Genèse d’Homo, genèse du rythme. A propos de l’œuvre d’Henri Van Lier

Denis Baudier
Article publié le 25 mai 2018
Pour citer cet article : Denis Baudier , « Genèse d’Homo, genèse du rythme. A propos de l’œuvre d’Henri Van Lier  », Rhuthmos, 25 mai 2018 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article2218

Peu connu du grand public, le philosophe Henri Van Lier a rédigé à la fin de sa vie une œuvre monumentale, l’Anthropogénie, qui apporte un éclairage nouveau et pour tout dire fascinant sur ce drôle d’animal qu’est l’homme, depuis ses performance les plus basiques (son corps), jusqu’à ses réalisations les plus élaborées (mathématiques, écriture, etc.). Extraordinaire par son ampleur et sa fécondité, cet ouvrage de plus de 1000 pages est d’une lecture difficile car pour mener à bien son entreprise, Van Lier a forgé quantité de notions nouvelles ainsi que le vocabulaire qui va avec. Cette intransigeance et cette aridité lexicales valent à l’Anthropogénie une diffusion assez confidentielle, ce qui est regrettable étant donné sa richesse sur nombre de sujets fondamentaux. Le présent article a pour but d’attirer l’attention des lecteurs sur son premier chapitre, consacré au « corps technique et sémiotique », ainsi qu’au rythme.


*****


Les formidables avancées de la paléoanthropologie au cours des dernières décennies ont permis de documenter avec toujours plus de précision l’arbre généalogique complexe, buissonnant et foisonnant, de notre espèce, des premiers hominidés jusqu’à Homo sapiens sapiens. Cette histoire a fait voler en éclat l’idée d’une progression continue et linéaire du singe vers l’homme, via un certain nombre d‘étapes intermédiaires. Comme nous le savons maintenant, de nombreuses espèces d’hominidés ont cohabité pendant des centaines de milliers d’années, avant de laisser la place à une seule espèce : la nôtre. Aussi remarquable soit-elle, cette reconstitution laisse toutefois sans réponse une question fondamentale, qui est de comprendre comment, parmi les primates, notre lignée a pu connaître une destinée aussi singulière. Pourquoi avons-nous évolué de la sorte, jusqu’à élaborer des ordinateurs et des centrales nucléaires, alors que nos cousins d’hier continuent à se balancer dans les arbres, et, pour les plus habiles d’entre eux, à casser des noix avec des cailloux ? D’où vient ce colossal abîme ? Comment expliquer qu’il y ait aujourd’hui des différences aussi majeures entre des espèces finalement assez proches sur le plan génétique et anatomique ? Force est de constater qu’aucune des disciplines en charge de cette question n’y a répondu de façon totalement convaincante jusqu’à aujourd’hui.

 Taille du cerveau et intelligence 

Parmi les « propre de l’homme », la bipédie est souvent mise en avant, en oubliant que nous la partageons avec les... autruches et bien d’autres volatiles, qui accusent un peu de retard sur notre développement cognitif. La taille du cerveau ? S’il est difficilement contestable que le volume cérébral joue un rôle dans notre « intelligence », il serait pourtant surprenant qu’il en constitue la clef. Si c’était le cas, on devrait assez logiquement constater dans la Nature une certaine proportionnalité entre la taille du cerveau et l’intelligence. Disons qu’un animal doté d’un cerveau moitié moins gros qu’un humain devrait posséder une intelligence deux fois inférieure. Or, même si cette arithmétique est un peu simpliste, ce n’est pas le cas : les animaux dotés d’un cerveau plus petit ne sont pas un peu moins intelligents que nous, l’écart est plutôt de nature exponentielle.


Alors ? De fait, Van Lier est l’un des rares penseurs à avoir formulé sur ces questions cruciales des réponses nouvelles et extrêmement stimulantes, en particulier dans l’ouvrage monumental qui a occupé toute la fin de sa vie : Anthropogénie. Deux petites précisions préalables s’imposent avant de rentrer dans le vif du sujet : la réponse n’est pas simple, sinon, elle aurait été identifiée depuis longtemps ; la seconde est bien sûr que les changements évolutifs qui mènent jusqu’à nous, même s’ils représentent une rupture dans le règne animal, ont pris des centaines de milliers d’années.

 Un nouvel examen de notre anatomie

L’un des « postulats » de départ d’Anthropogénie est que le fondement de l’hominisation, le socle sur lequel s’est bâtie son exceptionnelle évolution, le terreau qui a nourri sa si radicale originalité parmi les vivants, réside non pas dans tel ou tel gène particulier, mais dans son anatomie. Pour Van Lier, c’est bien dans le corps humain que se trouvent les clefs de notre extraordinaire destinée, c’est notre corps singulier qui nous a donné nos incroyables facultés intellectuelles, ce qui implique au passage, que le corps et l’esprit soient très étroitement liés, pour ne pas dire indissociables. Notre stature, nos mains, nos pieds, nos talons d’Achille, notre pharynx-larynx, nos articulations ont ouvert des champs cognitifs, des possibilités, des processus mentaux inédits, qui ont émergé avant de se consolider, de s’enrichir, de s’élargir, au fil de dizaines et de centaines de milliers d’années. Mais pourquoi de telles différences intellectuelles alors que notre corps n’est finalement pas si éloigné de celui des chimpanzés et des bonobos, qui ont des mains, des pieds, et une face assez proches des nôtres ?


Tout d’abord, disons qu’il existe quand même des différences majeures, bien identifiées et depuis longtemps, à commencer par la station debout, qui suppose un grand nombre de différences anatomiques par rapport à nos cousins primates : la position du crâne sur la colonne vertébrale, un bassin redressé, des talons d’Achille, etc. C’est déjà considérable, mais comme nous l’avons dit, ce n’est pas suffisant. Les autruches sont bipèdes... Elles aussi peuvent se déplacer sur de grandes distances sans trop de dépense énergétique. Dans le premier chapitre de l’Anthropogénie, c’est dire sa fécondité, Van Lier approfondi cet examen anatomique, et attire notre attention sur d’autres différences, moins spectaculaires, plus subtiles, qui ont joué d’après lui un rôle de premier plan dans notre construction cognitive. Ce sont sur ces différences anatomiques que nous allons maintenant nous arrêter.

 Des mains agiles et planes

Commençons par nos mains, qui se distinguent principalement de celles des chimpanzés par l’agilité de nos doigts, capables de bouger de façon très indépendante. Les chimpanzés ou les bonobos, feraient sans doute d’assez mauvais pianistes. Leurs mains apparaissent beaucoup plus robustes et massives : elles conservent quelque chose de la « patte » animale et servent encore à leurs propriétaires à se suspendre dans les arbres, ce qui nécessite une prise puissante et sûre – elles ont encore quelque chose de la pince. Nos mains sont agiles, et délicates, ce qui constitue déjà une petite révolution sur le plan évolutif. Mais il y a d’autres points, moins évidents, que Van Lier met en exergue.

 Des paumes qui invitent à la géométrie

Le philosophe insiste notamment sur le fait que nos paumes sont lisses et planes, « en miroir », — ce qui n’est pas vraiment le cas de celles des singes, plus bosselées, plus irrégulières. Or, ce qui pourrait n’être qu’un détail anatomique joue sans doute un rôle dans les aptitudes « géométrisantes » et « mathématisantes » de notre espèce : ces paumes lisses et planes, note le philosophe, invitent à « lisser des surfaces », à « planer des portions de sol et des côtés d’objet » ; « à descendre comme une lame souple dans les matières meubles et à les distribuer en portions, en particulier de sable, de cailloutis, de grains ». Autant d’actions simples qui évoquent la gestuelle des enfants à la plage ou dans les bacs à sable : peut-être exercent-ils là inconsciemment leurs facultés géométrisantes. Ces paumes particulières n’ont pas fait de nos ancêtres de petits « Euclide » sur patte d’un seul coup ; elles ont installé avec d’autres caractéristiques anatomiques, une aptitude à la géométrie, à la ligne droite, au plan, aux faces (qu’on pense aux bifaces), qui nous ont amené lentement, très lentement, vers le cadrage du Néolithique, qui voit l’être humain à la fois réaliser des habitats rectangulaires (entre autre), clôturer ses champs et commencer la grande aventure de la géométrie au sens scientifique. Tracer une droite ou un rectangle nous parait relever de gestes simples, quasi élémentaires, mais il n’en est rien. Dessiner un carré fermé a été un geste foudroyant d’une incalculable portée pour notre espèce.


Ces facultés géométrisantes d’Homo se sont sans doute d’abord exercées sur ses outils de pierre, de façon rudimentaire sur les choppers, puis de façon beaucoup plus sophistiquée sur les bifaces, qui possèdent justement des faces, en miroir, et des géométries complexes. Lors d’une discussion de l’auteur de ces lignes avec le philosophe, celui-ci s’était amusé à résumer en quelques gestes et phrases l’importance qu’il accordait aux mains dans la genèse de la mathématique et de la géométrie. « De quoi s’occupe la géométrie euclidienne ? » m’avait-il demandé, avant de répondre aussitôt à ma place : « d’égalités et de proportions. Eh bien nos deux mains sont égales et symétriques » poursuivit-il en joignant ses deux mains comme pour un geste de prière. « Et la Topologie ? », continua-t-il. Et toujours sans attendre la réponse, il continua sur sa lancée : « la topologie ne s’occupe pas de « quantité d’espace », mais de « chemins », sa figure emblématique est le nœud ». Et il composa alors un nœud avec ses mains et ses bras. Il suggérait là, par ces merveilleux raccourcis dont il avait le secret, l’importance cruciale du corps et de l’anatomie dans nos constructions cérébrales en général, et pour les géométries en particulier. Lisser, pointer, segmenter, détacher... toutes ces actions autorisées par la précision et la finesse des mains humaines constituent sans doute la base d’innombrables opérations cérébrales qui contribuent à nous distinguer de nos cousins.

 Des mains segmentarisantes

Maintenant que nous nous sommes familiarisés avec certaines potentialités de nos mains, nous pouvons franchir un pas supplémentaire dans la compréhension des différences homme-singe, en abordant une « performance » dont Van Lier semble faire l’un des socles du processus d’hominisation : la segmentarisation.


L’Anthropogénie commence par elle. Segmenter, concrètement, cela consiste à découper quelque chose en parties, en portions, en bouts, avec une certaine finesse. Un segment, c’est une portion avec des extrémités, des bords, des limites franches. Nos mains délicates, agiles, non spécialisées, nous permettent de segmenter notre environnement, c’est-à-dire d’y prélever des petites portions, de débiter du bois, de couper des branches, le tout avec une certaine précision. Un segment n’est pas un simple morceau ou un bout de quelque chose. C’est une portion bien délimitée. Or, c’est là une différence cruciale avec nos cousins primates, nous sommes les seuls à le faire, pour les raisons anatomiques déjà mentionnées (et d’autres à venir). Les singes arrachent, brisent, tirent, mais ne découpent pas, ne segmentent pas.

 Un monde « pré-découpé »

En quoi est-il si important de segmenter ? Il semble que la segmentarisation physique soit le terreau d’une segmentarisation mentale ; parce qu’il découpe physiquement des éléments de son environnement, avec précision, Homo procèderait en parallèle à une forme de découpage mental de cet environnement, en parties et sous-parties, en segments. Or, ce prédécoupage du monde ouvrirait du coup la porte à de multiples opérations cognitives portant sur ces sous-éléments. « Des segments manuellement délimités sont alors déplaçables tout en restant eux-mêmes. Et ils deviennent pour autant substituables l’un à l’autre », écrit le philosophe. Là où l’animal évolue dans un « milieu » sur lequel il est difficile d’avoir prise puisqu’il s’agit d’un tout vis à vis duquel il n’a pas de distance, Homo évoluerait dans un environnement « segmenté », constitué d’innombrables « segments », sur lesquels il devient possible d’agir et de prendre de la distance. Van Lier appelle ce monde segmentarisé le Woruld.


Grâce à la segmentarisation, première strate d’une cognition « supérieure », le monde se transforme en une sorte de vaste puzzle à l’intérieur duquel il devient possible de « déplacer » les pièces, inaugurant ainsi l’ébauche de premiers « raisonnements ». Habitués que nous sommes à des raisonnements très sophistiqués, nous ne voyons plus distinctement tous les mécanismes qu’il a fallu pour en arriver là. Van Lier nous ramène vers les premières strates de la cognition, en faisant de cette segmentarisation une forme de préalable et de préambule à la pensée hominienne. Pour donner une idée de l’importance de la segmentarisation, on peut mentionner le fait que le langage consiste souvent à associer des segments vocaux à des segments physiques, de quoi on peut déduire qu’en l’absence de segmentation, il n’y aurait tout simplement pas de langage, au sens où on l’entend pour l’être humain.

 Le contraste paume/dos de nos mains

Cette capacité à segmentariser est renforcée par un autre aspect méconnu ou sous-estimé de nos deux mains, le contraste paume/dos. Les premières sont très innervées, c’est-à-dire très sensibles, leur dos beaucoup moins, créant ainsi un contraste perceptif qui semble jouer, selon Van Lier, un rôle cognitif notable :

La faculté délimitatrice d’Homo est d’autant plus grande que ses mains, en symétrie bilatérale, peuvent se disposer en deux faces qui se font face, créant entre leurs paumes, extrêmement innervées en comparaison de leur dos, un milieu fermé, dans lequel l’objet manipulé est embrassé, cerné. Des segments manuellement délimités sont alors déplaçables tout en restant eux-mêmes. Et ils deviennent pour autant substituables l’un à l’autre.

Ce contraste paume-dos renforcerait ainsi les dispositions segmentarisantes de nos lointains ancêtres, ouvrant la voie à de premières formes d’abstraction primitive : un objet enserré dans la main est délimité, isolé de l’environnement, et devient de la sorte un « segment », une pièce du puzzle, qui peut être déplacé ou substitué à un autre, en restant lui-même. Répétons-le, nous sommes là dans les prémisses de la cognition, dans l’amont de la pensée, dans toutes ces opérations mentales qui nous paraissent naturelles mais ne le sont sans doute pas du tout. On peut supposer que cette faculté ait joué un rôle dans l’élaboration des protocoles qui conduisaient à la taille des choppers ou des bifaces, qui supposent des manipulations et des opérations complexes. Disons que ces prédispositions jouent peut-être un rôle dans l’émergence de la notion même de protocole (suite d’opérations), qui suppose par ailleurs l’anatomie d’Homo.

 Désigner par l’index

Poursuivons encore l’examen des mains, dont l’Anthropogénie nous révèle des dimensions inexplorées, en remarquant l’importance de l’index (doigt) pointé, qui permet de désigner des choses, à distance, en les distinguant ainsi de leur environnement. Cette capacité à « élire » un objet, un être, un « segment », parmi d’autres objets, êtres ou segments, est l’incarnation même de l’index sémiologique, qui constitue l’une des dimensions fondamentales du signe, et donc l’une des sources du langage. Nous brûlons un peu les étapes en abordant ainsi la question du signe, mais on peut remarquer que les singes, dont les mains ressemblent aux nôtres, ne se servent pas de l’index (doigt) comme index (sémiotique), ce qui est une opération apparemment « naturelle » pour nous. Résumons-nous : outre leurs fonctions physiques basiques (porter, se suspendre), les mains délimitent, planent, clivent, pointent, désignent et surtout segmentent. Elles portent en elles les ferments des premières strates du raisonnement et de la géométrie.

 Un bouleversement du plan corporel

Assez remarquables en elles-mêmes, les propriétés de nos mains ne suffiraient toutefois pas à faire de nous ce que nous sommes sans un autre volet majeur de notre anatomie : la station debout, non seulement pour la faculté qu’elle nous procure de nous déplacer en consommant un minimum d’énergie, mais aussi et surtout parce qu’elle bouleverse le « plan corporel ». Distinguer la droite de la gauche, l’avant et l’arrière, le haut et le bas, tout cela nous semble parfaitement « naturel » mais ne l’est pas tant que cela. Même s’il est difficile de se mettre dans la tête d’un oiseau, d’un poulpe ou d’un reptile, il y a fort à parier qu’ils n’envisagent pas l’espace de la même façon que nous. Nos deux jambes, nos deux bras, notre tête en équilibre sur la colonne vertébrale, conditionnent notre perception de l’espace et notre façon de nous y mouvoir. De ce point de vue, l’anatomie d’Homo s’accompagne d’une véritable rupture.

Les corps des Vertébrés, écrit Van Lier, et surtout les Mammifères antérieurs à Homo distinguaient (a) l’avant et l’arrière, dans l’agressivité (ad-gredi, aller vers) et la fuite ; (b) le bas et le haut, dans leur poids ; (c) le dorsal et le ventral, dans la répartition de leurs organes à partir de leur colonne vertébrale... Mais, ajoute le philosophe, ces trois dimensions (degrés de liberté) sensori-motrices se ramenaient pourtant chez eux à la dimension prédominante de la prédation, (a) : avant-arrière, tête-queue, bouche-anus, dont les deux autres, (b) (c), étaient subsidiaires. En un mot, l’animalité préhominienne est rostrale, mieux, caudale >><< rostrale.

En se redressant, l’homme sort de ce schéma anatomo-cognitif : l’être humain, l’hominidé, n’est plus dominé par l’axe tête-queue ; en se redressant, il épouse un espace plus complexe, mêlant la frontalité, la transversalité et même l’orthogonalité. Poursuivons la lecture de l’Anthropogénie.

Quand il est debout, et surtout quand ses bras et ses jambes s’écartent, le corps du primate redressé qu’est Homo épand et étend d’abord un plan transversal stable. Ce plan vertical-latéral est stabilisé d’instant en instant par la gravitation, dont le champ de force s’exerce et se plane le long du volume dressé peu épais du tronc. Du même coup, les dimensions d’agressivité (arrière-avant) et d’intimité (dorsal-ventral) se confondent, et établissent un second plan, perpendiculaire au plan transversal pris comme référence. Enfin, sous ces deux plans verticaux, orthogonaux l’un à l’autre, le sol se déroule comme un troisième plan foulé par la station debout, orthogonal aux deux premiers.

Notre relation au monde n’est donc plus dominée par la vectorialité avant-arrière, mais par un cocktail où prédomine la transversalité. Ce qui change beaucoup de choses. Redressé, transversalisé, Homo perçoit son environnement comme étalé devant lui, tel un écran de cinéma (en forçant un peu le trait), ou plutôt comme une succession d’écrans (translucides) répartis dans la profondeur, là où les animaux antérieurs sont davantage vectorialisés, et se meuvent dans une sorte de « tunnel » cognitif. Nous avons tous en mémoire un spectacle de mime au cours duquel l’artiste fait comme s’il se heurtait à une invisible paroi de verre : la séduction de ce type de sketch tient sans doute à ce qu’elle réveille en nous quelque chose de cette transversalité particulière à Homo.


Celle-ci ouvre la voie à deux notions inconnues du monde animal et donc de nos cousins primates : la panoplie et le protocole.

 La panoplie

Le fait que notre primate redressé et transversalisé perçoive le monde comme une succession de plans transversaux étagés dans la profondeur – plans sur lesquels se détachent des segments – l’amène à structurer son environnement de façon également transversalisée. Les segments qu’il manipule ou rassemble, il se met à les réunir, à les organiser sous forme de panoplies, une panoplie étant, selon Anthropogénie, un « ensemble de “choses” saisies plus ou moins simultanément selon des plans frontaux, où elles se détachent sur le fond mais aussi apparaissent comme complémentaires et substituables ». On pense à de premières collections de pierres, d’os, de bouts de bois, de peaux d’animaux, dont les composantes sont réunies par de premières relations : complémentarité, analogie, substituabilité... Au fil du temps, ces premières panoplies élémentaires deviendront des panoplies d’outils, d’armes, d’ustensiles culinaires ou d’ingrédients. Cette notion de panoplie est importante parce qu’elle permet entre autre d’établir une distinction entre les outils utilisés par l’homme, et ceux dont se servent certains animaux. Tout le monde sait que certains chimpanzés utilisent des brindilles pour attraper des termites, ou des cailloux pour casser des noix (des loutres aussi), mais il est préférable de parler à leur propos « d’instruments », car il s’agit davantage de prolongements du corps, qui ne s’inscrivent pas dans des ensembles organisés de choses.

 Le protocole

La panoplie va de pair avec une autre notion clef : le protocole, entendu comme « une suite réglée d’opérations ». Une recette de cuisine en est sans doute la forme la plus commune : elle consiste en une suite de tâches à exécuter en vue de préparer un plat. La paléoanthropologie a montré toute l’importance de ces protocoles pour nos lointains ancêtres, qui en ont mis au point pour tailler leurs outils de pierre ou allumer du feu, protocoles qu’ils se sont transmis de génération en génération, tout en les améliorant de temps à autres. Or, de la même façon que la panoplie suppose un découpage de l’espace, ces protocoles supposent une première ébauche de découpage temporel, qui suppose la transversalité.

Dès qu’Homo juxtaposa ou fit se succéder deux, et surtout trois « choses » au sol ou dans ses mains, [...] leur substituabilité articula des « avant », des « après », des « en même temps », germes de ce qui plus tard deviendra ici des successions repérées d’états [...] Le protocole suppose la transversalité, voire la latéralité hominiennes ; les comportements des singes, par exemple en matière alimentaire, évoluent par changement de processus (de rituels, disent les éthologistes), non par changement de protocole.

Nous voilà donc arrivés à un stade où un primate redressé et transversalisé commence à aligner des choses devant lui, à les organiser, et à élaborer des ébauches de protocoles. Enfin, il se pourrait bien même que ce soient la panoplie et le protocole qui aient fait émerger la notion intellectuelle la plus initiale, qui nous paraît aller tellement de soi : celle de « chose » ! Il n’y a pas vraiment de « choses » pour un animal, mais des proies, des aliments, des partenaires... Il n’y a pas de souris pour le chat.

Il n’importe pas au chat de chasser-tuer-manger des « souris », mais seulement de reconnaître de loin olfactivement une combinaison odorante X qui le conduit à se rapprocher d’une certaine combinaison de mouvements Y, liés à ce X ; à partir de quoi sa vue prend le relais de l’odorat, et des formes sombres de telle grandeur et avec tel mouvement déclenchent chez lui et chez sa proie des déplacements qui aboutissent à la capture. C’est là l’ordre des stimuli-signaux <4H>, où à aucun moment il n’y a de « souris » au sens où des spécimens hominiens vont l’entendre.

Au passage, ce corps redressé a aussi pour effet de démultiplier certaines facultés de nos mains qui fonctionnent un peu comme les deux plateaux d’une balance, dont la colonne centrale n’est autre que notre corps verticalisé. Ces deux mains permettent d’observer des objets à bout de bras, de les soupeser, de les comparer, de les interchanger, dans une première distance.

 Un primate anguleux

Ce n’est pas tout. Transversal, orthogonal, Homo présente une autre particularité anatomique majeure, mise en avant par Van Lier : il est anguleux. Il fait des angles avec son corps. Debout, les jambes serrées, il forme un angle droit avec le sol. Assis, il forme un double angle droit. La plupart des articulations sont « calables » : il peut les bloquer et composer des angles avec ses doigts, avec ses poignets, avec ses coudes et ses genoux. A tel point que pour Van Lier, l’homme n’est pas seulement capable de faire des angles avec son corps, il EST littéralement un angle. Or, d’une certaine façon, l’angle est ce que l’on pourrait appeler le référentiel premier. Un référentiel, c’est un système de coordonnées, qui permet de positionner et de situer des choses les unes par rapport aux autres, de façon cohérente. Le référentiel emblématique, ce sont les abscisses et les ordonnées de nos cours de mathématiques du collège. L’axe horizontal (abscisse) et l’axe vertical (ordonnée) forment un angle à l’intérieur duquel il est possible de situer des valeurs ou des grandeurs physiques. Pour l’auteur d’Anthropogénie, l’angularité humaine joue un peu ce rôle, à cette différence près que cette fois, c’est notre propre corps qui fonctionne comme référentiel, ce qui permet donc sans doute à notre cerveau de mener des opérations de comparaison, de substitution, en complément ou en appui de ce que nous avons déjà dit sur la segmentarisation et la transversalité. Un être humain est un référentiel sur patte, qui présente cette particularité de pouvoir positionner des choses précisément par rapport à son corps. L’importance accordée par Van Lier à l’angularité est telle que le philosophe a même donné pour sous-titre général à sa monumentale Anthropogénie : « Homo est le primate anguleux ».

 Homo, roi de l’angularité

Ce qui est sûr, et que personne n’avait souligné avant lui, c’est qu’Homo est le premier vivant à introduire l’angularité. Le singe ne connaît pas la station debout prolongée, et ne fait pas d’angles droits avec ses doigts, ses bras ou ses jambes. Une autre certitude est l’importance de l’angle en général. Dans la pièce où l’auteur écrit ces lignes, il peut percevoir une table à angles droits, une bibliothèque à angles droits, des murs à angles droits, un écran à angle droit. Dans notre environnement, les angles droits sont partout. Ce n’est pas une explication, mais un indice de l’importance que revêt l’angle droit pour l’homme. Ce n’est pas un hasard si nos écrans ne sont ni ronds, ni ovales. L’être humain a besoin de référentiels quadrangulaires pour la plupart de ses activités : un livre rond serait dérangeant, de même qu’une télé ronde. Ces objets nous priveraient de cette référence fondamentale qu’est l’angle. L’angle est également l’un des fondements de la géométrie euclidienne, qui est l’une des bases fondatrices de la science. A ce propos, Van Lier remarque dans ses écrits que l’hominisation, c’est-à-dire le long cheminement qui mène des premiers hominidés jusqu’à nous, a connu une accélération fulgurante justement depuis que l’homme a commencé à établir ses premiers « cadrages » au sol il y a environ 9000 ans avec les premières maisons à angles droits, et la délimitation des champs. Les images du site de l’une des premières villes connues de l’histoire, située en Anatolie à Çatal Huyuk, sont très éloquentes à cet égard.


A la lumière de ces quelques précisions anatomiques, prenons quelques instants pour faire une sorte de première photographie de notre lointain ancêtre : il s’agit donc d’un primate redressé, et surtout transversalisé qui, avec ses mains agiles et planes, est capable de segmentariser son environnement, à la fois physiquement, mais surtout mentalement. A l’intérieur de ce vaste puzzle pré-découpé, Homo est capable d’agir en déplaçant des pièces, des segments. Mieux, il les organise en panoplies, en suites d’objets complémentaires et développe des premiers outils au sens « humain » du terme, c’est-à-dire des ensembles d’outils combinatoires. Il développe également des protocoles, c’est-à-dire des suites de tâches organisées temporellement. Ce faisant, notre ancêtre quitte subrepticement le « milieu » animal, dominé par des odeurs, des mouvements ou des couleurs, pour rentrer dans un « environnement » transversalisé, peuplé de segments, perçus dans une certaine distance, avec une certaine distance, là où les animaux n’ont aucune distance par rapport aux signaux ou stimuli-signaux qu’ils perçoivent. Bien sûr, ces innovations anatomiques n’ont pas produit leurs effets du jour au lendemain, mais ont composé le ferment sur lequel s’est forgé le long chemin de l’hominisation.

 Homo animal rythmique

Outre ces aptitudes remarquables, l’anatomie d’Homo introduit une autre différence majeure vis-à-vis du règne animal : le rythme, qui fait partie des « propres de l’homme », avec le sourire ou le langage articulé. Homo est un animal fondamentalement rythmique, ce que chacun peut constater en fréquentant les boîtes de nuit le samedi soir, ou les salles de concert. Aucun animal ne danse ou ne se trémousse en écoutant de la musique, ni même sans musique d’ailleurs. Il faut imaginer un instant la révolution qu’a constituée le fait, pour un hominidé, de trottiner, d’amorcer un pas de deux, de sautiller, osons dire de danser. Le rythme est un « objet » particulièrement difficile à cerner sur le plan théorique car il se décompose mal en unités élémentaires. Bien souvent, il est abordé sous l’angle d’une forme de cadence, de répétition réglée – trois-deux-trois. Nous entendons ici le rythme au sens artistique, pas comme la répétition régulière d’événements physiques ou biologiques : le rythme cardiaque est une forme de répétition, de pulsation régulière qui n’a – heureusement pour nous – pas grand chose à voir avec le rythme d’une mélodie. Le rythme est si difficile à définir que certains auteurs semblent avoir déclaré la tâche impossible ; il faut donc une nouvelle fois mettre au crédit d’Henri Van Lier le courage d’avoir affronté frontalement cette notion, en essayant de dégager ses nombreuses dimensions entremêlées. Pour le philosophe, le fondement du rythme se trouve dans la marche bipède, qui présente de nombreuses originalités par rapport au déplacement animal. A commencer par le fait que la marche hominienne ne se résume pas à un simple déplacement d’un point A vers un point B mais présente au contraire de nombreux degrés de liberté. L’une de ses premières particularités réside dans la façon dont elle distingue « fermement jambe gauche et jambe droite, jambe immobile et jambe en mouvement, jambe posée et jambe en suspens ». Les chimpanzés, même quand ils effectuent quelques pas, ne détachent pas leurs deux jambes aussi distinctement, et gardent quelque chose du quadrupède. Aux yeux du philosophe, pour qui le corps et l’esprit sont étroitement liés, ces oppositions nettes ont des implications psychiques majeures, dans la mesure où elles contiennent « l’un PUIS l’autre », « l’un ET l’autre », « l’un OU l’autre », « l’un SI l’autre », prédisposant ainsi Homo aux synthèses logiques : « consécution, association, disjonction, condition ».


Autre particularité : la marche contient une part permanente de suspens, d’incertitude sur la direction – va-t-il continuer tout droit, bifurquer à droite ou à gauche ? S’arrêter ou poursuivre ? Une direction n’interdit pas les autres, la marche alimente ainsi en permanence des champs de possibles, d’instant en instant, qu’exploite la danse et qu’accentue souvent la démarche des jeunes de banlieue, dans une sorte d’ébauche de chorégraphie inconsciente. On peut appréhender cette potentialité a contrario en observant des militaires marcher « au pas », technique qui consiste en quelque sorte à dé-rythmiser la marche, à lui conférer un aspect univoque, mécanique, répétitif, sans suspens. Ce qui nécessite un certain apprentissage, nécessaire pour se débarrasser de la dimension de suspens native, propre à la démarche hominienne.


Ces dispositions anatomiques composent le terreau du rythme, que Van Lier décompose en huit dimensions fondamentales :

  • L’alternance périodique et métronomique. Même s’ils ne se répètent pas à l’identique, les pas se répètent quand même, ou plutôt ils alternent, instaurant un subtil jeu de balancier entre le Même et l’Autre : le pas se fait et se défait en permanence, il se répète sans rester tout à fait le même, se multiplie tout en offrant des degrés de liberté. « L’alternance a ceci de propre qu’elle est un maintien du Même à travers l’Autre, une ouverture à l’Autre sans perte du Même, faisant que l’identité engendre l’altérité pour revenir à l’identité », écrit Van Lier.

  • L’interstabilité : Pour un animal bipède et vertical comme Homo, en équilibre précaire sur deux pieds, pas si larges pour tenir un tel édifice, la marche n’est pas évidente. Elle l’est beaucoup moins en tout cas que pour les quadrupèdes, dont l’équilibre repose sur quatre « coins ». Pour avancer, il faut en quelque sorte trouver le bon régime. La marche n’est donc pas stable, sans quoi nous n’avancerions pas, nous serions des statues. Pour avancer, il faut une certaine dose de déséquilibre, mais pas trop, pour ne pas tomber. La marche implique donc un état intermédiaire, qui n’est ni stable, ni instable : Van Lier la qualifie d’interstable. Ce subtil jeu d’équilibre-déséquilibre est géré inconsciemment par notre cerveau.

  • L’accentuation. En musique ou en poésie, il est usuel d’accentuer certains passages, perçus comme des temps forts, par rapport à d’autres, perçus comme des temps faibles. Principe fondamental de toute rythmique, cette alternance temps fort/temps faible trouve sans doute son origine dans la marche et le pas, qui peut s’accentuer, en insistant soit sur la levée, soit sur la pose. Ou encore en jouant sur une battue à trois temps : gauche thesis / droite arsis / gauche arsis // droite thesis / gauche arsis / droite thesis /... Ajoutons que l’accentuation est un « mécanisme » très courant dans le système nerveux, qui a tendance à renforcer certaines sensations ou signaux et à en déprimer d’autres, afin de rendre des perceptions plus lisibles ou compréhensibles, en les dissociant d’un certain bruit de fond.

  • Le tempo. Comme les animaux, Homo peut marcher selon des vitesses variées : lentes, moyennes, rapides... A ceci près que chez lui, ces différentes allures peuvent prendre un aspect tranché, contrasté, correspondant à différents tempo, dont il est inutile de préciser l’importance dans la musique.

  • L’auto-engendrement et le suspens. La marche procède en partie d’une réaction de Baldwin, c’est-à-dire qu’un pas a tendance à y engendrer le suivant, dans une sorte de boucle perception-motricité-perception, favorisant une certaine persévérance. La marche invite à la marche, ou pousse à la marche pourrait-on dire. Elle s’auto-entretient. Mais cette dynamique du marcheur s’enrichit de toutes les dimensions que nous venons d’aborder : alternance, interstabilité, accentuation, métronomie, tempo. Quand il marche, Homo circule ainsi entre « des opposés, des contraires, des contradictoires », instaurant un certain suspens, « une façon de s’arrêter en annonçant la suite ». Les danseurs exploitent beaucoup cette dimension, qui permet de jouer sur la temporalité.

  • L’attraction des autres. C’est un phénomène que n’importe quel randonneur peut éprouver. Lorsqu’on marche en groupe, ce dernier exerce sur les marcheurs une forme d’attraction gravitationnelle, qui produit une force d’entraînement collective. C’est dû au fait, selon Van Lier, que « le cerveau hominien perçoit non seulement des mouvements mais des mouvances, c’est-à-dire des mouvements saisis comme émanant de forces, qu’il apprécie du même coup, et qui l’entraînent. Du coup, lorsque des Homo marchent en groupe, ils subissent en quelque sorte un effet d’entraînement du seul fait de se sentir avec d’autres ; ils se stimulent mutuellement selon une attirance perceptivo-motrice contraignante et souple, coordinatrice, dont le rôle social est considérable ». C’est un autre ressort du rythme, qui joue un rôle dans le déclenchement et le réglage des danses.

  • Le découpage en strophes. Le pas est l’unité élémentaire de la marche bipède. Mais le pas peut être regroupé en unités plus larges, en séquences, en « strophes » – exemple 5 pas longs, 5 lents, 3 intermédiaires – mais ces strophes peuvent être beaucoup plus riches, comme on le voit dans les danses traditionnelles – qui peuvent ensuite être alternées, transposées, retournées selon des symétries diverses.

  • La distribution par noyaux, enveloppes, résonances, interfaces. C’est sans doute la dimension la plus complexe, la plus abstraite et la plus difficile à saisir du rythme.


Essayons d’en rendre compte. Nous avons dit qu’un marcheur exerçait sur les autres marcheurs une forme d’attraction gravitationnelle. Tout le monde l’a déjà ressenti. Mais Van Lier considère que cette forme de « gravitation » s’exerce également à l’intérieur même du corps d’Homo, dont les parties et sous-parties (bras, jambes, bassin, torse, poumons, etc.) interagissent selon des modes d’attraction cohérents, que Van Lier classe en quatre grandes familles : noyaux, enveloppes, résonances et interfaces. Quand Homo marche, son corps entier se met en mouvement, en cohérence, selon ces rythmiques internes, ce qui le distingue à la fois des autres primates, qui ignorent le rythme, et des robots hominoïdes – rien n’est plus étranger au rythme qu’un mouvement simplement mécanique. On peut se faire une idée de ces catégories en constatant simplement qu’un Africain, un Européen et un Asiatique n’ont pas tout à fait la même façon de marcher ; de faire « bouger » leurs corps, justement parce que dans chacune de ces civilisations domine l’une de ces rythmiques fondamentales. Cela peut paraître anodin, mais ces petites différences sont fondamentales si on s’intéresse à l’anthropogénie.


Qu’est-ce qu’une articulation par noyaux ? C’est une façon de mettre en avant quelque chose (organe, son, concept, etc.) en lui faisant jouer un rôle d’attracteur organisant. Prenons un exemple simple, voire simplificateur : la danse du ventre. Dans cette danse orientale, le bassin fait office d’attracteur organisant, il est le noyau de la danse, autour duquel tout le corps s’organise et se coordonne. La construction par noyau(x) se démultiplie à partir d’un centre, d’un « noyau », et fonctionne par gravitation, par densité. En ce qui concerne la marche, elle est tournée vers l’intérieur de l’organisme (ce qui n’est pas tout à fait le cas de la danse du ventre). Le compositeur classique attaché à ce mode rythmique est Bach, qui se distingue justement par une construction pulsatoire, dense, gravitationnelle. Si l’on préfère une référence plus moderne, issue des années 1970, citons les Rolling Stones (les « pierres qui roulent », comme des noyaux !). L’architecture la plus représentative de cette catégorie rythmique est l’architecture romane, dont les constructions sont très denses, s’organisent autour de piliers massifs, qui sont un peu les foyers de la construction rythmique globale. La musique et la danse africaines, se rattachent également à cette approche.


La rythmique par enveloppe(s) fonctionne sur un mode inverse : le(s) centre(s) organisateur(s) du corps ne sont plus tournés vers l’intérieur, mais renvoyés à sa périphérie, à son enveloppe. Ce qui importe n’est plus le centre, mais le contour. Le rythme se démultiplie comme une succession d’enveloppes sonores. Cette fois, la civilisation attachée à cette rythmique est l’Occident, l’architecture le gothique, le compositeur classique Mozart, qui structure ses mélodies comme des séries de couches fines, et le groupe moderne les Beatles. Nous sommes dans un univers sensori-moteur où domine le continu, la force répulsive. La distinction entre une rythmique par noyaux et une rythmique par enveloppes peut s’apprécier a contrario en observant des femmes occidentales prendre un cours de danse africaine : généralement, « ça ne le fait pas », parce que les premières imitent les mouvements de la danse africaine, mais elles en miment les mouvements externes, leur enveloppe, sans pouvoir reproduire l’espèce de gravitation épaisse et huileuse associée à la rythmique « par noyaux », typique de l’Afrique. Ce qui est très difficile, voire impossible à acquérir par apprentissage. Une autre façon de sentir ces constructions rythmiques est d’écouter Bach et Mozart en passant très vite de l’un à l’autre.


D’une certaine façon, la rythmique par enveloppe est à la rythmique par noyaux ce que la statuaire grecque classique est à la statuaire africaine. Dans la première, ce qui compte fondamentalement, c’est la forme extérieure, la matière revêt un importance secondaire ; alors que dans la statuaire africaine, la matière est essentielle, elle est vivante, et bien souvent contient symboliquement l’ancêtre que le sculpteur va dégager. Ce sont des approches opposées, même s’il s’agit de sculpture dans les deux cas.


Plus familière à la plupart d’entre nous, la rythmique par résonance est plus facile à appréhender : elle désigne la « manière dont une salle, un corps, restituent un son, en résonnant éventuellement à des fréquences propres », nous dit le Larousse. Les instruments de musique à cordes frottées, par exemple, sont basés sur la résonance : la vibration produite par les cordes est amplifiée par un corps résonateur, comme la caisse de résonance d’un violon. La résonance comporte une part de répétition, mais de répétition modulée. Le premier compositeur de l’histoire à exploiter la résonance pour en faire en quelque sorte l’épine dorsale de son œuvre n’est autre que Beethoven, dont la résonance imprègne toute l’œuvre. Prenons le fameux pom pom pom pom qui ouvre sa cinquième symphonie : résonance. Les premières notes de la fameuse sonate au clair de lune sont également tout à fait éloquentes à cet égard... La résonance structure toute l’œuvre du génie allemand. Il faut bien avoir conscience qu’aucun compositeur avant lui n’avait exploité la résonance, ni Mozart, ni Bach, ni Haydn, ni Vivaldi... Plus près de nous, le groupe Van Halen a aussi produit un corpus tout à fait illustratif de la résonance. Pour en revenir aux fondements du rythme, un marcheur habité par une rythmique résonante est en quelque sorte en résonance avec lui-même, il marche comme si son corps était articulé par des ressorts. On pense à la civilisation asiatique.


La rythmique par interface, désigne une organisation rythmique complexe, à géométrie variable est-on tenté de dire.

Ici, contrairement aux trois cas précédents, c’est le rythme lui-même qui change, ou se met en situation de changer. Dans ce cas, le rythme fait qu’une portion de lui-même est ou apparaît comme un relais de conversion entre deux ou plusieurs autres portions de rythmes. Il peut s’agir de transductions rapides ou lentes, lestes ou difficiles, déchirantes ou amusantes. Des exemples en sont le rythme des musiques de WAGNER et THE WHO.

Cette articulation par noyaux, enveloppes, résonances et interfaces constitue une « suite », c’est-à-dire que dans l’histoire des formes, l’exploration de la rythmique par noyaux précède généralement la rythmique par enveloppes, qui elle-même devance la rythmique par résonances, etc. Elles se suivent selon un certain ordre d’évidence.


Sans rentrer plus avant dans les détails, on peut remarquer que le rythme joue un rôle tout à fait crucial chez Homo : la danse n’est pas seulement une manifestation de joie ou un rituel, mais un moyen essentiel de surmonter des fragilités constitutives. Pour de multiples raisons, Homo est un animal psychologiquement fragile, qui utilise le rythme pour surmonter ces fragilités.

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP