Ce texte a d’abord paru en espagnol dans la revue Panambí. Revista de investigaciones artísticas, n. 4, Valparaíso, jun. 2017. Nous remercions Christine Esclapez de nous avoir autorisé à le reproduire ici.
Introduction
L’objectif de ma contribution est double. (1) Rendre compte d’une expérience artistique « participative » que nous conduisons depuis 9 ans au secteur Musiques et Sciences de la Musique d’Aix-Marseille Université : Architectures Contemporaines est un festival universitaire de jeunes créations artistiques, créé en 2008 [1]. (2) Relier cette situation artistique et musicienne à la problématique de la « re-figuration » des corps dans la cité. Problématique qui engagera ma réflexion dans les sphères étroitement liées de l’éthique, de l’esthétique et du politique. Je poserais d’emblée une question principale : dans quelle(s) mesure(s) cette manifestation nous a-t-elle donné l’opportunité de retravailler notre rapport à la démocratie en nous permettant de l’envisager comme une possible zone d’apprentissage (ou de ré-apprentissage) de notre engagement (ou ré-engagement) personnel ? Dans le cadre de cette contribution, je tenterais de montrer comment ce festival nous a permis de faire agir le monde [2] en y participant, c’est-à-dire en le transformant. Je tiens également à préciser que cette conscience n’est venue que progressivement après maints tâtonnements, diverses tentatives ainsi qu’une bonne dose d’utopie et d’intuition. Comme c’est bien souvent le cas, le faire et l’agir ont précédé notre propre conscience d’avoir finalement créé – sans le dire et sans bien le savoir — un lieu d’habitation du monde, commun et, à la fois, personnel.
À partir de cette situation singulière, nous pourrons peut-être déceler quelques pistes de réflexion plus larges qui aborderont la relation du citoyen-sujet à l’espace public et tenteront de poser la question de son individuation comme « un produit de l’interaction entre de l’individuel et du social » (Zask, 2011, p. 120), interaction qui permet à chaque citoyen « de réaliser pleinement [son] individualité tout en la sachant contingente » (Zask, 2011, p. 11).
Les Architectures contemporaines : un dispositif artistique entre recherche et création
Le festival Architectures Contemporaines a été créé en 2008. Cette manifestation est un festival étudiant qui met en scène les créations de plus de 200 étudiants venus principalement des secteurs Musique, Cinéma et Arts plastiques d’Aix-Marseille Université et du secteur Danse de l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Depuis plus de 9 ans, sa ligne artistique favorise le croisement des arts et l’interdisciplinaire, à partir du musical. Les autres contributions artistiques viennent soit s’y superposer, soit s’y insérer, comme en contrepoint. Les Architectures Contemporaines mettent, en effet, en scène des ateliers de création dont la conception débute dès le mois de janvier de l’année universitaire. En un temps très court (de janvier à mai), les étudiants accompagnés par des chercheurs-artistes s’investissent dans un projet commun qui sera donné lors de l’une des soirées du festival [3]. L’inscription dans les ateliers est totalement libre et l’offre de pratique est large : des musiques anciennes, improvisées, contemporaines, traditionnelles, actuelles, électroacoustiques à un laboratoire de retranscription, ou à des compositions en herbe et des créations in situ. Comme on le voit, la notion de « création » est conçue de façon élargie : la retranscription, la réécriture, l’anachronisme poïétique ou encore l’interprétation sont et font création. Ainsi les étudiants peuvent-ils soit choisir le même atelier chaque année approfondissant ainsi leur pratique, soit changer chaque année d’atelier et élargir ainsi leurs curiosités esthétiques. Il est également à noter que chaque atelier est prolongé (ou peut-être est-ce le contraire ?) par des cours théoriques qui abordent chacun de ces styles, genres ou pratiques par le biais de l’histoire, de l’analyse, ou de questionnements plus esthétiques, sociologiques, sémiotiques ou anthropologiques. L’idée étant de créer une circulation entre théorie et pratique, pour faire agir la recherche comme pratique et la pratique comme recherche. À ces ateliers se superposent ou se croisent, lors du festival, des créations de courts-métrages des étudiants du secteur Cinéma [4], des installations-créations numériques des étudiants du secteur d’Arts plastiques [5] ou encore des performances improvisées des étudiants-danseurs de Nice. Il est également à noter que toutes les éditions sont archivées grâce aux captations documentaires réalisées par les étudiants du secteur Cinéma. Chaque édition est également l’occasion de travailler sur la conception d’émissions de radio diffusées sur les ondes de Radio Grenouille [6]. Les Architectures Contemporaines sont ainsi à la fois un espace de recherche esthétique, d’expérimentation inter-artistique mais aussi un outil pédagogique préprofessionnel qui permet aux étudiants inscrits dans la filière Action Musicale du secteur Musique de se confronter aux différentes étapes — organisation, conception, valorisation et communication — de son élaboration. Chaque édition est portée par un parrain ou marraine qui a été un ou une ancien(ne) étudiant(e) de l’un de nos secteurs artistiques et qui, depuis, a fait son chemin dans le monde de la création contemporaine.
Dans le cadre de cette conférence, je ne m’étendrai que sur la première dimension, la recherche esthétique que nous poursuivons au sein de cette manifestation. Cette recherche repose sur une ligne éditoriale militante qui pourrait être résumée en trois points principaux : (1) donner aux formations universitaires en arts un espace d’expression dans la cité, (2) valoriser l’émergence de jeunes créations en devenir et (3) permettre aux étudiants de se sentir acteurs à part entière de leur université, de leur secteur et, plus profondément, de leur future vie artistique ou personnelle et cela quel que soit leur « niveau » de pratique artistique. En effet, notre mission d’éducation publique est aussi d’accueillir et de donner une place à l’ensemble de nos étudiants : certains viennent des conservatoires et ont une pratique avérée ; d’autres (nombreux) d’écoles de musique amateur, ou de pratiques autres où l’écrit et son décodage n’en constituent pas le centre. Force est, en effet, de constater (eu égard à cette diversité) que l’université n’est pas toujours considérée comme un espace propice au développement de singularités artistiques ou de projets de qualité égale à celles des écoles supérieures d’art ou des pôles supérieurs d’enseignement et de pratique de la musique. Je ne m’étendrais pas sur cet aspect qui, certes, est en train de se transformer suite à l’adoption du processus de Bologne et à la profonde reconfiguration que connaît à l’heure actuelle l’université française ; je tiens simplement à rappeler qu’en 2008 la situation était différente. Pour des tas de raisons que je n’ai pas le temps de rappeler (mais que nous avons tous vécues) il y avait alors urgence à défendre les formations en Arts à l’université ainsi que la qualité et la spécificité de leurs créations artistiques. Cette ligne éditoriale a très vite adopté une direction forte : relier théorie et pratique dans un mouvement fécond de fertilisation mutuelle.
Ainsi, la ligne artistique du festival repose-t-elle une conception élargie du « concert », conception que l’on pourrait qualifier de « participative ». C’est à la lecture d’un très court article du compositeur et musicologue belge André Souris qui s’intitule « Donné à entendre » (1947/1976) que cette idée a germé. Nous pratiquons sans aucune limite le décloisonnement des genres, des styles et des époques évoqué par Souris à la fin des années 1940, décloisonnement qui favorise la participation active des acteurs de la manifestation, artistes comme auditeurs ou spectateurs. Cette hétérogénéité permet aux récepteurs de se confronter à une histoire de la musique et de l’art non-linéaire et de laisser résonner les œuvres entre elles, en dehors de toutes formes d’idéologies progressistes ou à volonté « hiérarchisante ». Les créations sont immergées dans des espaces scéniques eux-mêmes décloisonnés où la proximité entre le public et les artistes est poreuse et intime. On fera bien entendu le lien esthétique entre ce parti-pris et l’évolution de la relation scène-public depuis les premières avant-gardes contemporaines (Fluxus, par exemple) ainsi que l’évolution des dispositifs scéniques contemporains. La dimension « participative » est donc à concevoir sous l’angle de la reconfiguration, de la lecture croisée et libre, de la recherche d’espaces intermédiaires d’écoute et de pratique. Fortes de ce modèle sur lequel elles se sont construites, Les Architectures Contemporaines proposent aux publics et aux artistes d’expérimenter une temporalité équidistante où conversent présent, passé et futur. Ce clin d’œil avoué à ce que l’on nomme (ou ce que l’on a nommé) postmodernité est un clin d’œil actif : il invite à vivre une expérience commune, en live, située dans un même « lieu » aux « coordonnées » multiples [7].
— Le lieu renvoie, tout d’abord, à l’espace scénique que nous réinventons à chaque édition : des scènes à l’italienne aux salles de musée, du parvis d’une église aux rues d’une commune ouvrière, d’un cinéma à un jardin, d’un toit à un fort à ciel ouvert. Par exemple, pour l’opus 9 qui aura lieu entre mai et juin 2016, nous rejoindrons le 14 mai prochain (dans le cadre de la Nuit Européenne des Musées) la Cité Radieuse-Le Corbusier que nous investirons jusqu’aux moindres recoins. Nul besoin de rappeler combien cet espace était pour nous, compte tenu de son histoire, l’une de nos ambitions les plus folles, voire une des plus utopiques.
— Le lieu renvoie, ensuite, à la thématique proposée à chaque édition qui unifie, théoriquement et artistiquement, cet éclatement du sens. La thématique n’est pas un modèle illustratif à suivre, mais une simple incitation à la création. Elle suggère de multiples déclinaisons comme autant de mondes possibles, de variations esthétiques propices aux imaginaires les plus décalés. Elle fait l’objet d’une étude préalable dans chaque atelier de création : enseignants-chercheurs-artistes comme étudiants la discutent, la creusent, la travaillent comme un matériau artistique et poétique. Chaque atelier est ainsi libre de la traiter comme un processus créateur ou comme une simple ouverture poïétique.
En résumé, on soulignera que les Architectures Contemporaines sont un territoire nomade circulant entre de multiples cairns qui servent à baliser un sentier mouvant et constamment en mutation. Elles sont une scène plurielle et anachronique où se mêlent dans un présent élargi savoirs et savoir-faire. Elles pratiquent volontiers ce que Daniel Charles aimait plus que tout, à savoir « nomadiser sur place ».
La participation en débat : redonner la parole
Nous avons présenté les Architectures Contemporaines comme un dispositif participatif tout en sachant que ce qualificatif doit, à l’heure actuelle, être employé avec précaution. En effet, le terme de « participation » s’infiltre dans nos sociétés. De l’utopie des années 1970 qui prétendait refonder le « vivre ensemble » à sa prolifération contemporaine, la « participation » concerne chacun de nous. Dans le champ musical, ces situations sont particulièrement effectives dans les concerts participatifs qui sont de véritables expériences, émotionnellement intenses car vécues collectivement en live. On citera, par exemple, la tournée de concerts de Cold Play lors de la diffusion de son album Mylo Xyloto [8], les « happenings » proposés par l’artiste Dan Deacon [9]. On citera également les concerts participatifs organisés par l’Orchestre National de Lyon [10] ou ceux de la Philharmonie de Paris [11].
La question participative s’infiltre dans notre quotidien, artistique, culturel, médiatique, politique. Cette expérience offre au public des possibilités accrues d’interaction émotionnelle avec les artistes, les entreprises ou même les institutions et renforcent son sentiment d’engagement ainsi que son sentiment d’appartenance à la collectivité. En effet, la désaffection pour la cause politique, la montée des exclusions, la fréquentation accrue des réseaux sociaux, la perte de rapport concret à la réalité ou l’insertion de nos êtres dans des systèmes de plus en plus globalisés et mondialisés donnent souvent l’impression d’un éloignement de la vie en train d’être vécue (Lazarus-Matet, 2012). Autant de raisons – ici rapidement évoquées – qui pourraient expliquer ce regain d’intérêt pour le « vivre ensemble » barthésien et sa mise en action collective, comme si nos solitudes pouvaient être contournées, voire même endiguées grâce à l’action participative.
Nous ne sommes pourtant pas dupes. Dans certaines de ces situations, le sens semble fragmenté, dilué, désindividualisé. L’adresse principale va à la masse ; le public est anonyme, virtuel. Certains de ces dispositifs sont des opérations de marketing à grande échelle qui n’ont pas vraiment à voir avec l’utopie équitable du « vivre ensemble ». L’usage entrepreneurial en motive souvent l’élaboration ; leur rapport au pouvoir médiatique est évident. Les conditions de la participation sont bornées à l’avance, les rôles sont distribués avec précision et l’action participative apparaît bien souvent comme totalement factice (Zask, 2011), voire même autoritaire dans la mesure où la participation devient injonction et la non-participation facteur d’exclusion. Ainsi, la participation devient-elle quelquefois fiction. Pour Joëlle Zask (2011) :
En politique, ce qui est problématique, c’est de faire croire à la participation. Quand participer se borne en définitive à « faire figure » de participant dans un dispositif qui n’a en rien été choisi, dont les enjeux nous échappent et dont les finalités ne sont pas les nôtres, il vaudrait mieux utiliser un autre terme. (p. 9)
Pourtant, nous avons tout de même décidé d’employer ce terme de « participatif » pour qualifier le dispositif que nous essayons d’éprouver dans le cadre du festival Architectures Contemporaines car il nous semble proposer une autre manière de vivre l’action participative dans la mesure où il favorise la prise de parole de tous et de chacun au sein de son espace de création, espace que nous avons qualifié de nomade, c’est-à-dire d’ouvert.
Pour Mathieu de Nanteuil (2014), l’activité artistique (comme le discours critique) est une autre manière de « re-figurer » la relation du citoyen-sujet à l’espace public en permettant l’émergence « d’un espace de problématisation de “l’expérience politique des corps” » (p. 181). En ce sens, certains dispositifs artistiques favorisent une expérience incarnée qui re-figure la problématique de nos corps et de leurs rapports à la cité, des plus utopiques aux plus idéologiques. Dans un autre cadre, Pascal Michon (2007) a, quant à lui, creusé la question des rythmes du politique. L’hypothèse de départ est reprise de Marcel Mauss qui « a montré que les corps sont soumis à des formes de mouvement et de repos, des manières de fluer, bref des rythmes, déterminés socialement à travers des “techniques du corps” et définissant ce que nous pouvons appeler une corporéité » (Michon, 2007, p. 47). Prolongeant ces premières hypothèses, Pascal Michon creuse la forme temporelle suggérée par l’économie qui est la nôtre depuis la fin des années 1990 : le capitalisme mondialisé. La temporalité contemporaine, néo-capitaliste, conduit à une fluidité, à une flexibilité et à une décentralisation qui engendrent une polyrythmie contrainte par un pouvoir tout aussi dominant que les régimes politiques antérieurs mais plus difficile à circonscrire. Une conséquence de ce régime temporel est de menacer l’individu dans ce qu’il a certainement de plus précieux : sa personne. Car se fait jour un nouveau nomadisme obligatoire (mobilité de carrière, prédilection pour les actions et les objectifs à court terme, relations sociétales épisodiques, etc.) qui n’a plus rien à voir avec l’utopie nomade qui était, à la période précédente, le moyen d’échapper au capitalisme centralisé et bureaucratique. Ainsi le capitalisme mondialisé rejoint depuis peu par le capitalisme médiatique appauvrit les contenus, « enjoint de tout dire » (Michon, 2007, p. 300) tout en édulcorant les manières de dire pour permettre à ces informations d’être reproduites et mises en circulation le plus rapidement possible :
Ainsi les démocraties libérales, qui se voyaient jusque-là comme des machines à produire des individus émancipés, tendent-elles à devenir aujourd’hui d’immenses dispositifs qui assurent, à travers une fluidification généralisée des corporéités, des discursivités et des socialités, la multiplication d’individus faibles et flottants, constamment happés par les besoins de la production et de l’échange marchand et les interactions dans lesquelles ils sont pris. (Michon, 2007, p. 307)
De ce fait, si les pratiques artistiques participatives structurent, quoi qu’il en soit « l’espace des expériences subjectives » (Nanteuil, 2014, p. 178), on peut alors estimer qu’elles ont un rôle essentiel à jouer sans la reconquête de notre personne. Comme le souligne Mathieu de Nanteuil (2014) :
C’est dans un tel contexte que les pratiques de démocratie participative prennent un relief tout particulier. Là encore leur apport à la pratique démocratique ne se situe pas, prioritairement, sur le terrain fonctionnel. Elles gagnent à être comprises comme des tentatives visant à « re-figurer » ce que la représentation institue sous la forme d’une séparation : l’exercice de la citoyenneté. (pp. 180-181)
Il est alors important, tout en soulignant son ambiguïté, de tenter – comme le fait la philosophe Joëlle Zask (2011) – de revaloriser l’expérience participative et ainsi d’accéder à une véritable expérience démocratique qui fait de la participation non pas injonction, mode passagère, qualité d’un politiquement correct immergé dans des logiques mercantiles et médiatiques mais un passage de paroles qui favorise leur libération, leur rayonnement comme indices d’une citoyenneté en action. La pratique d’un « rythme » que Michon (2007) qualifie de « bénéfique » (p. 298) permet l’émergence d’une individualité plus forte. La parole dont il est ici question est plus large que la mise en intonations ou en mots, elle est celle qui demeure – par-delà son insertion dans le collectif – le fruit de nos expériences individuelles. La parole est participation. Expérience. Engagement. Transformation. La parole est individuation.
Dispositif participatif et individuation
Pour qu’un dispositif participatif conduise réellement au processus d’individuation de ses participants, objectif – nous venons de le voir – essentiel quant au maintien d’un véritable espace démocratique, il est nécessaire pour Joëlle Zask (2011) de concevoir la participation comme une interaction de trois champs d’action (trois types d’expériences). Participer, c’est ainsi « prendre part », « apporter une part » et « recevoir une part ». Nous n’en présenterons, ici, qu’un rapide résumé qui ne rend aucunement justice à l’étude précise de la philosophe à laquelle nous renvoyons largement.
— « Prendre part » se distingue de « faire partie » qui suggère une appartenance passive ou non-choisie à un groupe donné. « Prendre part » doit être compris comme un engagement, une volonté, une envie consciente et délibérée de rejoindre un groupe.
— « Apporter une part ou contribuer » souligne l’indispensable apport personnel du participant au groupe et cela quelle que soit la compétence a priori décrétée du participant. « La contribution apparaît donc comme un événement profondément interactif dont la caractéristique essentielle est qu’elle intègre le contributeur dans une histoire commune, ce qui est là encore fondamental pour le développement de soi » (Zask, 2011, p. 12).
— « Recevoir une part ou bénéficier » est la condition incontournable d’individuation sans laquelle les deux autres expériences ne pourraient conduire à une participation pleine et efficiente. Ce bénéfice ne s’apparente pas à un bien matériel mais à une satisfaction, et une reconnaissance. Reconnaissance de l’acquisition d’une expérience, possiblement réintégrable dans la société. Nourrissant pleinement notre vie personnelle, elle est à même de transformer, par nos actions, notre société et ses modalités de fonctionnement. C’est cette dernière dimension qui permet à la parole de se libérer et de se décentrer en se déplaçant. Pour Joëlle Zask (2001), le bénéfice « est tel s’il favorise l’individuation […] – si, il procure à l’individu les moyens lui permettant de prendre part et de contribuer -, ce qui est justifié par le fait, […], que l’individuation provient de la participation elle-même. » (p. 226)
Ces trois temps (« prendre part », « contribuer » et « bénéficier ») sont à concevoir dans leur simultanéité, leurs interactions réciproques, en mouvement perpétuel. Nous faisons l’hypothèse qu’ils pourraient constituer une grille d’analyse situationnelle des dispositifs participatifs, apte à saisir la parole en action, c’est-à-dire la sauvegarde de la part créative de nos gestes et de nos actions. Apte à initier également de possibles zones de liberté et tenter de faire en sorte que nos participations ne soient pas uniquement des fictions mais qu’elles puissent réellement dialoguer avec celles des autres.
Je n’ai pas la prétention de présenter les Architectures Contemporaines comme particulièrement représentatives de cette démarche participative tant il est difficile de « mesurer » les possibles bénéfices de cette manifestation pour ses participants – étudiants comme artistes et chercheurs, c’est-à-dire les possibles « retours à soi » qu’elle pourrait procurer. Comment rapporter les sourires ? Les envies de recommencer chaque année l’expérience ? Les générations d’étudiants qui se croisent en se disant : « tu étais à quel opus toi ? ». L’immense satisfaction que nous avons eue à permettre à ces jeunes créations de voir le jour ? D’apprendre, quelques années plus tard, que tel ou tel étudiant fait carrière, qu’il vit sa vie de musicien de façon entière ? Ou même tout simplement qu’il s’est détourné du monde musical mais qu’il se rappelle de l’opus dont il a été un acteur à part entière. Comment « mesurer » notre volonté collective et inébranlable malgré les restrictions de toutes sortes (financières particulièrement) d’en assumer toutes les imperfections ? Car, c’est bien la « mesure » de ce 3e temps du bénéfice qui permettrait de valider le processus d’individuation et qui me permettrait peut-être de résoudre la problématique de la possible re-figuration des corps dans la cité. En d’autres termes, comment valider le fait que les Architectures Contemporaines instaurent un « rythme bénéfique » ?
Cette notion empruntée à Pascal Michon (2007), lui-même l’empruntant à Diderot, doit être déployée. Elle suppose de ne pas concevoir le rythme par le modèle du « mètre » (Michon, 2007, pp. 297-298) mais de façon plus fluide — comme un processus qui n’est donc pas mesurable ou évaluable, quantitativement du moins. Le rythme dit bénéfique n’est pas contraint par une mesure normée ou validée par une doxa. Le rythme « bénéfique » n’est pas non plus totalement « idiorrythmique », c’est-à-dire anarchique puisque, selon Roland Barthes, « la demande d’idiorrythmie se fait toujours contre le pouvoir » (cité par Michon, 2007, p. 129).
D’ailleurs ne faudrait-il pas plutôt décliner cette notion de « rythme bénéfique » au pluriel et entre parenthèse : rythme(s) bénéfique(s) ? Ce qui serait ainsi le gage d’une histoire conçue comme interstice entre rythme individuel et rythme collectif [12].
Pour Michon (2007) qui rappelle les conclusions de Diderot : les rythmes bénéfiques sont ceux qui permettraient « de dépasser les dualismes qui déchirent et brident les individus, leur ouvrant ainsi la possibilité d’une augmentation de leur être et de leur puissance de vie », des rythmes fluides, de qualité « qui augmentent l’intensité et la richesse de la vie des individus singuliers et collectifs concernés » (p. 298). Est-ce ainsi qu’il faudrait donc concevoir la question du bénéfice ? Dans la fluidité ? L’imprécis ? Le trait d’union ? Le surplus du qualitatif ? Et non dans l’évaluation. La rentabilité. Les retombées. La valorisation. Autant de termes qui ne nous sont plus, malheureusement, étrangers. Il me semble que ce serait en tout cas une des seules solutions pour que la « culture véritable » – entendons un espace d’expression de nos multiples altérités – puisse faire partie intégrante de nos vies, pour que nous puissions y prendre part, y contribuer et en bénéficier. Pour qu’elle ne soit pas injonction, contrainte ou uniformisation. Cette fluidité doit cependant trouver son lieu d’habitation sous peine d’errer sans terre à fertiliser, car c’est bien tout l’enjeu d’un processus d’individuation, que l’émergence d’un soi, conscient d’être au centre d’un réseau de rencontres où chacun investit ensemble un même lieu dans une relation dynamique de partage. Ce n’est donc pas à un état de nature que doit nous conduire cette « culture véritable » [13]. Elle est sauvage, plurielle ; elle est celles des migrants ou des exclus de la culture institutionnelle ou médiatique. Elle n’attribue donc pas a priori de « qualités individuelles à la nature de l’homme, elle les pose comme un produit de l’interaction entre de l’individuel et du social » (Zask, 2011, p. 120).
Pour revenir aux Architectures Contemporaines et à l’espace dont elles favorisent le partage, je citerai deux points spécifiques. Dès la 1re année, trois temps ont été conçus : les préludes, l’opus et les fugues. Si l’opus sauvegarde farouchement la ligne esthétique du festival (que nous avons présentée plus haut), les préludes et les fugues sont simplement des repères temporels construits sur le mode « avant » et « après ». Dans ces temps, la liberté de programmation règne et est laissée à l’initiative des artistes-chercheurs qui gèrent les créations. Au gré de leurs propres réseaux de diffusion ou de nouveaux lieux découverts au cours de leurs propres rencontres artistiques, ils programment leurs ateliers respectifs et entourent ainsi l’opus d’une variété de projets personnels qui répondent tous à la thématique comme autant de variations libres. Nous sommes en train actuellement de réfléchir au déploiement des Architectures Contemporaines et avons pensé ouvrir un festival « off », sous la forme d’un open space virtuel, rubrique de notre site où les étudiants pourraient poster eux-mêmes diverses annonces de leurs concerts, si et seulement si les « œuvres » données à entendre sont des « créations » au sens large.
Ces actions permettront-elles de « mesurer » la part de bénéfice et de transformation de chacun, chercheurs artistes et étudiants ? Je ne le crois pas. Mais elles permettront certainement l’ouverture, la circularité des apports réciproques, entre les participants et la structure, entre les participants eux-mêmes qui garderont en vie ce festival en le transformant continuellement, au gré des vents, ou contre vents et marées.
En ouverture
Les questions qui traversent cette contribution ne sont-elles pas finalement simples, comme peut l’être toute complexité apparente ? Celles des lieux de la « culture véritable », entendons par là une culture non normée, variée, refusant à ses risques et périls la rentabilité absolue. Celles de l’ouverture de toute structuration à visée réellement démocratique. Celles de la circularité des apports de tous dans ladite structure. Celle de la reconnaissance de sa nécessaire transformation. Pour qu’une structure collective reste ouverte, elle doit accepter d’intégrer l’imprévisible et l’aléatoire comme paramètres essentiels à sa propre évolution. Imprévisibilité et aléatoire révèlent son degré de tolérance vis à vis de ses participants considérés comme des personnes et non comme des figurants. Autant de mots qui ne sont pas étrangers à l’art, et particulièrement à certains manifestes poïétiques musicaux de la seconde moitié du XXe siècle. L’imprévisible, l’ouverture, l’aléatoire — ou peut-être (tout simplement) la prise en compte de cet imprécis que Abraham A. Moles (1995) proposait comme champ véritable de connaissance, de la vie, de l’expérience. Les Architectures Contemporaines, ce minuscule festival à l’intitulé maintes fois remis en cause, difficile à porter et à défendre et même quelquefois à prononcer ont cette prétention : juste ne pas savoir à l’avance de quoi sera fait demain. Alors, plutôt que de tenter de prévoir et de clôturer, elles tentent de demeurer ouvertes, d’affirmer que le projet se construit à plusieurs, de façon participative et que cette projection doit s’ancrer dans le présent, c’est-à-dire dans la relation, dans l’entre, dans l’intermédiaire façonné par nos multiples sensibilités qui tentent de cohabiter — ou plus exactement dans un partage équitable de nos contemporanéités qui est projet.
Projet de circulation des savoirs, des compétences ; interchangeabilité des « rôles » et porosités de nos masques sociaux et institutionnels.
Projet de répartition juste et équitable des bénéfices, acceptation du déséquilibre et de l’archéologie de nos savoirs.
Projet toujours en création.
Annexe : les « lieux » des Architectures Contemporaines
Opus 1 2008 non archivé
Opus 2 2009 GRIM / scène musicale de Montévideo / Marseille Théâtre Vitez / Aix-en-Provence — Formes et regards
Opus 3 2010 GRIM / scène musicale de Montévideo / Marseille Lycée militaire / Aix-en-Provence — La Méditerranée – Histoire de rythmes
Opus 4 2011 GRIM / scène musicale de Montévideo / Marseille Cité du Livre / Aix-en-Provence [Sans titre]
Opus 5 2012 Théâtre Vitez / Aix-en-Provence Musée d’Art Contemporain [MAC] / Marseille — Respirer
Opus 6 2013 Théâtre Vitez / Aix-en-Provence Vieille Charité / Marseille Cour de l’Hotel Maynier d’Oppède – Aix-en-Provence — [Et] autres dérisions…
Opus 7 2014 GRIM / Scène Musicale de Montévidéo / Marseille Théâtre Vitez / Aix-en-Provence — [Re]Mix
Opus 8 2015 GRIM / Scène Musicale de Montévideo / Marseille Théâtre Vitez / Aix-en-Provence Musée d’Art Contemporain [MAC] / Marseille Ville de Miramas – déambulations urbaines Fondation Vasarely / Aix-en-Provence — MoonWalk
Opus 9 2016 Théâtre Vitez / Aix-en-Provence Cité Radieuse – Le Corbusier / Marseille Ville de Miramas – déambulations urbaines Ville de Cabriès – déambulations urbaines — Le Radieux
Références
Lazarus-Matet C. (2012). « Un syntagme contemporain : la crise du “vivre ensemble”. Lacan Quotidien. » URL : http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2012/01/Observatoire-Lazarus-Matet.pdf [consulté le 21 mai 2015].
Michon P. (2007), Les rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé. Paris : Les Prairies ordinaires – 2e éd. 2015, Paris : Rhuthmos.
Moles Abraham A. (1995). Les sciences de l’imprécis. Paris : Seuil, 1995.
Nanteuil Mathieu (de) (2014). « Ce corps qui manque à la représentation. Entre démocratie participative et critique artistique, les nouvelles scènes de l’expérience politique », Participations 2014/2 (N° 9), pp. 177-205.
Souris A. (1947/1976). « Donner à entendre », Les conditions de la musique et autres écrits. Paris : CNRS, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, pp. 132-135.
Zask J. (2011). Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation. Lormont : Le Bord de l’eau.