Sommes-nous en train d’assister à l’émergence d’un nouveau paradigme scientifique : le paradigme rythmique ?

Pascal Michon
Article publié le 6 décembre 2011
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Sommes-nous en train d’assister à l’émergence d’un nouveau paradigme scientifique : le paradigme rythmique ?  », Rhuthmos, 6 décembre 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article342

Cette conférence a été prononcée le 6 décembre 2011 à l’Université de Copenhague, devant la Société Danoise de Philosophie en Langue Française. Une première version en avait été présentée lors de la première journée d’études de rythmanalyse organisée par l’Institut de Recherches Philosophiques de Lyon (Université Jean Moulin – Lyon 3), le 6 mai 2011.


Elle a finalement paru dans J. Lamy & J.-J. Wunenburger (dir.),
Rythmanalyse(s). Théorie et pratique du rythme. Ontologie, définitions, variations, Lyon, Jacques André éditeur, 2018.



L’une des raisons qui ont motivé la création du site internet RHUTHMOS était de tester l’hypothèse selon laquelle nous serions en train d’assister, dans les sciences de l’homme et de la société mais aussi dans les sciences de la nature, à l’émergence d’un nouveau paradigme scientifique : le « paradigme rythmique ».


Par « paradigme », j’entends, à l’instar de Kuhn – au moins à titre de point de départ –, un ensemble d’observations, de problèmes, d’indications méthodologiques et de résultats, qui oriente la pratique de différentes sciences pendant une période donnée [1]. Mais j’utiliserai également le terme dans un sens plus restreint en identifiant un paradigme par le concept transversal principal qui l’anime et par la discipline qui lui sert de modèle épistémologique de référence. Je reviendrai en fin de parcours sur ces définitions.


Par « rythme », j’entends un rhuthmos, au sens pré-platonicien du terme mis au jour par Benveniste, c’est-à-dire une « manière spécifique de fluer », la « modalité d’un accomplissement ». Cette définition inclut la définition traditionnelle depuis Platon du rythme comme une succession de temps forts et de temps faibles ordonnée arithmétiquement et toutes ses dérivées cycliques et périodiques, mais elle ne s’y limite pas.


Un an après le lancement de RHUTHMOS, certaines de ses sections, en particulier celles concernant les sciences de la nature, sont encore bien maigres ; quelques-unes, même, restent vides. On peut malgré tout, me semble-t-il, tirer un certain nombre de conclusions de cette première année d’existence qui, dans l’ensemble, a plutôt révélé un foisonnement, voire une surabondance des travaux concernant le rythme.

 Des principaux paradigmes scientifiques pendant la seconde moitié du XXe siècle

Dans les années 1950 et surtout 1960, le concept de « structure », défini comme organisation stable fondée sur le jeu de différentielles internes, a fourni un modèle formel à de très nombreuses sciences humaines et sociales, en même temps qu’il permettait d’organiser ces sciences autour d’une discipline reine : la linguistique. La langue – au moins telle qu’elle était définie par la phonologie – constituait un type d’organisation qui semblait généralisable à de nombreuses autres réalités.


Parallèlement, mais sur une période de temps sensiblement plus longue, le concept de « système » a constitué un deuxième modèle formel de type « universel », utilisé aussi bien d’ailleurs dans les sciences humaines et sociales que dans les sciences de la nature. Cette fois, ce n’était pas la linguistique qui fournissait le modèle mais la cybernétique. À l’instar de la structure, le système était défini comme une organisation stable, mais dont la stabilité résultait d’un jeu dynamique à somme à peu près nulle des éléments les uns par rapports aux autres.


À partir des années 1970 et surtout 1980, ces deux modèles ont été fortement contestés et deux autres concepts ont commencé à s’imposer dans l’espace laissé libre par leur retrait plus ou moins prononcé : d’un côté, le concept de « différence », qui se présentait comme un héritier des critiques nietzschéenne et heideggérienne de la métaphysique, mais qui présupposait également un certain nombre de principes d’origine structuraliste ; de l’autre, celui d’« individu » qui s’est d’abord, dans les années 1980, constitué en opposition ouverte avec le concept de système, mais qui de plus en plus, surtout à partir des années 1990, a été combiné avec lui dans de nouvelles synthèses fondées sur des méthodologies herméneutique, interactionniste ou néo-dialectique. Alors que dans le premier cas, la philosophie de la temporalité venait remplacer la linguistique comme « centre paradigmatique », dans le second c’est l’économie qui se substituait à la cybernétique.


Les avis concernant ce qui reste aujourd’hui de ces quatre paradigmes divergent fortement. Alors que tout le monde est à peu près d’accord pour reconnaître que le paradigme structural s’est effondré depuis longtemps, le sort des trois autres fait encore l’objet de débats animés.


Il me semble, pour ma part, qu’aucun de ces paradigmes ne correspond plus à la réalité du monde néo-capitaliste, à la fois fluide et heurté, dans lequel nous vivons désormais. La coupure historique radicale à travers laquelle nous venons de passer a rendu ces modèles intellectuels obsolètes.


Si nos sociétés sont traversées par des forces qui les fragmentent et qui nous individualisent de plus en plus, cela n’implique en rien des capacités d’action et d’expérience accentuées. C’est même plutôt le contraire : nous nous individualisons de plus en plus mais nous sommes de moins en moins aisément sujets. C’est pourquoi, mis à part les économistes de l’école classique et quelques sociologues, peu de personnes soutiennent encore que les individus pourraient être considérés comme les éléments premiers de la réalité à partir desquels il faudrait construire toute science de l’homme ou de la société.


Globalement les approches fondées sur les philosophies de la différence, que celle-ci soit d’ordre ontologique, sémiotique ou pragmatique, continuent, de leur côté, à connaître un grand succès – au moins sur le plan quantitatif. Mais on peut s’interroger sur le degré de pertinence des critiques qu’elles émettent depuis une bonne quinzaine d’années à l’égard du monde contemporain, dont une partie du fonctionnement repose désormais précisément sur la déconstruction des oppositions et des frontières, sur la remise en question des systèmes hiérarchisés et sur la marchandisation des modes de vie alternatifs. On se demande même, dans ces certains cas, si ces approches ne sont pas devenues de simples auxiliaires plus ou moins volontaires de la révolution capitaliste en cours. Ce qui apparaissait critique quand le monde était dominé par des systèmes de classement hiérarchisés, stables et étouffants semble de moins en moins pertinent depuis que le monde est devenu ouvert, mobile et fluide.


Enfin, les approches systémiques n’ont pas perdu toute légitimité. Mais là aussi on s’interroge sur leur adéquation à un univers qui s’est en grande partie désystématisé depuis au moins deux décennies. Alors que le monde tel qu’il était sorti de la Seconde Guerre mondiale était composé de systèmes relativement stables, emboîtés les uns dans les autres – les Nations Unies, les blocs, les zones de libre échange, les États, les entreprises, les familles, les individus eux-mêmes –, les événements qui se sont succédés au cours de ces deux dernières décennies ont remis en question tous ces modes d’organisation les uns après les autres. Les blocs ont disparu, l’ONU a été au moins pendant un temps écartée, la production, la consommation et l’information ont été mondialisées grâce à des réseaux de transport, de télécommunication, de tri et de stockage de l’information qui enserrent désormais l’ensemble de la planète. Les États se sont libéralisés, le travail dans les entreprises a été réorganisé en réseaux, la famille traditionnelle a dû accepter des recompositions périodiques et les individus faire montre de nouvelles capacités d’engagement et de dégagement de plus en plus rapides. Aucune de ces nouvelles formes ne relève plus de la pensée systémiste traditionnelle.


Au moins dans les sciences humaines et sociales – mais, nous allons le voir, il y a des chances que ceci soit vrai aussi pour les sciences de la nature –, nous avons ainsi un besoin pressant de nouveaux modèles de pensée, et peut-être, mais cela paraît moins clair, d’un nouveau noyau disciplinaire. Voyons si le rythme pourrait jouer ce rôle de nouveau vecteur théorique transversal.

 Émergences du rythme

La première chose qui saute aux yeux quand on traverse les textes consacrés récemment aux phénomènes rythmiques ou utilisant le rythme comme concept opératoire – toutes définitions confondues –, c’est tout simplement l’augmentation rapide de leur nombre.


Dans les sciences de la nature, tout particulièrement en physique, en chimie et en biologie, le rythme est un concept utilisé depuis longtemps. Mais le nombre d’études s’y rapportant ne cesse de croître, en quantité comme par le nombre de champs où il est convoqué. La hausse est encore plus spectaculaire dans les sciences de l’homme et de la société. Alors qu’elles étaient très peu nombreuses et confinées, il y a trente ans, à la sociologie, l’économie, la philosophie, l’esthétique, la poétique et la musicologie, on voit les études rythmiques à la fois se multiplier et gagner de nouvelles disciplines. Depuis une vingtaine d’années, des recherches se développent en psychiatrie, en psychanalyse, en sciences cognitives. D’autres apparaissent en anthropologie, en histoire, en géographie, en urbanisme. On en voit éclore en linguistique et dans les sciences de l’information et de la communication. Et même, dans des savoirs qui sont plus des arts que des sciences, comme le management et les sciences de l’éducation. On assiste ainsi à une efflorescence tout à fait remarquable de nouveaux travaux consacrés au rythme.


Bien évidemment, une telle augmentation quantitative ne saurait suffire à prouver la mise en place d’un nouveau paradigme scientifique. Il faudrait pour cela que certains problèmes, certaines méthodes, certains concepts voire certains résultats soient effectivement partagés par un suffisamment grand nombre de sciences et constituent un cadre ou un support épistémologique commun. Or, à l’évidence, ce n’est pas encore le cas. Bien qu’elle soit de plus en plus fréquente et qu’on la voie émerger dans des champs très éloignés les uns des autres, l’attention aux thématiques rythmiques reste dispersée et les emprunts entre disciplines sont encore assez rares.


Cette situation peut être interprétée de trois manières. La première, la plus radicale, serait qu’il n’existe pas de paradigme rythmique et qu’il n’en existera jamais. Cette interprétation ne peut être exclue d’emblée mais elle a le défaut de clore le débat alors même que l’on n’a pas encore vérifié si d’autres interprétations sont possibles. La deuxième, déjà un peu plus favorable, serait que les différents exemples qui viennent d’être allégués suggèrent que nous n’en serions qu’au début d’un basculement paradigmatique à peine engagé. Celui-ci serait suffisamment avancé pour être repérable mais pas encore suffisamment pour être effectif. La substitution d’un cadre épistémologique à un autre ne serait pas encore arrivée à terme mais elle ne saurait manquer de se réaliser dans un avenir relativement proche. La dernière serait que nous devons peut-être nous méfier de la conception kuhnienne des paradigmes scientifiques, qui est elle-même le fruit d’un paradigme particulier : le paradigme structural. Ne serait-il pas possible, en effet, qu’un paradigme irrigue des sciences sans constituer un cadre a priori, inconscient, uniforme et sans extériorité ? Ne pourrait-on pas voir le paradigme rythmique lui-même de manière rythmique, c’est-à-dire comme un ensemble à la fois unitaire et multiple de manières spécifiques et pourtant partageables de faire fluer la pensée.


C’est cette troisième hypothèse que j’aimerais tester ici en traversant quelques-unes des disciplines donnant aujourd’hui au concept de rythme une place et parfois un sens qu’il n’avait pas auparavant.

 Le rythme dans les sciences de la nature

En physique, le rythme dans sa définition cyclique et périodique a toujours été présent, depuis la théorie ondulatoire de Huygens sur la lumière au XVIIe siècle jusqu’à la confirmation de celle-ci par Young et Fresnel au début du XIXe siècle, et l’unification par Maxwell de l’électromagnétisme quelques années plus tard. Toutefois cette notion y a été fortement enrichie, dans les premières années du XXe siècle, lors de l’unification des théories ondulatoire et quantique de la lumière par Einstein et la généralisation de cette théorie à toutes les particules de matière par De Broglie [2]. C’est à partir de cette révolution, symbolisée par le concept de dualité onde-particule, que Bachelard a cherché à construire à partir des années 1930 l’ontologie rythmique que vous connaissez.


Aujourd’hui, il semblerait que la physique s’engage dans un nouvel enrichissement du concept de rythme – et donc de l’ontologie que l’on pourrait en tirer. La théorie des cordes, qui a connu un développement très rapide au cours des années 1980-90, paraît en effet constituer une révolution du même genre que celle des premières décennies du XXe siècle. De même qu’il s’agissait alors d’unifier des théories corpusculaires et ondulatoires considérées comme inconciliables, de même on cherche aujourd’hui à réunir la théorie de la relativité générale, qui explique la gravitation à l’échelle astronomique, et la mécanique quantique, qui décrit quant à elle, sur des bases totalement différentes, les comportements des particules élémentaires. Alors que l’univers astronomique, sauf exceptions comme le big bang ou les trous noirs, paraît calme et prévisible, le monde corpusculaire se caractérise par une imprévisibilité et une agitation désordonnée. De façon à surmonter cette opposition, cette théorie postule que les briques fondamentales de l’Univers ne seraient pas des particules ponctuelles portées par des ondes, comme disait De Broglie, mais des sortes de cordelettes vibrantes possédant une tension, à la manière d’un élastique. Ce que nous percevons comme des particules de caractéristiques distinctes (masse, charge électrique, etc.) ne seraient que des cordes vibrant différemment. Les différents types de cordes, vibrant à des fréquences différentes, seraient ainsi à l’origine de toutes les particules élémentaires de notre Univers. Cette nouvelle révolution de la physique n’a pas encore connu son Bachelard, mais on perçoit ce que les philosophes pourraient gagner à se pencher sur ces nouveaux développements et sur leurs conséquences conceptuelles et ontologiques.


Je voudrais citer, pour en finir avec la physique, un dernier champ de recherche qui pourrait enrichir encore la théorie du rythme dans la mesure où le modèle d’une succession de temps forts et faibles, ou même d’une oscillation régulière, n’y joue plus aucun rôle et que toute l’attention s’y porte désormais vers la question des manières de fluer. Ce domaine concerne ce que l’on appelle les systèmes complexes et les phénomènes d’auto-organisation. Ces phénomènes, qui ont été beaucoup étudiés en physique et en chimie mais qui existent dans de nombreuses autres disciplines, s’appuient sur la capacité des éléments d’un système à produire, maintenir et éventuellement développer une organisation à l’échelle du système sans que cette organisation apparaisse au niveau des composantes ni qu’elle soit imposée de l’extérieur. Comme vous le savez, ces systèmes auto-organisées ont deux caractéristiques principales qui intéressent une théorie des manières de fluer. D’une part, ils ont – pas toujours mais souvent – des propriétés émergentes, c’est-à-dire qui ne pouvaient pas être prédites à partir de la seule connaissance du système au sein duquel elles apparaissent. De l’autre, ils connaissent des phases critiques au cours desquelles ils changent radicalement et brusquement d’organisation. Généralement, pour qu’un système atteigne un état critique, il faut que tous les éléments s’influencent mutuellement. Le système peut alors bifurquer et ses éléments changer brutalement de comportement sans qu’ils soient influencés par une perturbation externe. Comme dans le cas de l’articulation dans les années 1900-1920 de l’ondulatoire et du quantique, il y a dans cette association de l’émergence et de la criticalité une nouvelle manière de penser le rapport entre le continu et le discontinu, l’oscillation et le saut, qui intéresse au plus haut point la théorie des manières de fluer.


En biologie, le rythme a commencé à faire surface dans les années 1930 avec les travaux d’Henri Cardot et d’Alfred Fessard sur « les propriétés rythmiques de la matière vivante » pour lesquels « le processus rythmique est le mode normal d’activité de tous les systèmes excitables » [3]. En France, ce mouvement s’est poursuivi à partir des années 1950 avec les recherches d’Alain Reinberg et de Jean Ghata, et la première publication de leur ouvrage Les Rythmes biologiques [4]. À l’étranger, les travaux débutent vraiment avec le travail de Patricia DeCoursey, l’inventeur de la Phase response curve en 1960. Depuis les années 1980, la chronobiologie est devenue une discipline très productive, internationalement reconnue, qui possèdent ses revues, ses centres de recherches, ses colloques et même ses congrès mondiaux, dont le 3e a eu lieu à Puebla au Mexique au printemps de cette année (5-9 mai 2011). Elle a aussi engendré ou épaulé de nouvelles disciplines comme la chronopharmacologie et la chronopsychologie déjà fondée par Paul Fraisse dans les années 1950-70 [5].


Dans tous ces travaux, la biologie utilise, il est vrai, une définition relativement traditionnelle du concept de rythme, qui est identifié à une succession de temps forts et faibles, de cycles ou de retours périodiques. Mais ce n’est pas toujours le cas et, à l’instar de la physique, on peut noter de-ci de-là des mutations récentes et plus ou moins explicites du concept, qui le mènent là encore vers celui de manière de fluer.


C’est le cas, par exemple, de l’éthologie qui prête une grande attention aux comportements collectifs des animaux sociaux comme les vols d’étourneaux, les essaims d’abeilles ou les bancs de poissons. Ces agrégats mouvants relèveraient, d’après ces études, des concepts d’auto-organisation et de criticalité dont nous avons déjà vu le rôle en physique et en chimie. D’une part, les mouvements de chacun des éléments qui les composent sont influencés par ceux de tous les autres comme s’ils étaient reliés entre eux, permettant ainsi une coordination parfaite de l’ensemble – voici pour l’auto-organisation. De l’autre, ils sont capables de changer de direction instantanément, ce qui optimise leur réponse collective aux défis externes, comme l’attaque d’un prédateur – voilà pour la criticalité.


On trouve des préoccupations du même genre en microbiologie. Dans une livraison récente de la revue Nature (2 septembre 2010) est paru un article concernant le comportement collectif de certaines bactéries qui peuvent synchroniser « automatiquement », c’est-à-dire sans dispositif de décision central, l’expression de certains de leurs gènes – en particulier ceux de la virulence mais pas seulement eux – dès qu’une certaine densité d’individus est atteinte.


Dernier exemple : les neurosciences. Quand on lit les synthèses produites ces dernières années, on s’aperçoit qu’une transformation comparable est probablement en train de s’y opérer [6]. L’un des objectifs de ces sciences est en effet de comprendre comment une expérience de conscience – et au-delà de pensée – peut émerger des tourbillons d’interactions qui se produisent au sein des populations neuronales du cerveau. Or, cet objectif les pousse dans deux directions qui les rapprochent des nouvelles problématiques rythmiques.


D’une part, comme on le voit clairement dans les travaux de Gerald Edelman et Giulio Tononi, elles ont tendance à donner de plus en plus le primat à l’aspect dynamique et processuel des phénomènes ; elles abandonnent l’idée qu’il existerait des unités de représentation, de pensée ou de mémoire, qui seraient manipulées par des organes mentaux, et promeuvent désormais celle selon laquelle la conscience, la pensée et la mémoire seraient fondamentalement des processus sériels auto-organisateurs enchaînant des scènes conscientes à une vitesse très rapide. De l’autre, comme on le voit chez Jean-Pierre Changeux, elles cherchent à rendre compte de l’organisation de ces séries en introduisant les notions de mélodie mentale et de consensus partium. Les flux de conscience qui émergeraient de ces successions de tourbillons neuronaux changeant toutes les quelques centaines de millisecondes se présenteraient comme des mélodies ondoyantes que viendraient ponctuer de temps en temps des moments d’accord harmonique très brefs [7].


Ce n’est pas que les notions de cycle et de fréquence aient été abandonnées là encore : les mesures faites par électro-encéphalographie restent des acquis fondamentaux de notre connaissance de la vie du cerveau qui, comme on sait, émet des oscillations électromagnétiques plus ou moins régulières et de fréquences variables. Mais on voit que ces connaissances sont intégrées dans des modèles plus larges qui donnent désormais beaucoup d’importance aux notions de complexité et d’organisation fluide.


Que ce soit en éthologie, en microbiologie ou en neurosciences, on observe donc l’apparition de préoccupations nouvelles concernant l’organisation des mouvements ou des comportements de populations très nombreuses d’organismes vivants, qui intéressent au premier chef une théorie des manières de fluer. On y voit clairement la biologie englober son intérêt pour les rythmes numériques par un autre concernant cette fois les rhuthmoi, au sens préplatonicien du terme.

 Le rythme dans les sciences de l’homme et de la société

Tournons-nous maintenant vers les sciences de l’homme et de la société. Faute de temps, je me limiterai à quelques exemples qui me semblent parmi les plus significatifs : la poétique/théorie du langage, l’anthropologie, l’histoire, l’économie et la sociologie.


Commençons par la poétique et la théorie du langage, qui ont eu sur cette question un peu d’avance. Comme vous le savez peut-être, pour Meschonnic, l’activité langagière se caractérise par « une performativité morphologique relationnelle, [qui] neutralise l’opposition du signifiant et du signifié. [...] Cette neutralisation implique une fonction représentative du langage comme discours, à tous les niveaux linguistiques, dans l’intonation, la phonologie, la syntaxe (l’ordre des mots), l’organisation du discours [...], etc. Il n’y a plus alors un signifiant opposé à un signifié, mais un seul signifiant multiple, structurel, qui fait sens de partout, une signifiance (signification produite par le signifiant) constamment en train de se faire et de se défaire [8] ». C’est l’organisation de ce signifiant unique et multiple à la fois, producteur de signifiance, que Meschonnic appelle le rythme : « Je définis le rythme dans le langage comme l’organisation des marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extra-linguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j’appelle la signifiance : c’est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les “niveaux” du langage : accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques. [9] »


On voit ici à quel point cette définition est proche, formellement parlant, des préoccupations que je viens de vous présenter. De même que les sciences de la nature s’intéressent de plus en plus aux manières de fluer, de même il s’agit pour la poétique de penser le langage comme une activité, en insistant sur les manières spécifiques dont celle-ci se produit, en particulier dans les cas relevant de la littérature. Ici aussi, on a affaire à une conception qui conjoint l’unité et le multiple, le continu et le discontinu, en mettant l’accent sur l’interaction généralisée des constituants. Et il me semble que l’on pourrait sans trop de difficultés placer son entreprise sous l’égide d’une pensée de la complexité à laquelle elle apporterait certainement une contribution très intéressante.


En anthropologie, le formalisme d’origine structuraliste reste toujours une force puissante et la notion de rythme, qui, dans un sens déjà assez large, était centrale chez Boas, Mauss et Evans-Pritchard, a été rejetée après la Seconde Guerre mondiale hors du cercle des questions considérées comme scientifiques. Mais on voit, depuis quelques années, une mutation se dessiner à travers l’émergence de ce que François Laplantine a proposé d’appeler une anthropologie modale. Celle-ci, dit-il, est « une démarche permettant d’appréhender les modes de vie, d’action et de connaissance, les manières d’être et plus précisément encore les modulations des comportements, y compris les plus apparemment anodins, dans la dimension du temps ou plutôt de la durée. Alors qu’une logique structurale est une logique combinatoire de la composition ou de l’assemblage présupposant la discontinuité de signes invariants susceptibles de se disposer et de se redisposer dans un ensemble fini, une approche modale est beaucoup plus attentive aux processus de transition et de transformation rythmique. Ce qui l’intéresse est moins la nature des relations des éléments à la totalité que la question de la tonalité et de l’intensité, c’est-à-dire des graduations oscillant entre l’accélération et le ralentissement, le corps en mouvement et le corps au repos, la contraction et la détente » [10].


Abandonnant toute référence à l’éléatisme structuraliste, cette nouvelle anthropologie, dont n’est pas très éloignée, me semble-t-il, celle d’Alban Bensa, veut mettre l’accent sur tous les phénomènes de continuité, de modalité, de mutation, de dévoiement et finalement d’événement qui ne relèvent pas d’organisations catégorielles et déterministes. Le rythme, cette fois explicitement pris au sens ancien de rhuthmos, est en train d’y devenir un concept opératoire de premier plan. Sans que le lien ne soit il est vrai toujours explicité, l’anthropologie renoue ici avec Simmel, Mauss, Evans-Pritchard et les nombreux auteurs de la première moitié du XXe siècle, qui mettaient le rythme au centre de leurs préoccupations.


Passons à l’histoire. Il a existé autrefois, chez Labrousse, Braudel et Le Roy Ladurie, et de nombreux autres historiens de l’école des Annales, une réflexion sur l’influence des cycles démographiques et économiques sur l’évolution sociale et politique. Dès 1944, Labrousse a montré, par exemple, le rôle des fluctuations des prix du blé sur la crise révolutionnaire française. De son côté, Braudel a proposé en 1958 une théorie extrêmement novatrice de l’étagement des temporalités historiques. L’histoire ne s’écoulerait pas d’un seul jet, emportant tout de manière inexorable et indifférenciée, mais serait composée de trois couches animées de vitesses différentes : il y aurait le temps long et lent des structures géographiques, le temps plus rapide des sociétés et le temps court du politique. Le modèle était complété par une prise en compte des basculements soudains, lorsque les trois temporalités connaissent une accentuation simultanée.


Si ces thèmes de recherche sont aujourd’hui délaissés, la question rythmique est en train de réapparaître sous d’autres formes.


Un premier colloque international sur les « rythmes de la ville (XVe-XIXe siècles) » s’est tenu à Lyon en 2000. Ce colloque partait du constat d’un déficit : alors que l’histoire rurale avait depuis longtemps pris en compte la problématique rythmique, l’histoire urbaine s’y était encore assez peu intéressée. Or, disait Olivier Zeller son organisateur, dans les villes, les rythmes sont partout. Ils apparaissent au travers « des études démographiques, sous les traits de l’inscription dans le temps de la natalité, de la nuptialité, de la mortalité et, plus rarement, de la morbidité. Les études économiques, quant à elles, peuvent être riches d’indications sur le calendrier des foires et des marchés. Classiquement, l’histoire de la criminalité est sensible aux lieux et aux heures. Enfin, la spécificité des pratiques et des symboles liés au jalonnement du temps a été décrite dans l’Histoire du dimanche de Robert Beck, et ce n’est pas ironiser que d’espérer une histoire du lundi qui aurait beaucoup à dire sur les formes de sociabilité caractéristiques des villes à forte population ouvrière, la spécificité des autres jours de la semaine renvoyant moins à la vie urbaine dans sa globalité qu’aux rythmes propres des élites urbaines, fixant par exemple le calendrier des jours de réception. » Et Zeller concluait : « Se pencher sur les rythmes de la ville revient à poser une série de questionnements à la triple échelle du quotidien, de l’hebdomadaire et du saisonnier. Un premier inventaire, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, peut en être dressé. »


On voit que la notion de rythme reste ici très proche de sa définition traditionnelle, puisqu’il s’agit essentiellement de repérer les séries de temps forts et faibles qui marquent la journée, la semaine ou l’année. Comme dans l’école durkheimienne – à l’exception notable de Mauss –, le rythme est lié à la question du calendrier. Toutefois, depuis 2000, on voit, parallèlement à cette reprise des thématiques traditionnelles, émerger, tout particulièrement en anthropologie historique, de nouveaux questionnements qui poussent les historiens à en reformuler le concept, ici aussi, de manière modale ou rythmique.


Après avoir travaillé quelques années sur la question du temps, dans la lignée classique des travaux de Jacques Le Goff, Jean-Claude Schmitt a recentré sa recherche à partir de 2004 sur les rythmes au Moyen Âge. Ses travaux que l’on ne connaît pour le moment qu’à travers quelques articles et un petit livre sur L’invention de l’anniversaire paru en 2010 devraient déboucher bientôt sur une grosse somme qui devrait faire date dans les études rythmiques et qui est attendue avec impatience.


Pour ma part, depuis 2000, je me suis attelé à la tâche d’introduire la méthodologie rythmique en anthropologie historique. J’ai commencé par un travail détaillé sur le concept même de rythme et sur ses différents usages dans les sciences de l’homme et de la société au cours du XXe siècle, dont les résultats ont été publié en 2005 et en 2007 dans deux livres intitulés Rythme, pouvoir, mondialisation et Politique du rythme. Démocratie et capitalisme mondialisé. Ce travail m’a amené à restituer un pan totalement oublié de l’histoire de ces sciences, à redéfinir le rythme non plus seulement comme « succession organisée de temps forts et faibles » mais de manière plus large comme « manière de fluer », comme rhuthmos au sens ancien du terme, enfin, un fois cette redéfinition opérée, à montrer la nécessité de distinguer analytiquement trois types de rythmes – les rythmes de corps, les rythmes du langage et les rythmes des interactions sociales – tout en donnant dans cette triade le primat théorique aux rythmes du langage.


Ces éléments théoriques, dont certains ont déjà été repris par Jean-Claude Schmitt, donnent à l’historien les outils dont il a besoin pour aborder deux questions qui étaient, jusque-là, très mal posées : la question de l’individuation singulière et collective, et celle de la subjectivation. Au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler, les historiens se sont en effet intéressés à l’histoire du corps, dans toutes ses dimensions : sexualité, genres, perception, goût, odorat, vision. Ils ont étudié l’histoire des fonctions psychologiques comme la sensibilité, la volonté, l’intelligence, la mémoire, mais aussi les émotions, les sentiments, l’imaginaire. Ils ont même cherché à comprendre l’histoire de ces principes d’identité que l’on a appelé l’âme, le moi, le soi. Mais ils sont restés très traditionnels dans leur approche de ces principes centraux de notre anthropologie que sont l’individu et le sujet, utilisant pour en faire l’histoire des modèles empruntés essentiellement à l’anthropologie comparée de Dumont ou à la sociologie historique d’Elias. Dans une très large proportion, à l’exception notable de la ligne de travaux inaugurée par Meyerson et Vernant, ces travaux racontent, sous des formes linéaires et téléologiques, l’épopée de l’individu monadique ou, au mieux, d’un individu muni d’une intériorité de plus en plus profonde.


L’introduction du concept de rythme, sous la forme modifiée que je viens d’indiquer, permet d’engager une anthropologie historique de l’individu et du sujet, fondée sur l’étude des techniques du corps, du langage et du social. En mettant l’accent sur ces techniques et sur les formes d’individuation et de subjectivation qu’elles entraînent, cette nouvelle anthropologie historique devrait nous permettre d’éviter les pièges symétriques des conceptions historicistes toujours très présentes dans les sciences de l’homme et de la société, et des conceptions fondées sur une approche ontologique de l’historicité très répandues en philosophie et dans les cultural studies, qui ont tendance, quant à elles, à dissoudre l’individuation et la subjectivation dans le passage du temps, la différence, le différement, etc. Au lieu de se présenter de manière linéaire et téléologique, ou de s’évanouir dans une recherche des traces ou des tourbillons, cette histoire met en évidence la pluralité des formes d’individuation et de subjectivation, leur prolifération et leurs hybridations incessantes.


En économie, comme vous le savez, la notion de rythme, au sens de cycle, est très ancienne. Alors que Marx et ses successeurs s’intéressaient aux « cycles de la rente » et à l’accentuation régulière des « crises périodiques du capitalisme », les économistes classiques ont montré de leur côté la présence de cycles de l’investissement, de la production, des échanges, des prix, du crédit, des innovations. Dans les années 1930, Schumpeter et d’autres ont proposé une typologie de ces cycles fondée sur leur périodicité : le Kitchin (stocks/3-5 ans) ; le Juglar (investissements fixes/7-11 ans) ; le Kuznets (investissements dans les infrastructures/15-25 ans) ; le Kondratieff (croissance et technologie/45-60 ans). Au cours des Trente Glorieuses, on a eu l’impression que l’application des idées keynésiennes, notamment la généralisation de politiques fiscales et monétaires contracycliques, avaient ouvert une nouvelle ère de croissance régulière indéfinie et la pérennité voire l’existence de certains de ces cycles a été fortement mise en question. La période plus troublée qui a suivi a toutefois remis ce concept en lumière et les études concernant les cycles se sont de nouveau multipliées à partir des années 1980, à travers l’élaboration de la théorie des cycles réels par Finn Kydland et Edward Prescott du côté néo-classique (Prix Nobel 2004), mais aussi dans des travaux menés selon une perspective néo-keynésienne depuis les premières contributions de Greg Mankiw, Julio Rotemberg et Michael Woodford [11]. Par ailleurs, et indépendamment des modèles explicatifs qui pourraient en rendre compte, des recherches récentes utilisant l’analyse spectrale ont confirmé la présence de Kondratieffs dans l’évolution du PIB mondial, ainsi que la présence statistiquement significative de trois Kuznets de 17 ans dans un Kondratieff [12].


Mais là encore, en dehors de la reprise de ces débats sur les cycles ou les fluctuations économiques, il est frappant de constater le développement de considérations concernant la viscosité des prix et des salaires, l’asymétrie de l’information ou encore le rôle des croyances partagées dans la prise des décisions des agents [13]. Dans tous ces cas, il s’agit de contester le principe néo-classique selon lequel les marchés constitueraient des milieux convoyant l’information – et donc la capacité d’une décision optimale – de manière immédiate, transparente et isotrope. On veut montrer que les décisions sont le plus souvent prises avec un certain retard et que l’information circule entre les agents de manière à la fois inégale et indirecte du fait du rôle déterminant des asymétries et des représentations collectives. Ici encore, bien que le terme de rythme n’apparaisse pas, on voit en quoi ces préoccupations se rattachent à la question des manières de fluer et de leurs spécificités.


Passons pour finir à la sociologie. Celle-ci peut s’enorgueillir, et depuis longtemps, de très nombreuses études concernant les rythmes de la vie quotidienne, du travail, des loisirs – sociologie du temps, sociologie urbaine et sociologie de la fête sont aujourd’hui florissantes. Dans nombre de ces recherches, le concept de rythme est pris le plus souvent dans son sens périodique, binaire et arithmétique ancien. Mais on voit apparaître dans les travaux de jeunes urbanistes, sociologues et géographes de la ville – et je voudrais citer ici les noms de Benjamin Pradel, Edouard Gardella et Maie Gérardot – de nouvelles préoccupations qui donnent au concept de rythme une valeur inédite.


Chez Benjamin Pradel, qui a soutenu en 2010 une thèse intitulée « Urbanisme temporaire et urbanité événementielle. Les nouveaux rythmes collectifs », il s’agit de remettre en question l’idée, aujourd’hui très répandue, selon laquelle les grandes métropoles seraient devenues des lieux de vie arythmiques dominés par le mouvement et la fluidité, et de mettre au jour, au contraire, les rythmes spécifiques qui continuent à y organiser la production, le maintien ou la destruction des identités singulières ou collectives. Il s’agit aussi de renvoyer dos-à-dos les conceptions holistes et individualistes du temps social, et de montrer que la temporalité est construite dans un constant aller-retour entre échelle individuelle et échelle collective, et désormais entre échelle locale ou régionale et échelle mondiale. Certes, dans les grandes métropoles, les rythmes urbains n’ont plus la régularité des rythmes qui organisaient la vie dans les petites sociétés urbaines, mais ils ne sont pas non plus totalement dissous dans ce que l’on présente trop souvent comme un mouvement brownien, sans terme ni forme. Certains ont disparu, d’autres sont au contraire apparus, d’autres se sont simplement transformés. Ces rythmes constituent de nouvelles manières de produire du lien social qui combinent des traits hypermodernes (par exemple le tissage incessant de liens faibles) et des traits anciens réactualisés (les rassemblements festifs réguliers). Il est ainsi possible de mettre en place une véritable rythmanalyse sociale qui nous permet de mieux comprendre le destin des identités singulières et collectives au sein des grandes métropoles.


Chez Edouard Gardella, qui est en train de faire sa thèse sur « Les politiques de lutte contre les inégalités sociales de santé en France et au Québec », on change d’échelle en descendant vers des observations microsociologiques de type ethnographique. Le concept de rythme est utilisé pour penser la question de l’évaluation éthique et politique des pratiques de prise en charge des Sans Domicile Fixe par les associations de rue et par les institutions publiques. Ici aussi, il me semble que l’approche mobilise une conception du rythme qui s’écarte sensiblement de la définition traditionnelle. Voici la conclusion d’un article récent d’Edouard Gardella : « Nombre d’observateurs caractérisent le style de vie associé au capitalisme financier et à l’émergence des nouvelles technologies de communication à l’urgence permanente. On pourrait ainsi parler d’un processus d’“accélération”, qui serait caractéristique de la modernisation, que ne dément pas la “modernité tardive”. Si on considère que le temps du care n’est pas un temps flexible, volatile, compressible comme peuvent l’être les autres temps notamment productifs, et qu’on peut alors interpréter ces domaines d’activités comme des “décélérations idéologiques” (des espaces où les principes de vitesse et d’urgence ne sont ni valorisés culturellement ni nécessaires à une coordination fonctionnelle), il s’agit alors d’analyser le maintien, ou la disparition, de temporalités indéterminées dans certaines sphères d’activité, en particulier celles des relations d’assistance, et de voir les synchronisations ou désynchronisations que ces pratiques rencontrent avec les sphères avec lesquelles elles entrent en interdépendance (sphère économique, sphère politique). Une façon pragmatique d’entrer dans ce programme de recherche serait alors de porter attention aux épreuves temporelles, c’est-à-dire aux situations où le temps est un enjeu de controverse et un motif d’accord. On pourrait ainsi retrouver, à partir d’une “chronopolitique”, des enjeux de domination qui touchent au cœur de nos vies quotidiennes : la compression de notre rapport au temps. » Ici, on voit, sous l’égide des travaux de Hartmut Rosa, une attention à la question générale de l’accélération, mais aussi à celle du conflit des tempos, des vitesses et du besoin de résister à l’urgence, de conserver, tout particulièrement dans les relations de care, des rythmes respectueux des ceux des personnes que l’on prétend aider. Le rythme n’est plus considéré comme un cadre métrique s’imposant verticalement du collectif vers le singulier, mais comme un lieu de conflits, un enjeu dans les relations entre les agents sociaux.


Enfin, Maie Gérardot, qui a soutenu en 2009 une thèse intitulée « Tourisme, métropole, métropolisation et métropolite. L’exemple de Paris » définit le rythme en géographie « comme la façon dont un phénomène donné [par exemple le tourisme] organise ou désorganise un lieu, la création d’agencements spatiaux et temporels spécifiques. » Le concept de rythme lui-même est redéfini de la manière suivante : « Nous distinguons sept critères de variation d’un rythme : trois critères spatiaux (durée, régularité et continuité), trois critères temporels (échelle, métrique, substance) et un critère englobant, le nombre. » En guise d’exemple de ces phénomènes d’organisation ou de désorganisation de l’espace urbain par les rythmes, elle donne celui de la tour Eiffel : « Moquée et critiquée avant même sa construction, plusieurs fois menacée de démolition, elle est pourtant, plus de cent ans plus tard, devenue un lieu touristique incontournable, un haut-lieu du tourisme français et mondial. La question qui se pose est de savoir comment s’est effectué le changement de statut de ce lieu. En d’autres termes, comment un lieu touristique devient-il un haut-lieu ? Nous faisons l’hypothèse que ce qui arrivé à la tour Eiffel, c’est la monorythmie. La monorythmie peut être définie comme une situation dans laquelle le rythme du tourisme est dominant, organisant et structurant le lieu, transformant son esprit et excluant les autres rythmes, comme ceux des loisirs ou des Parisiens. » Ici aussi, on voit apparaître l’idée que l’objet étudié, en l’occurrence un espace, est défini par un conflit entre rythmes concurrents. La notion ancienne d’organisation métrique ou celle plus récente d’arythmie s’effacent au profit d’un enchevêtrement ou d’une véritable guerre des rythmes dont le résultat est la production de l’espace et des liens sociaux. Par ailleurs, on voit que ces rythmes ne sont plus eux-mêmes considérés simplement comme des successions de temps forts et faibles mais qu’ils comprennent également des considérations de durée, de continuité, d’échelle, de substance et de volume, ce qui est une façon de les voir comme des manières de fluer.


Le dernier champ de recherche sociologique où l’on peut percevoir les prémices d’une remotivation du concept de rythme est celui de la réflexion méthodologique et épistémologique.


Les discussions entre tenants de l’individualisme méthodologique et défenseurs du holisme semblent être aujourd’hui dépassées et de nombreuses voies se joignent désormais pour dire – à l’instar de Simondon et de Deleuze – qu’il faut « partir du milieu ». Mais les solutions qui sont proposées pour ce faire sont encore bien fragiles. Soit, dans les pires des cas, on combine de manière ad hoc les deux perspectives sans se préoccuper de leur caractère contradictoire et l’on tombe alors dans un éclectisme navrant ; soit, chez les sociologues les plus rigoureux, on pense les rendre compatibles en les plaçant toutes deux sous l’égide d’une méthodologie herméneutique ou néo-dialectique. Or, la réflexion, qui pense avoir fait un grand pas en avant, s’enferme alors dans un nouveau type de formalisme qui n’est plus grevé par l’immobilité des éléatismes structural et systémiste, mais qui reste anhistorique en un autre sens. Certes, les individus et les systèmes ne sont plus considérés comme opposés mais ils restent pris dans des cercles ou plutôt des spirales dont la spécificité n’est jamais elle-même interrogée. On a en quelque sorte retranscendantalisé la question de l’historicité radicale des êtres humains.


Contrairement à ce qui se passe en anthropologie, qui a manifestement sur ces questions une longueur d’avance, on observe une très grande résistance des sociologues séniors aux notions de rythme, de modalité, de spécificité et de manière de fluer. L’une des raisons qui expliquent ce rejet tient au fait que les ressources qui existent dans la tradition sociologique (Tarde, Simmel, Mauss, Hubert, Granet, Evans-Pritchard, Gurvitch, etc.) ont souvent été préemptées par le structuralisme, le systémisme ou bien par leur vis-à-vis individualiste. L’idée, courante au début du XXe siècle, de faire de la sociologie une « physiologie sociale » est ainsi ignorée voire explicitement rejetée.


Quelques voies nouvelles semblent toutefois apparaître, en particulier au Royaume Uni. Un débat, en grande partie ignoré en France, y a été mené depuis une bonne vingtaine d’années concernant les innombrables stratégies de dépassement des oppositions qui grèvent la sociologie, et que Margaret Archer appelle les central conflation theories. La discussion porte sur la question de savoir si ce type de position implique de concevoir les actions des individus et les systèmes comme de simples aspects d’une même réalité dynamique, comme le fait par exemple Anthony Giddens, ou si l’on doit y réintroduire, pour être viable et permettre des études empiriques fiables, au moins à titre d’hypothèse méthodologique, un dualisme ontologique entre systèmes et individus. Il est clair que la position d’Archer rétablit le dualisme là où celle de Giddens implique de penser le concept d’aspect et donc de manière. Mais elle a malgré tout le mérite de remarquer que le changement social ne se produit pas toujours de manière graduelle et souligne l’importance des moments de crise, d’accélération, de basculement. Elle réintroduit ainsi dans le débat sur le « paradigme du milieu » la question du rythme, tout en la réduisant fortement à une problématique binaire et en se fourvoyant dans une réontologisation des principes fondamentaux des sciences sociales.


Dans les sciences de l’homme et de la société qui viennent d’être brièvement examinées, on retrouve ainsi des évolutions du même genre que celles que nous avons repérées dans les sciences de la nature. La poétique, l’anthropologie et l’histoire semblent avoir un peu d’avance dans la mesure où elle ont déjà explicitement thématisé la question des manières de fluer. Mais l’économie et la sociologie, en dépit du rôle qu’y jouent depuis toujours les notions de cycle, de période et de série, sont elles aussi en train de se rapprocher de ces questions.

 Conclusion

Depuis en gros une dizaine d’années, on peut observer une multiplication des recherches concernant le rythme ou utilisant le rythme comme concept opératoire – en nombre absolu comme en nombre de disciplines concernées.


On peut également constater, parallèlement à cette augmentation quantitative, une mutation qualitative, plus ou moins avancée suivant les disciplines, du concept de rythme lui-même : le rythme glisse de sa définition traditionnelle binaire et arithmétique vers des définitions proches de son acception pré-platonicienne comme « manière de fluer » ou de « modalité d’un accomplissement ». Toutes ces définitions ne se recouvrent pas totalement mais elles possèdent malgré tout un air de famille.


Le plus remarquable dans cette mutation c’est qu’elle se produit alors que les échanges conceptuels entre disciplines restent encore dans un état embryonnaire. La plupart des chercheurs, même les plus inventifs, continuent à raisonner à partir de leur besoins locaux et de leurs traditions disciplinaires particulières, sans voir que de nombreux autres collègues, dans des disciplines parfois éloignées mais aussi parfois très proches, partagent les mêmes problèmes et s’orientent dans les mêmes directions. Et ils seraient bien étonnés s’ils avaient le courage de remettre en question les normes de spécialisation à outrance qui sont aujourd’hui en vigueur.


Ces trois arguments – le nombre croissant des études et des disciplines concernées, la transformation conceptuelle et le caractère non concerté du phénomène –, militent dans le sens de l’émergence d’un paradigme nouveau qui substituerait le rythme aux concepts transversaux précédents – structure, système, différence, individu.


Pourtant, ce n’est peut-être pas exactement à une substitution du genre décrit par Kuhn ou par Foucault que nous sommes en train d’assister. La notion de paradigme telle qu’elle a été définie dans les années 1960 est elle-même un produit du paradigme structural et il nous faut certainement repenser la notion de paradigme elle aussi de manière rythmique.


Ce qui va dans ce sens, c’est que le rythme semble constituer un nouveau type de transversalité scientifique, où les branchements et les montages locaux dans lesquels il apparaît conservent une certaine spécificité, tout en ayant des caractéristiques proches et transposables du fait qu’ils participent d’une dynamique épistémologique commune.


Le paradigme rythmique tolère des dispositifs conceptuels en partie hétérogènes – caractérisés, par exemple, par l’importance qui y est encore accordée respectivement aux notions plus anciennes de structure, de système, de différence et d’individu – mais qui sont dans le même temps portés et transformés par l’émergence en leur sein de la question des rythmes au sens de manières de fluer. Il ne constitue donc pas tant un nouveau cadre ou une structure épistémologique a priori qu’une nouvelle manière, à la fois commune et diversifiée, d’organiser les fluements de la pensée.

Notes

[1T. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, (1re éd. 1962), Paris, Flammarion, 1983.

[2« L’idée fondamentale de [ma thèse de 1924] était la suivante : “Le fait que, depuis l’introduction par Einstein des photons dans l’onde lumineuse, l’on savait que la lumière contient des particules qui sont des concentrations d’énergie incorporée dans l’onde, suggère que toute particule, comme l’électron, doit être transportée par une onde dans laquelle elle est incorporée” […] Mon idée essentielle était d’étendre à toutes les particules la coexistence des ondes et des corpuscules découverte par Einstein en 1905 dans le cas de la lumière et des photons. » Plus loin : « À toute particule matérielle de masse m et de vitesse v doit être “associée” une onde réelle ». Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_de_Broglie, consulté le 20 avril 2011.

[3A. Fessard, Les propriétés rythmiques de la matière vivante, Paris, Hermann, 1936

[4A. Reinberg & J. Ghata, Les rythmes biologiques, Paris, PUF, 1re éd. 1957, 7e éd. 1997.

[5P. Fraisse, Psychologie du temps, Paris, PUF, 1967, 2e éd. rev. et augm. ; Psychologie du rythme, Paris, PUF, 1974.

[6G. M. Edelman & G. Tononi, A Universe of Consciousness. How Matter Becomes Imagination, New York, Basic Books, 2000 ; A. Prochiantz, Machine-Esprit, Paris, Odile Jacob, 2001. ; J.-P. Changeux, L’Homme de vérité, Paris, Odile Jacob, 2002 ; G. Chapouthier, Biologie de la mémoire, Paris, Odile Jacob, 2006.

[8H. Meschonnic, Le Signe et le poème, Paris, Gallimard, 1975, p. 512.

[9H. Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 216-217.

[11N. G. Mankiw, « Real Business Cycles : A new Keynesian Perspective », Journal of Economic Perspectives, vol. 3, N° 3, 1989, p. 79-90 ; J. Rotemberg and M. Woodford, « Dynamic general equilibrium models with imperfectly competitive product markets », in T. Cooley, ed., Frontiers of Business Cycle Research, Princeton Uni. Press, 1995.

[13G. Mankiw & D. Romer, eds., New Keynesian Economics. Vol. 1 : Imperfect competition and sticky prices, MIT Press ; Vol. 2 : Coordination Failures and Real Rigidities, MIT Press, 1991. En 2001, George Akerlof, Michael Spence et Joseph Stiglitz ont reçu le prix Nobel pour leur analyse des marchés en situation d’information asymétrique. Pour l’économie des conventions, F. Eymard-Duvernay (éd.), L’économie des conventions, méthodes et résultats. Tome 1 : Débats / Tome 2 : Développements, Paris, La découverte, 2006.

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