C. Bouriau et al., « Préface » dans L’espace et le temps. Approches en philosophie, mathématiques et physique, Paris, Kimé, 2011, 254 p. Paru dans la revue Philosophia Scientiæ n° 3/ 2011 (15-3), p. 9-16. Également accessible ici. Nous remercions Christophe Bouriau de nous avoir donné l’autorisation de reproduire ce texte sur RHUTHMOS.
Ce volume fait suite à un colloque qui s’est tenu les 25 et 26 mars 2010 à la faculté des Sciences et Techniques de l’université Henri Poincaré de Nancy. L’objectif était de faire se rencontrer philosophes, historiens des sciences, physiciens et mathématiciens autour de la question de la nature de l’espace et du temps.
Cette question connaît indéniablement un important regain d’intérêt dans la communauté scientifique. Y répondre est devenu, pour de nombreux physiciens, primordial dans la construction d’une théorie quantique de la gravitation, dernier
échelon, pense-t-on, avant d’accéder à une théorie unifiée de la nature inerte. Le questionnement dépasse largement le processus d’investigation normal du physicien théoricien. La capacité des équations à nous révéler ce qu’elles savent de l’espace-temps semble s’être maintenant épuisée et l’heure est revenue pour le physicien de se tourner vers le philosophe. On se plaît à imaginer Einstein dans une situation analogue il y a un peu plus d’un siècle. Conscient des limitations de la physique classique héritée de Newton, il comprend qu’il doit revenir sur les concepts les plus fondamentaux sur lesquels se fonde la théorie. Sa réflexion l’amène à une nouvelle définition du concept de simultanéité. Dans l’article fameux de 1905, Einstein présente brillamment sa nouvelle théorie relativiste comme une conséquence logique de cette nouvelle définition. On se plaît donc à rêver, qu’un siècle plus tard, une nouvelle redéfinition des concepts d’espace et de temps permettra de donner une nouvelle impulsion à la recherche en physique.
L’espace et le temps n’ont pourtant joué pendant longtemps qu’un rôle secondaire en physique. Réminiscences du monde supra-lunaire immuable d’Aristote, espace et temps sont absolus dans la physique newtonienne. Simple contenants pour la matière, ils ne tiennent qu’un second rôle de spectateurs. L’espace est traditionnellement présenté comme le théâtre dans lequel se jouent les événements physiques. L’enchaînement de ces événements se fera avec la même régularité pour tous les observateurs, indépendamment de leur position et de leur vitesse. La grande fécondité de la physique newtonienne tient au fait qu’espace et temps ont gagné au cours du XVIIe siècle une structure mathématique. La position spatiale est maintenant quantifiée par les coordonnées cartésiennes. À l’axe temporel viennent s’ajouter trois axes spatiaux, même si la direction du premier par rapport aux trois autres est relative puisque dépendante de l’observateur. La mécanique livre la connaissance de la trajectoire qui lie les coordonnées spatiales des points matériels avec le temps. Déjà une relativité galiléenne met en relation la perception de l’espace par différents observateurs. Les coordonnées cartésiennes mesurées par chacun d’entre eux sont reliées par des transformations galiléennes faisant explicitement intervenir le temps. Disjoints, espace et temps n’en sont donc pas moins indissociables en mécanique newtonienne.
Le bel édifice théorique résiste vaillamment à l’épreuve du temps. À la fin du XVIIIe siècle, aucun phénomène physique ne semble désormais hors d’atteinte de l’approche newtonienne. La conception sous-jacente d’espace et de temps apparaît incontournable pour les physiciens mais aussi pour les philosophes. Kant confère à l’espace et au temps le statut particulier de données intuitives a priori de l’entendement humain. Non seulement la nature, mais aussi notre manière de l’appréhender, sont construites autour de l’espace et du temps tels que les décrit Newton. Les nouveaux champs d’investigation de la physique au cours de la première moitié du XIXe siècle ne viennent pas troubler cette situation idyllique. L’émergence de la thermodynamique montre néanmoins qu’une théorie physique efficace peut présenter une structure différente de la mécanique newtonienne. En outre, en introduisant une asymétrie entre les deux sens possibles d’écoulement du temps, le second principe semble recéler une explication physique possible à l’écoulement du temps qui viendrait compléter la conception newtonienne.
La découverte des géométries non-euclidiennes vient obscurcir un tableau trop parfaitement dressé. On presse la philosophie kantienne de justifier le rôle particulier qu’elle attribue à l’espace et au temps. La description newtonienne est examinée en détail. On s’interroge, comme le fait en particulier Henri Poincaré, sur la pertinence d’une géométrie plutôt qu’une autre pour décrire les phénomènes physiques. La théorie de l’électromagnétisme proposée par Maxwell vient troubler un peu plus encore les certitudes des newtoniens. L’interaction électromagnétique ne se propage plus à distance et de manière instantanée mais est transportée par des champs. Contrairement à la physique newtonienne, la nouvelle théorie n’est pas invariante sous les transformations de Galilée mais sous celles de Lorentz. Une révolution balaie le petit monde de la physique théorique. Newton s’efface devant Einstein. Espace et temps sont désormais totalement indissociables et jouent un rôle actif dans la transmission de l’interaction gravitationnelle. C’est parce que toute masse courbe localement l’espace-temps et que cette courbure peut se propager au sein du tissu spatio-temporel qu’une accélération est ressentie à distance.
L’onde de choc provoquée par la révolution einsteinienne n’a pas encore dépassé le cercle des experts qu’une nouvelle secousse se profile déjà à l’horizon. Une nouvelle physique s’impose aux chercheurs s’intéressant aux phénomènes à l’échelle atomique. On y découvre un monde étrange qui a bien peu à voir avec le monde macroscopique. L’électron, qu’on imaginait bien volontiers comme une particule ponctuelle, semble se diluer dans l’espace et, à la manière d’une onde, interfère avec les autres électrons et avec lui-même. Pire encore, la nature ne consent pas à révéler simultanément sa position et sa vitesse. La physique est maintenant à l’étroit dans l’espace-temps d’Einstein. La douce courbure provoquée par la distribution de la matière laisse place à une intense agitation à l’échelle de Planck. La relativité générale se révèle inadaptée à la quantification : les fluctuations quantiques déstabilisent l’édifice théorique. Comme au début du XXe siècle, la nécessité d’une nouvelle approche fait son chemin parmi les physiciens. Les pistes sont nombreuses : théorie des cordes, géométrie non-commutative, théorie des boucles quantiques. Chacune met en avant une nouvelle conception de l’espace-temps.
Le présent volume souhaite faire partager les réflexions de divers spécialistes, physiciens, mathématiciens, philosophes, historiens des sciences, touchant les représentations de l’espace et du temps du XVIIIe au XXe siècle, qui toutes abordent de manière plus ou moins directe le problème général suivant : l’espace et le temps sont-ils de simples idéalités conventionnelles, de simples instruments théoriques modifiables selon leur champ d’application, ou bien dénotent-ils quelque chose dans la réalité ? Leur nature respective s’impose-t-elle à notre pensée ou bien sommes-nous libres de les concevoir et définir comme nous le voulons, pourvu que ces conceptions et définitions soient théoriquement fécondes ?
L’article d’Olivier Bruneau montre l’importance de Newton pour Colin Maclaurin, qui à l’aide notamment de concepts considérés aujourd’hui comme fictionnels, ceux du temps et de l’espace absolus newtoniens, parvient à traiter efficacement la question de la figure de la Terre. Certes, l’espace et le temps absolus ne sont pas des fictions pour Newton ; il semble en revanche que pour Maclaurin, l’important réside davantage dans la valeur opératoire de ces notions plutôt que dans leur éventuelle réalité ontique. Il est intéressant d’observer ici qu’une approche fictionnaliste de l’espace et du temps, où l’on se contente de raisonner « comme si » ces notions dénotaient quelque chose dans la réalité, permet néanmoins un traitement correct des phénomènes. Il reviendra à Hans Vaihinger, auteur de la fameuse Philosophie du comme si (1911) et attentif lecteur de Newton, de manifester la fécondité d’une telle conception des outils scientifiques : ce n’est pas parce qu’une notion est dépourvue de corrélat réel qu’elle doit être rejetée, car elle peut être utile, voire indispensable au traitement correct de la réalité.
Dans une optique également idéaliste et conventionnaliste, Louis Allix se propose à travers diverses expériences de pensée de montrer qu’en faisant varier certaines propositions générales touchant les traits caractéristiques de l’espace, du temps, et de la causalité, il deviendrait possible de résoudre à nouveaux frais des énigmes classiques telles que la flèche de Zénon, Achille et la tortue ou le bateau de Thésée. L’article a ainsi le mérite de montrer que la manière dont nous posons certains problèmes théoriques et concevons leur solution dépend de certaines décisions, le plus souvent implicites, concernant la nature de l’espace et du temps. Il pose aussi la question très intéressante de savoir si ces variations contre-intuitives infligées aux représentations communes de l’espace et du temps ne pourraient pas malgré tout être compatibles avec certaines expériences de la réalité. De manière plus générale, l’article soulève la question de notre liberté par rapport aux concepts d’espace et de temps : sommes-nous libres de les définir comme nous le voulons, en nous fondant sur le seul critère de la fécondité théorique ? Jusqu’où cette liberté peut-elle s’étendre ?
Steven Bland, dans une perspective similaire, s’intéresse au conventionnalisme de Poincaré sous l’angle de la « révisionabilité » des théories face à l’expérience scientifique. Il démontre notamment que la doctrine poincaréienne échappe à la critique classique fondée sur certaines formes de holisme, grâce à sa profonde maîtrise de la nature fondamentale des connaissances scientifiques. Conventionnalisme et faillibilisme, touchant la manière de concevoir l’espace et le temps, sont ici clairement articulés l’un à l’autre.
Jean Eisenstaedt insiste pour sa part sur le caractère laborieux et collectif des récentes découvertes scientifiques concernant l’espace-temps. On sait bien que les faits historiques présentés en quelques lignes dans les manuels scolaires masquent généralement la formidable activité intellectuelle qui a permis une découverte ou l’élucidation d’un problème. La relativité générale n’échappe pas à cette règle. Ainsi, l’intuition géniale d’Einstein ne doit pas faire oublier que la compréhension fine de la relativité générale a nécessité durant plusieurs décennies les efforts de quelques-uns des plus grands physiciens. Jean Eisenstaedt nous relate comment l’existence d’une singularité dans la solution de Schwarzchild, décrivant notamment l’espace-temps au voisinage d’un trou noir, a pu être source de confusion. Il faudra attendre l’analyse du problème faite par Robertson puis les travaux de Kruskal en 1960 pour qu’enfin émerge un consensus au sein de la communauté des relativistes.
Dans un même esprit de recherche collective, Bernard Guy nous propose un programme de recherche destiné à reprendre un certain nombre de questions fondamentales de la physique contemporaine, afin de dégager des pistes permettant de revoir les concepts d’espace et de temps dans les sciences humaines et dans la vie quotidienne. Il se fonde pour cela sur une discussion de ces concepts, non en termes de substance, mais en termes relationnels : il convient en effet de rechercher dans toute relation un aspect spatial et un aspect temporel, afin de surmonter les difficultés conceptuelles ou logiques qui surviennent dans une perspective qui consiste à séparer trop arbitrairement la notion d’espace et celle de temps.
Jean-Yves Heurtebise, de son côté, s’attache à critiquer aussi bien une conception idéaliste du temps comme forme de notre représentation (thèse kantienne) qu’une conception instrumentaliste ou conventionnaliste réduisant le temps à un simple outil théorique efficace mais dépourvu de réalité (conception duhémienne par exemple). Il s’attache à montrer que la thèse selon laquelle le temps serait une qualité première ou une propriété de la Nature soulève en réalité moins de difficulté que la thèse idéaliste, pourtant beaucoup plus répandue, qui repose selon lui sur des présupposés méthodologiquement critiquables, et se heurte à certaines contradictions. L’article défend au final une conception du temps qui n’est ni strictement réaliste, ni strictement idéaliste, mais qui présente la temporalité comme « un intermédiaire entre une réalité ontologique et une représentation subjective ».
Prenant également ses distances à l’égard de la conception idéaliste, Christian Maes souligne qu’en balayant la conception d’un espace-temps a priori, la relativité générale a ouvert la voie à une réflexion nouvelle sur sa nature. Il est désormais légitime de s’interroger : pourquoi trois dimensions spatiales et une temporelle ? Quelle topologie pour l’espace-temps ? Pourquoi le temps ne s’écoule-t-il que dans une seule direction ? On se prend à rêver que les réponses à ces questions pourraient être données par une théorie unifiant dans un même formalisme les constituants les plus élémentaires de la matière avec l’espace et le temps. Il ne resterait alors plus aux physiciens qu’à patiemment déchiffrer la signification profonde de la théorie pour y découvrir l’explication à tous les phénomènes physiques, quelle que soit l’échelle de longueur à laquelle ils se produisent. Christian Maes s’inscrit dans la lignée de théoriciens plus proches de disciplines considérées moins fondamentales, comme la physique de la matière condensée, qui rejettent ce point de vue et affirment l’existence de phénomènes macroscopiques émergents, dominants mais pourtant très largement imprévisibles à partir des seules théories microscopiques. En se fondant sur l’observation que l’irréversibilité n’apparaît que dans la thermodynamique, il explique comment le sens d’écoulement du temps pourrait être une propriété émergente de l’espace-temps et non une propriété fondamentale. Il se fait également l’écho de la proposition fracassante de l’inexistence à l’échelle microscopique de la gravitation, qui serait un effet purement entropique et donc elle aussi un phénomène émergent.
Le terme d’émergence est également au cœur de l’article de Sharon Ford. Alors que les physiciens se contentent de la description des relations entre particules élémentaires, l’auteur nous invite à une réflexion sur leur nature propre. À partir d’entités immuables, puissances pures, émergeront les différentes particules du modèle standard, bosons médiateurs des interactions ou fermions. Ces entités fondamentales sont les trajectoires lumineuses, les géodésiques, du modèle Light-like Network Account développé par Sharon Ford. Comme dans les théories des cordes, des dimensions supplémentaires d’espace-temps, ouvertes ou compactifiées, permettent d’engendrer chacune des différentes particules et rendent inutile tout recours à différentes familles de particules. La masse émerge de la topologie des trajectoires. Finalement, l’identification des bosons de jauge avec le champ de puissance achève de construire le monde à partir du seul mouvement spatio-temporel d’un unique champ en puissance.
Alexis de Saint-Ours, pour sa part, montre que le concept de temps intègre diverses composantes notionnelles (changement, évolution, flux, présent, passé, futur, irréversibilité, simultanéité, causalité, etc.) qui ne s’agrègent pas toutes pour former un concept univoque du temps. Suivant le cadre théorique où elles s’inscrivent, ces composantes se conjuguent selon des modalités différentes, pour former tel ou tel concept du temps. L’article montre ainsi qu’il serait plus pertinent de parler de « figures » du temps plutôt que du temps au singulier. Il identifie cependant un trait commun à ces différentes figures du temps : c’est à chaque fois le changement qui permet de mesurer le temps, de sorte que la célèbre proposition d’Aristote, selon laquelle le temps est la mesure du changement, mériterait peut-être d’être inversée.
Gunnar Declerck, quant à lui, pose directement la question de la nature de l’espace : qu’est-ce que l’espace ? Pourquoi y a-t-il de l’espace plutôt que rien ? Il plaide pour une tentative d’explication de l’espace qui — contrairement à celle des sciences de la Nature qui néglige l’espace phénoménal du sujet — prenne en compte l’espace que nous construisons dans la perception, de manière à nous rendre intelligible le monde des possibles dont nous disposons. C’est à une genèse de l’espace que l’article nous invite, dans une perspective à la fois empiriste et constructionniste.