Rythmes et paradigme de la complexité : Perspectives moriniennes

Michel Alhadeff-Jones
Article publié le 2 mai 2014
Pour citer cet article : Michel Alhadeff-Jones , « Rythmes et paradigme de la complexité : Perspectives moriniennes  », Rhuthmos, 2 mai 2014 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article1203

Ce texte doit paraître prochainement in J. Lamy, & J.-J. Wunenburger (Eds.), Rythmanalyse(s) et complexité, Fernelmont, Belgique : Transversales Philosophiques, E.M.E Editions. Nous remercions Michel Alhadeff-Jones et Julien Lamy de nous avoir autorisé à le reproduire ici.


Interroger la nature des relations susceptibles d’être établies entre la notion de rythme et celle de complexité représente une démarche qui nécessite d’être opérée à plusieurs niveaux. Dans la mesure où le recours à ces deux notions invite à dépasser les frontières disciplinaires traditionnelles (entre philosophie, sciences humaines, sciences physiques et du vivant, etc.), cela suppose de définir un cadre épistémologique et méthodologique qui permette de formuler des principes de pensée et d’action pertinents en regard d’une perspective transdisciplinaire. Une telle démarche suggère également un renouvellement théorique qui se prête à la mise en lien et à la conjugaison de langages et de référentiels hétérogènes. A bien des égards, l’œuvre d’Edgar Morin ouvre un certain nombre de pistes pour aborder de tels défis épistémologiques, méthodologiques et théoriques.


Sur le plan théorique, on retrouve dans La Méthode (Morin, 1977/1980, 1980, 1986, 1991, 2001, 2004), en particulier dans les quatre premiers volumes, un certain nombre de notions qui apparaissent particulièrement heuristiques pour envisager la complexité des phénomènes vivants et l’enchevêtrement des modalités d’organisation rythmique qui les composent. Compte tenu de l’espace disponible pour l’écriture de ce chapitre, j’ai ainsi choisi de me concentrer sur certains aspects centraux de la contribution théorique morinienne. Dans cette optique, l’objectif de ce texte est d’esquisser un cadre conceptuel permettant de tisser des liens entre une compréhension de type rythmologique ou rythmanalytique et un mode de pensée complexe, tel qu’on peut l’envisager à partir de l’œuvre d’Edgar Morin.

 Edgar Morin et le paradigme de la complexité

Apparaissant au cours des années 1960 dans ses travaux en anthropologie de la connaissance (Morin, 1973, 1977/1980, 1980, 1986, 1991), l’approche développée par Morin implique une réorganisation des diverses conceptions de la complexité ayant émergé depuis les années 1940, telle que la théorie de l’information, les théories cybernétiques, les théories des systèmes, les théories de l’auto-organisation, etc. (voir Alhadeff-Jones, 2008, 2012, pour une perspective historique et épistémologique sur le développement des théories de la complexité).


Dans la mesure où Morin ne conceptualise pas la notion de rythme, j’ai choisi de reprendre – superficiellement compte tenu du format de ce texte – quelques uns des concepts les plus centraux de La Méthode afin de montrer leur pertinence pour penser des phénomènes d’organisation rythmique. Je commencerai en discutant de la nature à la fois désordonnée et ordonnée, interactionnelle et interrelationnelle, inhérente à un phénomène complexe. J’enchaînerai en introduisant la notion d’émergence, puis je définirai le macro-concept d’auto-éco-organisation, et les notions d’autos, d’oikos, de genos, et de phenon, pour rendre compte des caractéristiques d’une organisation rythmique. Compte tenu de mon propre background en psychosociologie et en philosophie de l’éducation et de la formation (Alhadeff-Jones, 2007), j’illustrerai mon propos sur la base d’exemples propres à l’activité humaine.

 De la nature interactionnelle et interrelationnelle d’un phénomène rythmique

La notion d’interaction apparaît généralement centrale dans les définitions données de la complexité (caractérisée par un grand nombre d’interactions qualitativement variées). Chez Morin, elle apparaît comme la « plaque tournante » d’un macro-concept regroupant également les notions d’ordre, de désordre et d’organisation. Pour Morin :


Les interactions sont des actions réciproques modifiant le comportement ou la nature des éléments, corps, objets, phénomènes en présence ou en influence. Les interactions (1) supposent des éléments, êtres ou objets matériels, pouvant être en rencontre ; (2) supposent des conditions de rencontre, c’est-à-dire agitation, turbulence, flux contraires, etc. ; (3) obéissent à des déterminations/contraintes qui tiennent à la nature des éléments, objets ou êtres en rencontre ; (4) deviennent dans certaines conditions des interrelations (associations, liaisons, combinaisons, communication, etc.), c’est-à-dire donnent naissance à des phénomènes d’organisation. Ainsi, pour qu’il y ait organisation, il faut qu’il y ait interactions : pour qu’il y ait interactions, il faut qu’il y ait rencontres, pour qu’il y ait rencontres il faut qu’il y ait désordre (agitation, turbulence) ». (Morin, 1977/1980, p. 51)


Concevoir un phénomène rythmique en tant que manifestation organisée à partir d’interrelations implique de s’intéresser à la fois aux ordres qui le caractérisent (durée, intensité, période, fréquence, etc.) et aux désordres dont il émerge (hasard, aléa, accident, bruit, erreur, inégalité, agitation, turbulence, rencontre aléatoire, rupture, catastrophe, fluctuation, instabilité, déséquilibre, diffusion, dispersion, explosion, etc.) Inscrire ces considérations dans les discussions qui entourent la problématique du « panrythmisme » (Sauvanet & Wunenberg, 1996) conduit à revisiter l’hétérogénéité des phénomènes rythmiques (physiques, biologiques, psychologiques, sociaux, linguistiques, etc.) en s’intéressant à la diversité des formes d’ordre et de désordre qui en sont constitutives et en les considérant simultanément comme complémentaires, concurrentielles et antagonistes.

 Nature rétroactive, récursive et dialogique d’un phénomène rythmique

Comme l’énonce Pierre Sauvanet (1996, p. 23) dans sa réponse à Henri Meschonnic : « Le problème propre d’un discours philosophique sur le rythme – qu’on le nomme rythmanalyse, rythmologie, ou philosophie du rythme – est sa tendance infondée à ce que nous nous nommerons « panrythmisme », pour lequel « tout est rythme », et réciproquement, « le rythme est tout » ». Considérer une discussion sur le thème « rythmes et complexité » de ce point de vue conduit à interroger la façon dont on conçoit l’articulation, ou plutôt l’enchevêtrement, de phénomènes susceptibles d’être conçus comme rythmiques. Pour ce faire, il est intéressant de disposer d’une théorie permettant de rendre compte de la nature des relations au sein, et entre, des niveaux d’organisation hétérogènes (physique, biologique, psychologique, sociologique, littéraire, etc.) Dans une perspective systémique, les interrelations propres à la fois aux phénomènes rythmiques, et aux environnements au sein desquels ils se forment, peuvent être envisagées suivant une logique circulaire qui amène à les considérer à partir d’au moins trois caractéristiques : leur nature bouclée (rétroactive), bouclante (récursive) et leur nature dialogique (antagoniste et complémentaire).


Une boucle rétroactive (feedback) suppose que la cause d’un phénomène agit sur ses effets au même titre que les effets agissent sur la cause. Ce type de bouclage permet ainsi d’appréhender des processus autorégulateurs à l’origine de l’autonomie d’un système, qu’il soit naturel (p. ex. un cyclone), artificiel (p. ex. un thermostat) ou vivant (p. ex. l’homéostasie d’un organisme vivant). Deux types de rétroactions peuvent être envisagés : les rétroactions positives (positive feedback) participent au renforcement d’un processus actif, alors que les rétroactions négatives (negative feedbacks) contribuent à son inhibition. L’autonomie d’un système repose ainsi sur l’équilibre qui s’opère entre les renforcements positifs et négatifs qui caractérisent son évolution. Le concept de rétroaction constitue une base permettant de penser les mécanismes d’inhibition et de radicalisation, de régulation et d’autorégulation qui déterminent l’existence d’un phénomène rythmique. Au niveau biologique par exemple, il a ainsi été démontré que l’entretien de certains phénomènes rythmiques s’inscrit dans la relation rétroactive entre la production de deux protéines : une protéine A stimule la production d’une protéine B qui elle inhibe la production de la protéine A (Duboule, 2010) ; cet exemple permet ainsi d’envisager la façon dont un phénomène rythmique s’inscrit dans des interrelations ordonnées en amont par une structure chimique (ADN), tout en étant susceptibles d’être désordonnées en aval par l’activité de l’organisme vivant (la cellule) qui les abrite.


Une boucle récursive suppose de dépasser la notion de régulation pour celle d’auto-production et d’auto-organisation. C’est une boucle génératrice dans laquelle les produits et les effets sont eux-mêmes producteurs et causateurs de ce qui les produit. Elle permet notamment de penser les relations entre différents niveaux d’organisation. Prenons l’exemple d’un comportement addictif, tel que la consommation de cigarettes, d’alcool ou de stupéfiants. Il s’agit d’un phénomène rythmique dans la mesure où il se manifeste par une certaine périodicité (p. ex. la fréquence de consommation), une certaine structure (par ex. la durée et l’intensité des schèmes de consommation) qui évoluent suivant le mouvement des activités quotidiennes du sujet. La capacité d’une personne à enrayer de telles habitudes rend compte des relations récursives qui produisent un phénomène rythmique. C’est à travers des tentatives répétées qu’on réorganise ses gestes, ses habitudes, ses schèmes interprétatifs, son vécu émotionnel, de façon à éventuellement être en mesure de produire une manière d’être minorant un comportement addictif et majorant des comportement alternatifs. Dans une perspective récursive, les changements comportementaux doivent être appréhendés en relation avec les autres niveaux d’organisation constitutifs du sujet : sur le plan physiologique, les cycles et effets de seuil propres aux mécanismes de dépendance ; sur le plan psychosociologique, les rythmes qui organisent l’activité et la vie sociale du sujet, etc. Postuler la nature récursive d’un phénomène rythmique conduit dès lors à reconnaître le fait que les interrelations qui le constituent participent à un processus à la fois producteur et organisateur affectant simultanément un organisme vivant et son environnement.


Il semble finalement intéressant de relever le fait que les boucles constitutives et productrices de phénomènes rythmiques, peuvent être envisagées à partir de leur nature dialogique. Ainsi, toute interrelation comporte et produit de l’antagonisme en même temps qu’elle peut être complémentaire. Elle repose en même temps qu’elle est porteuse à la fois d’un potentiel de désorganisation et de désintégration, et d’un potentiel d’organisation. L’exemple de l’addiction est en cela illustratif, dans la mesure où la consommation de substances comporte à la fois des effets constructifs et destructifs autant sur le plan physiologique, psychologique que social.


Ancrer la compréhension d’un phénomène rythmique dans une logique interrelationnelle de nature rétroactive, récursive et dialogique permet désormais de l’envisager en tant qu’émergence.

 Nature émergente d’un phénomène rythmique

La notion d’émergence, telle qu’on peut l’appréhender à partir de la thermodynamique (Prigogine & Stengers, 1984), des théories de l’auto-organisation (Atlan, 1972/2006), de l’auto-production (Maturana & Varela, 1992), ou de l’auto-éco-organisation (Morin, 1977/1980, 1980), autorise à concevoir un phénomène de rupture ou de bifurcation entre deux états d’un système (p. ex. le changement d’état d’un liquide en ébullition), en le concevant comme le fruit de la dynamique à la fois ordonnée (répondant à des principes connus) et désordonnée (demeurant imprévisible) des éléments qui le constituent. Deux états (p. ex. liquide et gazeux) sont perçus comme différents dans la mesure où ils correspondent à deux modalités qualitativement distinctes d’organisation du système. Par ailleurs, une émergence renvoie à une qualité ou une propriété irréductible et indécomposable. Elle est à la fois relative aux composantes qui la produisent et dont elle dépend, et en même temps absolue dans sa nouveauté. De même, elle peut être à la fois macro-émergence (elle s’identifie alors au système appréhendé comme un tout) ou micro-émergence (elle concerne alors les parties du système). Les émergences sont ainsi « […] les qualités ou propriétés d’un système qui présentent un caractère de nouveauté par rapport aux qualités ou propriétés des composants considérés isolément ou agencés différemment dans un autre type de système ». (Morin, 1977/1980, p. 106). Une telle distinction dépend toujours au bout du compte de l’interprétation opérée par un observateur en fonction de ses critères d’observation. Au risque de manquer de lyrisme ou de poésie, le coup de foudre amoureux, la conception d’une œuvre, les premiers battements des cellules cardiaques d’un embryon, au même titre qu’un phénomène d’ébullition, peuvent être considérés comme des émergences.


Afin d’illustrer le caractère émergent d’un phénomène rythmique sur le plan biographique, il est intéressant de faire ici référence à la notion de « moment » telle que la conçoit Lefebvre (1961). Contrairement à l’acception habituelle, le moment n’est pas assimilé chez cet auteur à une « courte durée » ou à un « instant ». La théorie des moments « tend à revaloriser le discontinu, en le saisissant dans le tissu même du « vécu », sur la trame de continuité qu’il présuppose […] » (Lefebvre, 1961, p. 342) Le moment : « c’est une forme supérieure de la répétition, de la reprise et de la réapparition, de la reconnaissance portant sur certains rapports déterminables avec l’autre (ou l’autrui) et avec soi ». (Lefebvre, 1961, p. 344) On peut ainsi évoquer le moment de l’amour, le moment du jeu ou celui du repos, celui de la poésie ou de l’art, le moment de l’éducation formelle, ou celui de la transgression, etc. Ces moments se répètent au cours d’une vie ; chacun de ces moments se construit en se répétant. Le moment suppose une durée et, dans sa coexistence avec les autres moments, génère une histoire. Le moment est émergence, car : « [il] se discerne ou se détache à partir d’un mélange ou d’une confusion, c’est-à-dire d’une ambiguïté initiale, par un choix qui le constitue » (Ibidem) Les moments alternent, résonnent, se recouvrent, émergent, durent et disparaissent (Lesourd, 2006). Un moment a son propre contenu, il est ainsi constitué de micro-émergences (elles-mêmes manifestant des rythmes distincts) qui en sont constitutives et qui évoluent en fonction des circonstances quotidiennes : « A l’égard de cette forme relativement privilégiée [qu’est le moment], les autres formes de répétition ne seraient donc que du matériau ou du matériel, à savoir : la succession des instants, les gestes et les comportements, les états stables qui réapparaissent après interruption ou intermittences, les objets ou œuvres, les symboles enfin et les stéréotypes affectifs ». (Lefebvre, 1961, p. 344) L’émergence d’un moment s’enracine donc dans des micro-émergences (langagières, émotionnelles, comportementales, etc.) elles-mêmes, produites par des rencontres au sein d’interactions désordonnées qui ont cours dans un environnement spécifique. De telles micro-émergences demeurent difficiles, voire impossible à isoler, sans réduire la complexité du phénomène considéré. Sous cet angle, l’émergence d’un phénomène rythmique, tel qu’un moment dans la vie d’un individu, est indécomposable, irréductible à ce qui le constitue. Il est à la fois absolu et relatif. Comme le suggère Lefebvre : « Chaque moment a donc les caractères suivants : discerné, situé, distancié. Et cela tant par rapport à un autre moment que par rapport à la quotidienneté. […] C’est dans le quotidien qu’une possibilité se découvre (le jeu, le travail, l’amour, etc.) à l’état spontané, brut, ambigu. C’est également dans le quotidien que se prend la décision inaugurale, celle qui commence le moment et qui l’ouvre pour ainsi dire ; cette décision prend en charge une possibilité, la discerne, la choisit entre d’autres possibilités et s’y engage sans réserve ». (Ibidem, p. 350).

 Nature auto-éco-organisationnelle d’un phénomène rythmique

Si un phénomène rythmique peut être conçu à partir d’un système constitué par différents niveaux d’émergence, il suppose également la présence d’une organisation active lui permettant de prendre forme et de se développer de façon autonome.


Dans mes recherches, je m’intéresse en particulier à l’apprentissage et au développement tout au long de la vie de la capacité de transgresser (Alhadeff-Jones, à paraître). Il s’agit d’une compétence qui commence très tôt dans le développement du nourrisson, s’affirme chez le jeune enfant, puis se renforce ou s’inhibe dès l’adolescence et tout au long de l’âge adulte en fonction des expériences vécues, mais aussi des caractéristiques de la personne et du milieu dans lequel elle évolue. Si l’on conçoit un moment de la transgression – au sens de Lefebvre – qui se renforce et/ou s’inhibe tout au long de la vie, alors il semble pertinent de l’envisager comme un phénomène rythmique. Sur le plan théorique, une telle hypothèse suppose dès lors qu’on précise comment rendre compte de l’émergence d’une capacité de transgression. Cela nécessite de définir les termes à partir desquels on conçoit une organisation rythmique (généralement associée à l’activité d’un sujet ou d’un groupe autonome).


Je postulerai ainsi qu’un phénomène rythmique en tant qu’émergence est à la fois autonome et dépendant de la réorganisation permanente des systèmes et sous-systèmes biologiques, psychologiques, linguistiques, sociaux, culturels, etc. qui le produisent. Une telle hypothèse s’inscrit par exemple dans la perspective développée par Michon (2007) renvoyant à une conception du rhuthmos mettant l’accent sur les processus d’individuation, en tant qu’ « ensemble des processus corporels, langagiers et sociaux par lesquels sont sans cesse produits et reproduits, augmentés et minorés, les individus singuliers (les individus observés dans leur singularité psychique) et collectifs (les groupes) » (Michon, 2007, p. 32). La démarche de Michon le conduit à interroger nos « manières de fluer » : « […] si les processus qui (re)génèrent en permanence les âmes singulières et collectives ne sont pas totalement erratiques, s’ils se réalisent de manières relativement constantes dans une époque ou un groupe donné, bref, si ce à quoi nous avons affaire n’est pas composé de simple flux mais d’assemblages descriptibles de rythmes articulés les uns aux autres, il faut supposer que ces assemblages rythmiques sont eux-mêmes en quelque façon individués. Mais comment penser, alors, cette dernière individuation ? » (Michon, 2007, p. 77). Dans une perspective morinienne, il est intéressant d’envisager cette question à partir du macro-concept d’auto-éco-organisation qui met ainsi l’accent sur les dynamiques qui relient autonomie et dépendance chez les êtres vivants. Pour envisager la portée de ce macro-concept en regard de phénomènes rythmiques, je l’aborderai à partir des notions d’autos, d’oikos, de genos, et de phenon qu’il contribue à relier, et que j’illustrerai avec l’exemple du développement d’une capacité de transgresser.

 L’autos rythmique

L’émergence de phénomènes rythmiques suppose, par définition, la possibilité de les reconnaître comme phénomènes relativement autonomes. Si les notions d’individu et de sujet renvoient au foyer ontologique et existentiel de l’individu, la notion d’autos désigne chez Morin le foyer organisationnel dont les opérations produisent l’autonomie et l’identité d’un organisme vivant et donc, a fortiori, d’une organisation rythmique.


La notion d’autos renvoie à au moins trois logiques : auto-organisationnelle, auto-poïétique et auto-référentielle. Dans une perspective auto-organisationnelle, l’autonomie d’un organisme repose sur une activité relativement close sur elle-même. Son évolution peut contribuer à l’inhibition, au renforcement et/ou à l’émergence de capacités dont la genèse est à la fois le fruit d’un certain ordre, et le résultat du hasard et du bruit inhérents aux interactions des éléments constituants le système. Toutefois, pour exister, c’est-à-dire pour se développer et évoluer, un organisme requiert davantage qu’une capacité d’auto-organisation. Ici intervient la dimension auto-poïétique propre aux organisations vivantes. De façon générale, la notion d’auto-production (autopoïesis) désigne la capacité d’un organisme à s’auto-produire, c’est-à-dire à s’auto-générer et à s’auto-entretenir. Il s’agit ainsi d’interroger les modalités en fonction desquelles un organisme manifeste des processus producteurs de ses propres composants, dont les interactions génèrent récursivement le même réseau de processus qui contribue à les produire. Si l’autonomisation d’une forme organisée de rythme suppose de disposer des moyens de s’auto-organiser et s’auto-produire, une telle compétence peut être à son tour envisagée à la fois à partir des opérations qu’elle implique (computation), mais aussi en fonction de l’identité qu’elle contribue à créer ou à pérenniser (auto-référence). La notion de computation et plus spécifiquement chez Morin celle de computo renvoient en même temps à l’idée de calcul et de traitement de l’information et aux notions de sujet, d’individu et d’autos. Le computo renvoie ainsi à la capacité de tout organisme vivant (qu’il soit unicellulaire ou humain) à auto-produire son être et son identité à partir du traitement d’un certain type d’information (p. ex. génétique ou phénoménale).


Si l’on considère donc le moment de la transgression, comme l’expression d’une organisation rythmique qui émerge et se manifeste dans la vie d’un être (individuel ou collectif), on peut appréhender son autos à travers les opérations qui auto-organisent, auto-produisent et auto-référencient les éléments qui la composent et fondent son activité. L’une des computations constitutives d’une capacité de transgression est probablement le pouvoir de négation qui apparaît avec la capacité langagière de l’enfant de dire « non », mais qui le précède déjà dans sa capacité physique d’évitement et de sa capacité émotionnelle d’expression de son mécontentement. Acte de négation ou négatricité qui s’oppose à quelque chose, à quelqu’un, à un avis, à une conviction, ou à des énoncés (Ardoino, 2002). La capacité de négatricité, constitutive de l’autos de la transgression, repose sur des opérations (corporelles, cognitives, langagières, etc.) rythmées, qui elles-mêmes se répètent et participent aux rythmes auto-organisés, auto-produits et auto-référencés de l’individuation de l’être (personne, groupe, etc.). Elle ouvre ainsi à la fois sur l’altérité, l’altération, l’affirmation de sa propre identité autant que la reconnaissance d’autrui comme être hétérogène.

 L’oikos rythmique

Ce qui constitue l’autonomie et l’identité complexe d’une organisation rythmique (son autos) ne peut pas être conçu indépendamment du milieu duquel elle émerge. Ainsi, l’identité d’une organisation rythmique s’auto-génère et s’auto-organise en même temps qu’elle contribue à générer et à organiser le milieu dont elle émerge. La notion d’oikos, telle que Morin propose de l’envisager, a pour particularité de lier et de complexifier les notions « d’environnement » et de « soi ». Elle révèle notamment la boucle génératrice de soi et organisatrice de soi qui réunit autos et oikos. La prise en considération de la notion d’oikos implique ainsi de toujours rapporter l’identité et l’autonomie d’un organisme aux relations complexes qu’il entretient avec l’ensemble des éléments constitutifs du milieu dont il émerge et qu’il contribue à produire. La relation autos-oikos permet d’interroger l’incertitude inhérente à leurs asservissements mutuels, et à la définition des frontières qui sont supposer les séparer. La prise en considération de l’oikos d’un organisme invite également à questionner les contraintes qui sont inhérentes à l’environnement dont il émerge, au même titre qu’elle suggère d’interroger la nature des contraintes qu’induit l’autonomisation d’un être singulier sur son environnement.


Comme cela a été suggéré, la capacité de négatricité, constitutive de l’autos d’un organisme qui transgresse, implique autant l’affirmation d’une identité que la reconnaissance d’un milieu avec lequel il entretient des rapports complémentaires, antagonistes et contradictoires. D’un point de vue psycho-sociologique, l’inscription biographique du moment de la transgression commence avec le milieu familial, pour s’étendre progressivement aux sphères de socialisation secondaires (école, travail, etc.) La rythmicité du moment de la transgression dépend ainsi des rythmes internes de l’autos, des rythmes externes de son oikos, et de la façon dont ils interagissent. On peut ainsi concevoir que – du point de vue du sujet et de son autos – la réussite ou l’échec d’une tentative de transgression va dépendre de la capacité à affirmer le rythme de son activité au sein d’un oikos donné. L’enjeu de la transgression est dès lors de renégocier la tension entre asservissement et autonomisation, telle qu’elle apparaît dans la relation entre autos et oikos ; relation qui s’inscrit dans une rythmicité plurielle exprimée notamment par le corps, le langage et la dynamique des échanges ; rythmicité qui s’inscrit également dans une histoire qui est celle du sujet et du collectif dans lequel il évolue (Alhadeff-Jones, à paraître).

 Le genos rythmique

Il convient désormais de s’intéresser à ce qui génère une organisation rythmique et contribue à son inscription dans le « temps long ». L’expression genos est à concevoir en lien avec la notion de phenon (voir infra), toutes deux renvoient à la relation complexe qui unit le général et le singulier au sein d’organismes vivants. Le genos évoque initialement la générativité vivante. L’expression renvoie ainsi à ce qui tient de l’espèce, du germen, du phylum, du génotype, de l’ADN, puis par extension, à ce qui évoque la réitération, la reproduction, l’invariance, la stabilité et la fermeture. Ce que le genos représente est de l’ordre du virtuel et du potentiel, s’inscrivant dans une temporalité lente qui est soit celle du passé, soit celle du futur (Morin, 1980). Le genos est à concevoir à partir de la notion d’autos à laquelle il renvoie dans la mesure où il opère le retour, le maintien, l’entretien du même. Compte tenu de ce qui a été énoncé précédemment, le genos d’une organisation rythmique peut être appréhendé à partir des mises en ordre auxquelles il contribue. Ainsi, ce qui génère une organisation rythmique réside dans les principes sur lesquels repose l’ordre qui lui est sous-jacent. Si on s’inspire du modèle proposé par Sauvanet (2000), on pourrait concevoir le genos rythmique à partir de la périodicité et de la structure qui sont constitutives d’une organisation rythmique.


Si l’on reprend la capacité de négatricité constitutive de l’autos de la transgression, on peut alors envisager son genos à travers la structure de personnalité, mais aussi la structure familiale ou sociale, les habitus, les normes, les valeurs, internalisées ou présentes au sein d’une communauté, autant de composantes animées par des rythmes qui tendent à se reproduire à travers l’activité de l’autos en contact avec l’oikos. Le genos est ainsi caractérisé par une rythmicité propre à un développement relativement lent en comparaison à celui de l’autos et de l’oikos.

 Le phenon rythmique

Finalement, dans la mesure où toute organisation rythmique varie en fonction de la nature de son environnement direct (oikos), des propriétés génératives préexistantes (genos) et des modalités en fonction desquelles ils s’auto-organisent, s’auto-produisent et sont computés (autos), elle peut être appréhendée à partir de la singularité qui caractérise son expression et que l’on pourrait désormais désigner comme phenon rythmique. L’expression phenon renvoie à l’existence phénoménale hic et nunc au sein d’un environnement. Elle renvoie au résultat de la computation et de la communication du genos. Elle est ce qui caractérise l’individualité, telle qu’elle peut être perçue phénoménologiquement. Le phenon renvoie initialement à l’individu, au soma, au phénotype, au métabolisme, et plus généralement à l’unicité, l’instabilité, l’ouverture, la naissance, l’existence et la mort. Le phenon s’inscrit ainsi dans une temporalité du présent, dans l’actuel et l’immédiat de l’existence. Inscrit dans une double servitude à l’égard du genos (qui le génère) et de l’oikos (dont ses ressources dépendent et sur lequel il agit), le phenon représente l’autonomie phénoménale. En regard de phénomènes rythmiques, le phenon correspond aux formes autonomes et singulières prises par un processus d’individuation. Celles-ci se révèlent à la fois uniques, immédiates, instables et ouvertes. Le phenon rythmique est toujours variable ; il correspond à des configurations toujours singulières que l’on pourrait rapprocher des « manières de fluer » évoquées par Michon (2007) ou de la notion de « mouvement » telle que Sauvanet (2000) la définit dans son modèle « Périodicité-Structure-Mouvement ».


Concevoir ainsi le phenon de la transgression revient à s’intéresser à ses manifestations singulières toujours ancrées dans un hic et nunc : sur le plan corporel, la façon spécifique dont un enfant refuse de dormir, d’être propre, ou de manger ; ou sur le plan langagier la façon dont il affirme un « non » ; sur le plan comportemental, la façon dont un adolescent organise une fugue ou affiche une différence qui dérange. Sur le plan collectif, le phenon de la transgression s’impose à travers les manières partagées, mais toujours singulières d’interrompre, de mettre en crise un ordre établi, qu’il soit social, économique, culturel ou politique. Le phenon de la transgression apparaît dès lors comme l’expression et la manifestation la plus singulière d’une organisation rythmique qui vit à travers l’affirmation avec et contre un oikos des rythmes qui la constituent.

 Ouverture

Comme je l’ai évoqué en introduction, Morin ne développe pour ainsi dire pas dans son œuvre de réflexion autour de la notion de rythme. Elle figure néanmoins en filigrane dans La Méthode, dans la façon dont il aborde le macro-concept d’auto-éco-organisation et l’enrichit à partir du recours au préfixe « re » : auto-éco-ré-organisation :


Nous trouvons le préfixe RE dans les termes que nous venons d’employer : réorganisation, récursion, répétition, renouvellement, rétablissement, régénération. C’est ce radical conceptuel RE qu’il faut interroger. Cette racine RE nous apparaît, dès le premier regard, d’une étonnante richesse. Elle comporte en elle à la fois : – l’idée de répétition (redoublement et multiplication) ; – l’idée de recommencement et de renouvellement ; – l’idée de renforcement ; – l’idée de communication/connexion entre ce qui sinon serait séparé (comme dans relier, réunir). La racine RE, comme la racine auto, comme la racine éco, mériterait donc d’être conceptualisée, et d’une façon encore plus radicale puisque RE est (si j’ose dire) à la racine de ces racines, autos n’étant autos et oikos oikos que parce qu’ils sont réorganisateurs, régénérateurs, récursifs. Auto-organisation et éco-organisation sont, chacune à leur manière, mais fondamentalement l’une et l’autre, des RE-organisations. (Morin, 1980, p. 333)


Les significations attribuées à ce radical résument bien certaines des propriétés fondamentales de la complexité vivante. Elles offrent sur le plan conceptuel une plateforme d’échange qui me semblent particulièrement heuristique pour concevoir les relations antagonistes, contradictoires et complémentaires entre théories du rythme et théories de la complexité.

 Bibliographie

Michel Alhadeff-Jones, Education, critique et complexité : Modèle et expérience de conception d’une approche multiréférentielle de la critique en Sciences de l’éducation, Atelier National de Reproduction des Thèses, Université de Paris 8 et Université de Lille, 2007.


Michel Alhadeff-Jones « Three generations of complexity theories : Nuances and ambiguities » in Revue Educational Philosophy and Theory, 2008, vol. 40, n °1, 66-82.


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