par elle-même un symptôme assez révélateur de l’importance du rythme au XXe siècle.


On pourrait facilement ajouter des exemples pris dans l’histoire du cinéma. On connaissait déjà l’importance de la réflexion des cinéastes français et russes sur le rythme, comme Fernand Léger et Dudley Murphy (Le Ballet mécanique, 1924), Sergei Eisentsein (Potemkine, 1925) ou Dziga Vertov (L’homme à la caméra, 1929). Grâce à Michael Cowen [2], nous connaissons désormais assez bien les débats concernant le rythme dans le cinéma allemand, avec des réalisateurs comme Hans Richter (Rhythmus 21 – Film ist Rhythmus ! et Rhythmus 23), Walter Ruttmann (Lichtspiel opus 1 und 2 (1921)), ou bien encore Guido Seeber (Kipho, 1925). Or, au moment même où se développe en Allemagne un courant de pensée très hostile aux rythmes de la société industrielle et urbaine et prônant un retour aux rythmes naturels et cosmiques (Emile Jaques-Dalcroze, Ludwig Klages, Rudolf Steiner) [3], comme en URSS, on voit apparaître dans le cinéma une avant-garde qui met au contraire l’accent sur le potentiel artistique contenu dans la mécanisation, la production industrielle et l’urbanisation.

 Le rythme comme enjeu scientifique et philosophique dans la première moitié du XXe siècle

L’évolution des problématiques rythmiques dans les sciences sociales et la philosophie est assez bien connue. Le rythme y a constitué à la fois un objet privilégié et le sujet d’une réflexion conceptuelle intense pendant toute la première moitié du XXe siècle.


Dans les sciences sociales, l’école durkheimienne lui a accordé une importance déterminante. Durkheim, Hubert et surtout Mauss, puis Granet, Halbwachs et Gurvitch ont beaucoup réfléchi et beaucoup écrit sur ces questions. Dès la fin du XIXe siècle, Durkheim a mis en évidence un certain nombre de périodicités dans les statistiques du suicide : on se suicide plus souvent au début de l’été qu’en hiver (aujourd’hui plus souvent au printemps, avec l’exception des Parisiens qui ne se suicident presque jamais au mois d’août…) ; on se suicide également plus souvent en début de semaine, le lundi et le mardi en général, et presque jamais le dimanche. Durkheim a aussi, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, souligné l’aspect sociogénétique des grands moments de rassemblement des collectivités au cours desquels les individus régénèrent leur sentiment d’appartenance et les institutions se transforment ou se renforcent.


Mauss a repris au cours des années 1920-30 cette suggestion et en a fait une théorie générale du social qui place les rythmes sociaux, mais aussi les rythmes des corps et du langage, au fondement de l’individuation singulière et collective. Un « fait social total », comme le fameux potlatch des Amérindiens de la Côte ouest, constitue un pic de la sociabilité pendant lequel les interactions s’intensifient, les corps participent à toutes sortes de rituels, de danses, les discours se multiplient selon des règles d’organisation assez strictes, notamment dans les incantations et les prières qui accompagnent les dons et les contre-dons, mais aussi durant des espèces de combats poétiques. Résumant ce point de vue, Mauss déclare dans un de ses cours des années 1930 : « Socialement et individuellement, l’homme est un animal rythmique. » Ce qui est, vous le voyez, une formule extrêmement forte qui place le rythme au centre de l’anthropologie et de la sociologie.


En Allemagne, la réflexion sur les rythmes porte, à la suite de Simmel et de Tarde, plutôt sur les nouvelles sociétés industrialisées, médiatisées et urbanisées qui sont apparues à la fin du XIXe siècle. Je n’ai pas le temps de décrire cette évolution mais il faut citer ici, à droite, les noms de Rudolf Steiner, Emile Jaques-Dalcroze et Ludwig Klages, et, à gauche, de Siegfried Kracauer et Walter Benjamin, qui tous deux posent la question de la dérythmisation des nouvelles sociétés industrielles et urbaines, et des formes plus ou moins autoritaires de rerythmisation qui les traversent.


Il y a aussi des réflexions importantes sur ces questions en Autriche dans l’œuvre de Freud, tout particulièrement pendant l’entre-deux-guerres lorsqu’il passe d’une théorie de la névrose individuelle à une véritable psychologie collective. Pour Freud, le leader charismatique typique de la période est avant tout un leader rythmique. Il tient l’essentiel de son pouvoir et de son charme de sa capacité à redonner des rythmes à des individus déboussolés par la dérythmisation brutale qui vient d’avoir lieu.


On trouve enfin des réflexions sur le rythme dans la Russie post-révolutionnaire. D’une part, chez Mandelstam qui a eu un moment le projet de fonder à Moscou un « Institut du rythme » pour aider le Commissariat du peuple à l’éducation. De l’autre, chez un militant social-démocrate, Serge Tchakhotine, spécialiste de la propagande, qui émigre en Allemagne puis en France. Dans un livre extraordinaire, Le viol des foules par la propagande politique (1939), celui-ci décrit par le menu l’usage conscient et théorisé des rythmes des corps, du langage et du social, dans le bourrage de crâne pratiqué à grande échelle par les mouvement politiques les plus dynamiques depuis la fin de la guerre 14-18.


En philosophie, on peut dégager deux massifs importants, tous deux en dialogue avec Bergson. En Angleterre, ce sont les œuvres très difficiles mais passionnantes de Whitehead, Procès et Réalité (1929) et Modes de pensée (1938) dont Deleuze s’inspirera plus tard. Il s’agit d’une cosmologie généralisant les acquis de la physique quantique et de la théorie de la relativité. D’une certaine manière, Whitehead esquisse une ontologie générale ou une métaphysique, appelez cela comme vous voulez, qui met au cœur de sa réflexion la question de la nature de l’organisation d’un monde dont on a reconnu, par ailleurs, l’instabilité, l’imprévisibilité et, surtout, le caractère mouvant fondamental. Pour Whitehead, rien n’est substance et tout est événement, mais ces événements restent organisés au sein de processus productifs d’individuation.


En France, c’est l’œuvre de Bachelard qui pose les premiers fondements d’une « rythmanalyse », dont s’inspirera Henri Lefebvre – durant les mêmes décennies 1980-1990 pendant lesquelles Deleuze réfléchira sur Whitehead. Dans deux ouvrages, L’intuition de l’instant (1932) et La dialectique de la durée (1936), Bachelard s’attaque à la doctrine de la durée bergsonienne et à son continuisme, en soutenant que ce sont les interruptions, les coupures qui permettent d’avoir une véritable intuition de la durée et non pas l’inverse. En dehors de ces points de repère, la durée est en effet insaisissable. Il n’y a d’intuition que de l’instant : « Les phénomènes de la durée sont construits avec des rythmes, loin que les rythmes soient nécessairement fondés sur une base temporelle bien uniforme et régulière […] Pour durer, il faut donc se confier à des rythmes, c’est-à-dire à des systèmes d’instants. » (Bachelard, 1932, p. IX) D’une certaine manière, Bachelard rétablit le primat des temps forts et d’une rythmique métrique qui avait été remise en question par une bonne partie des penseurs de la fin du XIXe siècle. En même temps, il ne s’agit pas d’une simple restauration de la spatialisation du temps dénoncée par Bergson, car Bachelard s’inspire, comme Whitehead des dernières avancées de la physique et, tout en critiquant Bergson, il en conserve un certain nombre d’acquis.

 L’éclipse du rythme dans les sciences sociales et la philosophie de la seconde moitié du XXe siècle

L’intérêt extrêmement puissant des sciences et de la philosophie envers la question du rythme que l’on constate des années 1880 aux années 1940 est retombé par paliers successifs après la Seconde guerre mondiale. Plusieurs explications peuvent être données à ce phénomène. La principale à mon sens tient au fait que de nouveaux modèles généraux, de nouveaux paradigmes se sont alors imposés, en particulier les paradigmes structural et systémique, rendant illégitime voire incompréhensible la question du rythme.


Les derniers à mettre les questions rythmiques nées au cours de l’entre-deux-guerres au cœur de leur travail sont, d’une part, André Leroi-Gourhan, l’anthropologue, préhistorien et paléontologue, dans son grand livre de 1965, Le Geste et la Parole, dont le second volume s’intitule La Mémoire et les Rythmes, et, d’autre part, Paul Fraisse, le psychologue expérimental, qui publie une Psychologie du temps en 1967 et une Psychologie du rythme en 1974, ouvrages dans lesquels il développe la notion de « chronopsychologie ».


Au-delà, on note une raréfaction des recherches qui durera jusqu’à la fin du siècle et qui n’a toujours pas aujourd’hui été entièrement surmontée. Malgré la multiplication récente des initiatives, on est encore loin du niveau des recherches qui existaient durant la première moitié du XXe siècle et nous sortons à peine d’une longue éclipse du rythme.

 Le lever éphémère d’une nouvelle constellation rythmique (1975-1985)

Ce bilan négatif doit être cependant relativisé car on distingue de-ci de-là quelques recherches isolées, comme celles d’Henri Maldiney en esthétique et d’Henri Lefebvre en sociologie, toutes deux inspirées par la phénoménologie. Les Éléments de rythmanalyse : Introduction à la connaissance des rythmes d’Henri Lefebvre ne seront publiés de manière posthume qu’en 1992, mais la réflexion dont ils témoignent remonte certainement déjà aux années 1960 et on en retrouve de-ci de-là des bribes dans les trois volumes de Critique de la vie quotidienne.


On distingue surtout une constellation qui, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, réunit, pour un bref moment et sans que cette conjonction n’ait produit d’effets immédiats, un certain nombre d’auteurs plus jeunes. La plupart de ces auteurs, qui ont adhéré au structuralisme ou au systémisme, cherchent à se dégager de ces paradigmes et voient, au moins pendant un temps, dans la problématique rythmique une solution à un certain nombre de problèmes non résolus par ces modèles de pensée.


En quelques années paraît ainsi une série de très grands livres qui ont, à mes yeux, une importance toute aussi grande que la série plus connue des ouvrages structuralistes publiés pendant les années 1960 : Surveiller et Punir de Foucault en 1975 ; le premier cours de Barthes au Collège de France en 1976-77 intitulé Comment vivre ensemble, où Barthes s’interroge sur la notion d’idiorrythmie (c’est-à-dire de rythme singulier, propre à soi) ; La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce de Serres, toujours en 1977, qui étudie les plus anciennes représentations de la physique des fluides ; le premier volume de La Méthode d’Edgar Morin, toujours en 1977 ; Mille plateaux de Deleuze et Guattari en 1980 où le rythme est une préoccupation centrale ; et Critique du rythme de Meschonnic en 1982 qui constitue certainement son œuvre majeure. À quoi, il faut donc ajouter les Éléments de rythmanalyse de Lefebvre, ouvrage plus tardif paru seulement en 1992 mais qui est l’aboutissement de réflexions nées au cours de la même période.


Or, si la constellation des années 1960 tournait autour de la notion de structure, chacun de ces livres replace le rythme au centre de ses préoccupations. Certains de ces auteurs évoquent même explicitement les questionnements rythmiques de la première partie du siècle : Meschonnic puise chez Mauss et Benveniste, Deleuze s’appuie fortement sur Bergson et Whitehead, et Lefebvre met ses pas dans ceux de Bachelard. On peut ainsi parler d’un bref « moment du rythme » dans la pensée française, à la suite de la période structuraliste.


Ces penseurs sont évidemment très différents les uns des autres. Une question pourtant les rassemble : comment comprendre et critiquer un monde dont on sent qu’il est en train de s’affaisser – ce qui met en question les problématiques structurales et systémistes qui lui étaient adéquates –, sans tomber dans les nouvelles problématiques individualistes – entièrement affines, quant à elle, au néo-capitalisme qui est en train d’émerger – mais aussi peut-être dans les excès de certaines critiques nietzschéennes et déconstructionnistes survalorisant les thèmes de la dispersion, de la différence et du chaos ? Comment faire une critique du modernisme sans se fourvoyer dans une stratégie postmoderne, qui semble bien souvent plus de l’ordre de la simple inversion rhétorique ou ironique que d’une véritable critique ?


Pour des raisons multiples, dont la principale est probablement la disparition précoce de certains des protagonistes de cette constellation, ce bref moment d’intérêt pour le rythme s’est d’ailleurs vite refermé et l’individualisme, d’une part, les pensées déconstructionnistes, de l’autre, le postmodernisme relativiste, enfin, ont réussi à occuper tout le terrain.


Ce n’est que vers la fin des années 1990 et surtout au cours des années 2000 que le rythme est redevenu un sujet d’intérêt, mais pas encore pour tout le monde, comme le montre la résistance à cette thématique de la plupart de nos institutions d’enseignement et de recherche.

 Pour une nouvelle définition du terme « rythme »

Pour finir, revenons à la question de la définition du rythme par laquelle j’ai commencé cet exposé. Toutes les mutations que je viens d’évoquer, que ce soit dans la société, les arts, les sciences ou la philosophie, montrent que la conception traditionnelle, qui fait du rythme, comme disait Platon, un kineseos taxis, un « ordre du mouvement », un découpage arithmétique de la durée en intervalles réguliers, ne permet pas de prendre en compte ni même de reconnaître, en dépit de sa généralité apparente, un certain nombre de phénomènes éthiques et politiques, esthétiques, épistémologiques et philosophiques, qui chacun mobilise manifestement une organisation sans que celle-ci relève d’un ordre numérique.


Or, ce sont ces phénomènes qui sont pour nous les plus intéressants car ce sont eux qui dessinent notre avenir. Si les modèles métriques ne sont pas près de disparaître, si l’on voit même, par exemple au niveau social, de nouveaux temps forts collectifs émerger, il y a de grande chance que, dans l’ensemble, la dialectique entre le discontinu et le continu, le métrique et le non-métrique, que nous avons vu se développer au siècle dernier, se perpétue au XXIe siècle.


Il nous faut donc transformer notre conception du rythme de manière à la rendre plus accueillante à ces phénomènes très nombreux mais que je n’ai pu appeler, pour le moment, que d’une manière négative, c’est-à-dire comme image simplement inversée des phénomènes métriques. Il est temps de critiquer ce primat théorique. Pour ce faire, il me semble que l’on pourrait remonter avant Platon et faire nôtre le sens du terme rhuthmos chez les présocratiques, tel que l’a reconstitué Émile Benveniste dans un article célèbre des Problèmes de linguistique générale : « La notion de “rythme” dans son expression linguistique » (1951).


Benveniste montre que le mot rhuthmos, avant que Platon ne lui donne le sens d’ordre mesuré du mouvement, avait un sens qui correspond beaucoup mieux à nos besoins actuels.


Dans la philosophie et la prose ionienne, chez les poètes lyriques, chez les tragiques, et même dans la prose attique du ve siècle, il était utilisé parallèlement aux mots skhéma, morphè, eidos pour signifier une valeur particulière de la notion de forme. Alors que ses synonymes désignaient une forme fixe, réalisée, posée en quelque sorte comme un objet, le mot rythme était, pour sa part, employé pour parler de la forme des atomes, des lettres de l’alphabet ou des institutions, ou encore pour définir le caractère singulier d’une personne. Autrement dit, le rhuthmos désignait l’arrangement particulier de quelque chose de mouvant ou de mobile à un moment donné – par exemple, un péplos qu’on arrange à son gré ou l’humeur d’un individu.


Cette première leçon est celle qui est la plus souvent retenue par les commentateurs, pourtant il en est une seconde qui me semble beaucoup plus intéressante et que Benveniste tire cette fois non plus des emplois du mot rhuthmos mais de son étymologie. Rhuthmos, en effet, est un abstrait formé sur le verbe rhein, couler. Or, les formations en –(th)mos n’indiquent pas l’accomplissement de la notion exprimée par le verbe dont elles sont tirées, mais la modalité particulière de son accomplissement, telle qu’elle se présente aux yeux. Ainsi, le cœur sémantique de la notion ne renvoie pas simplement à l’arrangement instantané de quelque chose de mouvant mais, de manière encore plus profonde, à la manière particulière de fluer d’un phénomène mouvant.


Le mot rhuthmos et tout le paradigme lexical (adjectifs, verbes) qui l’accompagne se réfèrent, fait remarquer Benveniste, à une catégorie fondamentale de la représentation grecque du monde, catégorie qui a été théorisée par les premiers philosophes. En effet, « rhein est le prédicat essentiel de la nature et des choses dans la philosophie ionienne depuis Héraclite ». Démocrite pense que « tout en étant produit par les atomes, seul leur arrangement différent produit la différence des formes et des objets ». Rhuthmos, signifiant littéralement « manière particulière de fluer », est donc le terme le plus propre à décrire « des “dispositions” ou des “configurations” sans fixité ni nécessité naturelle et résultant d’un arrangement toujours sujet à changer ». Et Benveniste conclut : « Le choix d’un dérivé de rhein pour exprimer cette modalité spécifique de la “forme” des choses est caractéristique de la philosophie qui l’inspire ; c’est une représentation de l’univers où les configurations particulières du mouvant se définissent comme des “fluements”. »

 Conclusions : quelques pistes pour l’avenir

Il est temps de conclure : vous voyez peut-être maintenant tout ce que nous gagnerions à adopter cette conception pré-platonicienne, et je dirais anti-platonicienne, du rythme.


Premièrement, notre approche des sociétés contemporaines fluidifiées par la mondialisation capitaliste et les progrès techniques pourrait s’en trouver plus efficace, car à la fois plus englobante et plus précise. En distinguant les différentes « manières de fluer » des groupes sociaux, des corps et du langage, on pourrait mesurer la qualité très variable des individus singuliers et collectifs que ces manières génèrent, perpétuent, affaiblissent ou détruisent. Pour le dire plus concrètement, on pourrait mieux y reconnaître la part de liberté qui est allouée aux individus par la dérythmisation, mais aussi les entrechocs, les différenciations et les fractures que cette liberté génère simultanément. On pourrait probablement aussi mieux comprendre où en est la dialectique entre les mouvements de dérythmisation et de rerythmisation, et la fonction très ambiguë de ces nouveaux rassemblements festifs ou de loisir, qui organisent désormais la durée sociale, en particulier la durée urbaine. Cette recherche rendrait possible une anthropologie et une sociologie du rythme.


Deuxièmement, on pourrait probablement, tout en les remettant en continuité avec les tentatives du premier XXe siècle, réinvestir les pensées critiques des années 1970-1980 d’une manière tout à fait nouvelle, qui échapperait à la fois à la domestication académique en cours et aux exagérations épigonales qui les transforment aujourd’hui en alliées objectives de la fluidification néolibérale. Je pense ici à la constellation dont je parlais tout à l’heure et qui réunit des penseurs aussi différents que Foucault, Barthes, Deleuze et Meschonnic. En relisant ces auteurs à partir de leur intérêt commun et quasi-simultané pour le rythme comme manière de fluer, il me semble qu’on pourrait tracer un nouveau programme à la fois épistémologique, éthique et politique, qui échapperait aux deux dangers principaux auxquels nous faisons face aujourd’hui : la logique probabiliste du marché, d’une part, et la logique différentialiste, déconstructionniste et chaotique, de l’autre. Ce mouvement ouvrirait la voie à une épistémologie, à une éthique et à une politique du rythme.


Enfin, redéfinir le rythme comme « manière de fluer » pourrait également nous aider à éclairer les uns par les autres ces mouvements sociaux et théoriques et toutes les expériences artistiques, qui se sont multipliées ces dernières années, que ce soient celles fondées sur l’association de flux et de formes, et la production de configurations mouvantes, comme dans les installations de Céleste Bourcier-Mougenot intitulées « Variations », celles fondées sur la transformation de flux plus ou moins aléatoires en formes cinétiques, comme dans le travail du groupe LAb(au), ou encore celles fondées sur la production de durées (plutôt que d’événements) organisées en dehors de tout schéma métrique, comme dans les performances collectives de Thomas Hirschhorn. Commencerait alors une esthétique et une poétique du rythme, pour laquelle, là aussi, tout reste à faire.

Notes

[1C. Couturier-Heinrich, Aux origines de la poésie allemande. Les théories du rythme des Lumières au Romantisme, Paris, CNRS éditions, 2004.

[2M. Cowan, Technology’s Pulse. Essays on Rhythm in German Modernism, London, IGRS Books, 2012 ; M. Cowan,, « Advertising, Rhythm, and the Filmic Avant-Garde in Weimar : Guido Seeber and Julius Pinschewer’s Kipho Film », Rhuthmos, 10 mars 2014 [en ligne]. http://rhuthmos.eu/spip.php?article1132

[3« O. Hanse, À l’école du rythme... Utopies communautaires allemandes autour de 1900, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2011 ; O. Hanse, « Entre « réforme de la vie », culture physique et néovitalisme : Rythme et civilisation autour de 1900 », Rhuthmos, 19 juillet 2010 [en ligne]. http://rhuthmos.eu/spip.php?article132 ; O. Hanse, « Rythme et mesure chez Ludwig Klages (1872-1956) avec un extrait de La Nature du rythme », Rhuthmos, 13 juillet 2012 [en ligne]. http://rhuthmos.eu/spip.php?article636 ; O. Hanse, « Utopies rythmiques au début du XXe siècle allemand : le rythme comme ciment social et comme remède au morcellement des sciences », Rhuthmos, 26 mai 2012 [en ligne]. http://rhuthmos.eu/spip.php?article612

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