Les rythmes du feu – Néolithique, 3700-2400 av. J.-C.

Pierre Pétrequin et Anne-Marie Pétrequin
Article publié le 15 juin 2011
Pour citer cet article : Pierre Pétrequin et Anne-Marie Pétrequin , « Les rythmes du feu – Néolithique, 3700-2400 av. J.-C.  », Rhuthmos, 15 juin 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article374

Ce texte paru dans Terrain, n° 19, 1992, p. 39-48 a déjà été mis en ligne le 02 juillet 2007 par la revue Terrain. Nous remercions Pierre et Anne-Marie Pétrequin de nous avoir autorisé à le reproduire ici.


Le Néolithique qui a vu la mise en place des premières communautés agricoles, a préfiguré par bien des aspects les organisations sociales que nous connaissons aujourd’hui, notamment pour ce qui concerne l’évolution des techniques propres à résoudre les problèmes posés par la croissance démographique et les transformations radicales de l’environnement, toutes choses qui ont eu de puissants effets rétroactifs sur l’histoire des communautés humaines. Parler du feu au Néolithique nous situe d’emblée beaucoup plus près de la modernité que de traiter des sociétés de chasseurs-cueilleurs qui, sur le territoire de la France, ont été rapidement assimilées ou acculturées dès la fin du VIe millénaire av. J.-C. Pour tenter d’échapper aux poncifs sur le feu pendant la préhistoire, nous proposons de nous tourner vers les habitats néolithiques les mieux conservés sous nos climats : les villages lacustres du nord-ouest des Alpes. Par cette adaptation architecturale originale, des petites communautés agricoles ont cherché à résoudre le problème de la défense en s’appuyant au rivage et en utilisant comme protection la large bande de sols détrempés et marécageux qui sépare les maisons et les terroirs cultivés (fig. 1). Dans cet environnement amphibie, fossilisation rapide et accumulation des sédiments ont souvent favorisé la conservation des restes archéologiques végétaux ; elles permettent de restituer la vie quotidienne avec une précision inégalée (chronologie des chênes à l’année près) et de suivre le rythme des activités de ces cultivateurs pendant les IVe et IIIe millénaires av. J.-C. C’est le cas, en particulier, du Néolithique des lacs de Chalain et de Clairvaux (Jura français) où la succession des habitats a pu être détaillée entre 3700 et 2500 av. J.-C. (Pétrequin et Pétrequin 1988 a).

 Le hameau et le rythme spatial des foyers

A l’approche d’un hameau néolithique du lac de Chalain ou du lac de Clairvaux, la première impression qui se dégage est l’uniformité des architectures domestiques et la standardisation du statut de chaque unité sociale et économique élémentaire. Vers le milieu du IVe millénaire, les petites maisons rectangulaires, de 4 m sur 10 m en moyenne, s’alignent en une seule rangée parallèle au rivage ; plus tard, vers le début du IIIe millénaire, les hameaux seront plus nombreux sur le lac et plus importants, avec deux rangées de maisons schématiquement disposées de part et d’autre d’une ruelle centrale, et peut-être des greniers à céréales isolés à l’arrière des habitations. Chaque maison possède un foyer, plus rarement deux, constitué d’une lourde base en argile damée qui isole le plancher et réduit les risques d’incendie accidentel (Pétrequin 1991, Gentizon 1992). Fouiller un tel village revient donc d’abord à prendre en compte la disposition des foyers à l’intérieur des ruines, beaucoup plus évidents au premier coup d’œil que les maisons elles-mêmes (fig. 2). L’écartement régulier des lentilles d’argile – les chapes foyères – et la géométrie de leur disposition en ligne simple ou en lignes parallèles est en rapport direct avec l’organisation architecturale de l’espace villageois et la distance entre ses différentes unités sociales élémentaires. L’espacement régulier des chapes foyères est ici signe de l’uniformité des modes de construction, indice d’une même et unique fonction des cellules architecturales (abriter gens, outils et récoltes) et symbole d’un égalitarisme social démontré, par ailleurs, par l’analyse des modes de production, où domine la sphère du domestique (Pétrequin, Pétrequin et al. à paraître a).


Au Néolithique final, le foyer apparaît comme le point central de la cellule architecturale élémentaire, en coïncidence avec la cellule élémentaire de production, qui ne comprend certainement pas plus de 8 à 10 personnes. Suivre les vestiges des feux domestiques, c’est donc aussi appréhender indirectement la population d’un hameau et ses variations. Les feux domestiques qui balisent dans l’espace et le temps les fluctuations de la population au bord d’un lac ont permis de cerner, à Chalain, des rythmes démographiques (Pétrequin, Pétrequin et al. à paraître b), maintenant bien calés chronologiquement. Ainsi, vers 3200 av. J.-C., un seul hameau d’une douzaine de maisons est établi au bord du lac de Chalain. La population paraît stable, ou ne connaîtra que des variations difficilement appréciables par le préhistorien jusque vers 3050 av. J.-C. A cette époque, le nombre des hameaux contemporains à l’extrémité occidentale de Chalain augmente, tandis que croît le nombre des maisons à l’intérieur d’une même agglomération. Le maximum est atteint au XXXe siècle av. J.-C. et précède de peu l’abandon complet de tous les villages. A une période de croissance et d’intensification sociale, succède une désertification des rivages pendant un ou deux siècles, jusqu’à ce que le processus reprenne selon un cycle identique où la croissance précède l’abandon. Ces cycles mis en évidence à partir des foyers domestiques et des datages dendrochronologiques, on propose aujourd’hui de les corréler avec des périodes de réussite technique et économique, suivies de crises dues à un déséquilibre entre la population, les techniques traditionnelles et le milieu transformé par les défrichements (Pétrequin et Pétrequin 1988 a).

 Les outils du feu

A l’opposé de ces rythmes séculaires, on peut prendre en compte les rythmes quotidiens d’utilisation de l’aire de combustion domestique. Le foyer sur sole d’argile battue occupe une position centrale dans la première moitié de la maison (fig. 3), coïncidant avec la zone réservée à la préparation des repas et à la fabrication des petits outillages. Pour entretenir, sans risque d’incendie, un foyer ouvert dans cette construction entièrement de bois, où la fumée s’échappe simplement à travers une toiture en chaume, trois mesures de sécurité s’imposent. Il faut d’abord sélectionner le combustible pour éviter les flammes trop vives, l’éclatement des braises et les projections d’escarbilles ; à Clairvaux III (Lundstrom-Baudais 1986), la préférence va au frêne, au noisetier et au hêtre, ce dernier n’étant pratiquement pas exploité comme bois d’architecture. On aménage ensuite un pare-flammes en bois ou en peaux tendues au-dessus du foyer pour limiter la montée des escarbilles dans le flux ascendant d’air chaud vers la toiture ; ce pare-flammes peut d’ailleurs être aménagé ou combiné avec un séchoir pour la viande et les fruits (Pétrequin 1991). Les courants d’air au niveau du sol seront enfin strictement contrôlés pour éviter que les flammes ne soient rabattues en direction des litières végétales ; cela suppose un seuil de porte rehaussé et la fermeture des accès à la maison dès que soufflent les vents de secteur nord ou sud, qui conditionnent l’orientation de la faîtière des maisons.


Au IIIe millénaire, le briquet traditionnel est constitué d’une lame de silex épaisse, dont une extrémité est aménagée en front de grattoir, et d’un gros nodule de marcassite ou de pyrite de fer parfois enchâssé dans un manche en bois de cerf (Furger et Hartmann 1983) ; ces briquets sont également bien connus dans les sépultures collectives néolithiques de la Marne (Leroi-Gourhan et al. 1962). Le front actif de la lame de silex est lancé en percussion tangentielle contre le nodule de marcassite pour en tirer des étincelles chaudes qui enflamment une étoupe végétale.


A cette époque, d’autres outils sont toujours associés au feu domestique. C’est le cas du chalumeau, une longue baguette de sapin ou de sureau à perforation longitudinale : il sert à attiser les braises et à raviver le feu (Bocquet et Huot 1982 ; Pétrequin et Pétrequin 1988 a). On a retrouvé également de longues spatules en bois, portant des traces de calcination ; elles ont pu être utilisées pour creuser la cendre pour les cuissons à l’étouffée, regrouper les braises, déplacer les pierres de chauffe, gérer le combustible et les galettes à cuire à l’intérieur du four.


De gros galets en calcaire oolithique ou coquillier grossier, qui ont une bonne tenue aux chocs thermiques, permettaient de caler les céramiques culinaires au-dessus de la flamme, pour que les pots ne viennent pas écraser la braise et interrompre la combustion ; ce mode de calage en trois points est très efficace pour les céramiques à fond rond, classiques à cette époque. Mais indépendamment des supports de cuisson, on utilisait un certain volume de gros galets, de l’ordre de 20 à 30 litres, pour couvrir le feu et prolonger la chauffe de la maison pendant la nuit ; on pouvait également cuire des pièces de viande et des galettes directement sur ces pierres chaudes qui diffusent la chaleur beaucoup plus progressivement que les flammes ou les braises d’un foyer ouvert (Pétrequin 1986 ; Bocquet et al. 1986).


Monté en argile sur une armature de fascines entrecroisées, le four à coupole en argile est un complément de l’aire foyère, bien connu à partir de maquettes en argile de maisons dans la vallée du Danube ou encore de vestiges archéologiques dans les tourbières d’Allemagne du Sud-Ouest. Le four en argile est préchauffé avec des brindilles et des braises et réservé à la cuisson des céréales panifiables, en particulier pendant les phases anciennes du Néolithique. A Chalain au IIIe millénaire, on a retrouvé aussi des braseros formés d’un récipient cylindrique bas, en écorces cousues, enduit intérieurement d’un revêtement d’argile.


Pendant tout le Néolithique, l’utilisation privilégiée du four, des pierres chauffantes ou des marmites en terre, suggère des choix techniques, une évolution des modes culinaires et une modification des préférences gustatives. Les galettes et les pains au four sont classiques au Néolithique ancien (Währen 1989 et 1990) ; plus tard, leur cuisson aux pierres chauffantes permettra d’organiser des cérémonies festives pour toute une communauté (Vaquer 1991), avant que se développe le goût marqué pour les bouillies, les gruaux et pour la cuisson domestique des viandes aux pierres chauffantes à la fin du Néolithique (Pétrequin et Pétrequin 1988 a).

 Les rythmes quotidiens

Été comme hiver, le feu est entretenu dans la maison. Au Néolithique final, durant au moins dix heures par jour – réparties le matin, le soir et pendant la nuit – le feu focalise le groupe et assure par là même la cohésion de la cellule minimale de production. Pour qui n’a pas l’expérience personnelle de l’ambiance d’un feu ouvert dans une maison à fumée, il est difficile d’imaginer le nombre des contraintes techniques et sociales qu’imposent l’utilisation du feu, la préparation des repas et le chauffage pendant les nuits froides dans un espace réduit où tout geste inconsidéré, toute inattention peuvent se solder par le renversement du repas en train de cuire ou par un début d’incendie des litières qui couvrent le sol, du plancher lui-même ou de la toiture. Savoir gérer le feu domestique et travailler dans un espace réduit, avec une stricte discipline individuelle et collective, est certainement la contrainte majeure à l’intérieur de la petite maison de la deuxième moitié du Néolithique. Dans cette pièce unique d’où les animaux sont exclus, hormis un ou deux chiens et parfois une jeune chèvre pendant quelques jours, l’espace doit nécessairement être divisé par des lignes virtuelles de partage entre les aires de couchage, les zones de stockage de la céramique servant à cuire ou à servir les repas, les secteurs d’activité situés, pour des raisons d’éclairage, autour des foyers et dans l’axe de la porte qui laisse entrer chichement une lumière oblique. Respecter les axes de passage et se plier aux divisions virtuelles de l’espace domestique sont les conditions mêmes du bon fonctionnement et de la survie de la communauté villageoise, puisque c’est ainsi qu’on limite les risques d’incendie ; les exemples ethnographiques actuels en Nouvelle-Guinée le démontrent aisément (Pétrequin et Pétrequin 1988 b). Les tensions entre individus montent dans la maisonnée sitôt que ces contraintes ne sont plus respectées (attitude individuelle) ou ne peuvent plus être respectées (surnombre des occupants de la maison) ; la crainte et le respect du feu y sont certainement pour beaucoup. De plus, la mémorisation des lieux est indispensable pour se déplacer en souplesse dans un espace réduit et parfois encombré, où seule la lueur du foyer découpe les ombres pendant la nuit. D’où l’utilisation, démontrée, de petites torches en écorce de bouleau, mouchées régulièrement par souci d’économie (Wyss 1973 ; Pétrequin et Pétrequin 1988 a).


Au Néolithique final à Chalain, les habitudes culinaires consistent surtout en préparation de bouillies de céréales et, de ce fait, nécessitent de recourir au feu à plusieurs reprises : d’abord pour la conservation des céréales en épis (Lundstrom-Baudais 1986), stockées dans les combles de la maison qu’on enfume régulièrement pour éviter la prolifération des campagnols et des insectes, ainsi que pour la conservation des légumineuses, du type pois, souvent infestées par les bruches qui s’y installent sitôt la récolte rentrée (Pétrequin 1991) ; puis pour décortiquer les épis, le seul travail à la main étant souvent insuffisant pour les céréales vêtues qu’il faut roussir à la flamme avant de les égrener (Lundstrom-Baudais 1986). Le grain est ensuite écrasé sur une meule dormante à broyon mobile. Après blutage, la farine fraîche est diluée à l’eau dans une poterie pour préparer une bouillie cuite.


Les vases servant à la cuisson sont montés au colombin à partir de terres calcaires non réfractaires. On les reconnaît aisément (fig. 4) parce qu’ils portent, à l’intérieur du fond, des plaques desquamées dues aux chocs thermiques. De plus, le niveau supérieur des bouillies est souvent marqué par une accumulation horizontale de dépôts carbonisés vers le haut de la panse ; à l’extérieur, la paroi est fréquemment souillée par des coulures alimentaires carbonisées, lorsque la bouillie trop chaude a tendance à déborder. Ces marmites de terre sont par ailleurs très fragiles et supportent mal d’être déplacées ; elles demandent un grand investissement en temps de travail et sont réparées à maintes reprises, par colmatage des fissures à la bétuline, goudron tiré de la calcination de l’écorce de bouleau (Neubauer et Schwörer 1991). Un brasseur sur extrémité de sapin (fig. 5) est indispensable pour homogénéiser la bouillie et éviter que les farines n’attachent au fond de la poterie ; on l’utilise aussi, dans le même type de récipient, pour la préparation du beurre. En saison, on cuit également à l’eau de jeunes feuilles (l’ail des ours et le frêne) ou les baies rouges de la viorne obier (fig. 6) pour répondre au besoin physiologique de légumes verts, absents du régime quotidien de bouillies non assaisonnées.


Au Néolithique final, ces bouillies végétales sont directement puisées dans la marmite avec une tasse en érable et bues à même le récipient de bois. C’est que le service de vaisselle est des plus réduits, à un moment où le prestige et les centres d’intérêt social portent sur le travail des hommes et sur les armes (Murdock et Provost 1973 ; Pétrequin et Pétrequin 1988) plutôt que sur les activités limitées à la cellule sociale minimale. Ce n’était certainement pas le cas à d’autres périodes du Néolithique où de plus vastes maisons abritaient des groupements sociaux plus larges que la famille restreinte : les services de vaisselle sont alors diversifiés et souvent abondamment décorés.


Quant à la cuisson aux pierres chauffantes, elle est plutôt réservée aux viandes (fig. 7). On peut toutefois démontrer son utilisation pour des petites galettes de céréales, posées à même les galets brûlants (Währen 1990).


Chaque jour, le feu permet la transformation des céréales qui constituent la base de l’alimentation, avec tout ce que cela implique sur le plan culturel et social. Il permet aussi de se débarrasser quotidiennement d’une partie des résidus alimentaires, en particulier de ces petits os ou des fragments d’os longs – os de batraciens, de petits carnivores à fourrure et d’oiseaux aquatiques – dont la consommation serait dangereuse pour les chiens, et que, pour la plupart, on retrouve dans les cendres des foyers. Les rejets de plus grande taille sont jetés sur le dépotoir, directement dans l’axe de la porte de la maison (fig. 8).


Chaque jour, la cellule minimale de production se regroupe autour du feu et dans une architecture spécifique : la petite maison à fumée. A travers le feu domestique, cette unité sociale élémentaire retrouve sa cohésion en partageant le repas et le sommeil durant lesquels la chaleur n’est pas un confort illusoire. De plus, la fumée assure la protection de la charpente et de la couverture pour les années à venir et augmente la longévité de la maison.

 Foyer culinaire et foyer artisanal

Le foyer domestique est avant tout destiné à la cuisson des aliments, au chauffage de la maison et à la protection des récoltes. De façon secondaire, il est également utilisé pour des petits travaux de fabrication d’outillage, en général réalisés par les hommes (Murdoch et Provost 1973 ; Pétrequin et Pétrequin 1988 a). Sur le feu ou dans la cendre, on chauffe les hampes de noisetier pour améliorer leur rectitude avant la fixation d’une flèche en silex ; on y cintre également les ares en if ou en frêne refendus, pour obtenir un profil symétrique favorable à un tir tendu et efficace. Il peut arriver de même que l’on utilise la cendre chaude située en bordure du foyer pour préchauffer une pointe de flèche en silex, technique qui améliore notablement les propriétés mécaniques de la roche pour la retouche et l’amincissement des armatures (Inizan, Roche et Tixier 1975-76). Les fragments d’os incinérés et transformés en chaux par combustion sont parfois récupérés et broyés en poudre blanche pour rehausser les décors incisés ou poinçonnés de la céramique.


Mais ces activités secondaires liées au feu domestique représentent peu de chose. C’est hors des villages qu’il faut chercher les foyers liés à des activités artisanales plus importantes. Le montage de la poterie, par exemple, demande une attention et une présence soutenues, pour éviter que les raccords ne sèchent trop rapidement entre deux colombins ; c’est au village que l’argile extrait de la carrière est donc préparée, battue, mélangée au dégraissant et stockée ; c’est également à la maison que l’on façonne marmites et gobelets en travaillant par surmoulage du fond et montage des parois au colombin.


Mais, après séchage complet, la cuisson de la céramique exige un milieu absolument sec et peu ventilé, avec du combustible convenable à proximité et la possibilité de creuser des fosses de cuisson (fig. 9). L’ambiance du village et les conditions d’humidité des rives du lac sont extrêmement défavorables à cette opération délicate qu’est la cuisson de la poterie en feu ouvert. C’est probablement dans la zone des lisières forestières ou des champs abandonnés que se trouvent ces fosses de cuisson.


C’est là également que l’on peut, sans risque d’incendie, préparer la bétuline, ce goudron, ce brai de bouleau obtenu par calcination de l’écorce en atmosphère confinée. Les lanières d’écorce sont tassées à l’intérieur d’un contenant en terre ou en pierre, fermé à l’argile, puis chauffées sous un tas de braises ; le résidu carbonisé est ensuite broyé et homogénéisé à l’intérieur du récipient, puis mastiqué (Neubauer et Schwörer 1991) pour donner cette colle, universelle au Néolithique, qui permet d’emmancher les lames et les armatures de silex, de maintenir en place les ligatures, d’offrir une prise efficace pour les doigts à l’extrémité d’une flèche, de réparer les poteries fissurées.


Ces grands feux pour la production des outillages, on les retrouve parfois aussi sur les fronts des carrières où le choc thermique est utilisé pour débiter les roches tenaces dont on tire des lames de haches polies (Le Roux 1989 ; Pétrequin et Pétrequin 1990). Enfin, quand on a à l’esprit l’utilisation des longues pirogues monoxyles bien avant le Néolithique et l’adoption des premières haches et herminettes à lame de pierre polie, on peut raisonnablement supposer que le feu de braises dirigé au chalumeau ait été efficace pour évider ces énormes troncs de chêne, avant le façonnage final.

 Les rythmes annuels

Sous nos climats tempérés, rythmés par les saisons, certaines utilisations du feu interviennent à intervalles réguliers, d’année en année.


Le feu, comme procédé de conservation des récoltes trop abondantes pour être consommées immédiatement, entre en jeu à l’automne au moment fort de la cueillette. Les pommes sauvages, en pré-bois, sont ramassées en quantité, coupées en deux et mises à sécher sur les claies au-dessus d’un foyer. Ainsi déshydratées, elles pourront être aisément conservées jusqu’à l’année suivante ; qui plus est, ce procédé de conservation réduit l’astringence naturelle du fruit frais et en rend la consommation plus agréable (Jacomet et Schibler 1985 ; Pétrequin et Pétrequin 1988 a). Les glands sont au contraire débarrassés de leur enveloppe, ébouillantés dans plusieurs eaux pour éliminer un abondant tanin rougeâtre, indigeste voire toxique pour l’homme selon les espèces de chênes, puis broyés en une farine grossière qui, après séchage, pourra être conservée jusqu’au printemps. Bien que non démontré, le boucanage de la viande peut également être envisagé, lorsqu’un aurochs a été abattu à la chasse ; mais, en fait, on connaît encore très mal les normes de partage du gibier dans ces communautés du Néolithique final.


Le feu servant à préparer et à déshydrater certains produits de la cueillette est utilisé à l’automne et au début de l’hiver et semble se développer de plus en plus, comme la cueillette elle-même, durant le Néolithique, au fur et à mesure que la pression démographique augmente dans les terroirs et que la forêt secondaire et les friches gagnent sur la forêt primaire. Ainsi a-t-on démontré que la consommation des glands et des baies sauvages a été plus intense au cours du IIIe millénaire qu’elle ne l’avait été pendant les périodes précédentes (Pétrequin et Pétrequin 1988 ; Lundstrom-Baudais 1989 ; Colomer et al. 1990) ; croissance démographique et transformation de l’environnement ont conduit à une plus grande irrégularité des récoltes céréalières et de leur partage, imposant de tirer un profit immédiat de toutes les ressources potentielles, fussent-elles d’origine sauvage et non marquées culturellement.


Mais le rythme annuel comprend aussi les feux de défrichement en France méditerranéenne, ou les feux de nettoyage des coupes de bois en France septentrionale. D’après la détermination des bois en milieu lacustre, on sait que l’essentiel des coupes s’effectue l’hiver, au moment du repos de la végétation et de la morte-saison des travaux agricoles classiques (Lundstrom-Baudais 1986 et 1989). Les perchis et les taillis sont coupés à la hache de pierre, tandis que les plus gros arbres sont, selon toute vraisemblance, simplement cernés à la base pour les faire sécher sur pied ; encore faut-il se débarrasser des troncs et des branchages qui sont brûlés au fur et à mesure de la progression des fronts d’abattage (Guyan 1971 ; Pétrequin et Pétrequin 1988 a). On a pu démontrer l’utilisation de la technique du brûlis à Thayngen-Weier (Troels-Smith 1981) et à Clairvaux VIII (Pétrequin 1989). Sur les sols dénudés ainsi gagnés sur la forêt, le stock de mauvaises herbes est faible (Lundstrom-Baudais 1989) et les champs peuvent porter une ou deux récoltes céréalières abondantes avant que les rejets de souche, les jeunes plants et les broussailles ne réinvestissent la zone défrichée. De nouveaux défrichements s’imposent alors, conduisant à une distance croissante entre le village et les terroirs momentanément cultivés (Richard 1989).

 Les rythmes pluriannuels

D’autres formes de manipulation du feu obéissent à des cycles plus longs et à des rythmes qui s’étendent sur plusieurs années.


Que l’on pense aux soles d’argile des foyers domestiques. Au fil des années, la sole foyère de la maison se fissure et il n’est pas possible de la réparer ; elle est alors décollée du plancher par plaques et rejetée sur le dépotoir dans l’axe de la porte de la maison (fig. 8) ; les débris des plaques d’argile inscrivent un rythme régulier dans les dépotoirs des villages. De même, on rejette périodiquement la charge de pierres chauffées, dès que les galets, trop éclatés par le feu, se réduisent en fragments désormais inutilisables (Pétrequin 1986). On construit ensuite une nouvelle sole en argile, qu’il faut faire sécher pendant plusieurs semaines avant de pouvoir l’utiliser ; enfin, on renouvelle la charge de pierres, en apportant des galets frais et entiers. Il y a quelques chances pour que ces rythmes de rejet et de réfection des foyers deviennent une unité de mesure du temps relatif dans les villages littoraux de la fin du Néolithique. Des processus semblables sont connus dans les grottes-bergeries, classiques surtout dans le Midi de la France, où les fumiers animaux accumulés au fil des années, sont régulièrement brûlés pour l’assainissement du sol (Brochier 1991).


Le rythme de l’occupation et de l’abandon des sites d’habitat est parfaitement inscrit dans les successions stratigraphiques au bord des lacs (fig. 10). Ces rythmes, où se succèdent des dépôts pour l’essentiel anthropiques, puis des remplissages naturels d’origine lacustre, étaient autrefois interprétés en seuls termes de fluctuations du niveau du plan d’eau : l’occupation des villages aurait systématiquement coïncidé avec des bas niveaux lacustres, l’homme étant contraint d’abandonner les lieux avec la remontée du plan d’eau ; les rythmes anthropiques auraient alors été exclusivement réglés par des facteurs climatiques incontrôlables. Depuis 1970, des démarches d’ordre ethnoarchéologique ont permis de montrer l’indépendance relative des rythmes de l’habitat et des rythmes des plans d’eau (Pétrequin 1984) ; parallèlement, l’affinement des séquences climatiques pendant le Néolithique a infirmé les hypothèses anciennes (Magny 1991), montrant l’existence de villages contemporains de hauts niveaux des lacs, ou encore des périodes de basses eaux sans occupation permanente des littoraux.


Sans nier la réalité démontrée d’anciennes fluctuations du niveau des lacs, il apparaît aujourd’hui que les rythmes d’occupation des villages d’ambiance amphibie sont aussi réglés, dans le détail, par des rythmes d’exploitation des terroirs agricoles les plus proches (Pétrequin et Pétrequin 1988). L’hypothèse de cycles d’agriculture itinérante pour le Néolithique moyen du lac de Clairvaux (Pétrequin 1989) suggère que le village était déplacé lorsque la distance entre l’habitat et les terres cultivées devenait trop importante (fig. 11), laissant la forêt recoloniser les anciens champs pendant quelques décennies. D’autres rythmes relèveraient de la croissance de la population sur les rives des lacs, pouvant conduire à une surexploitation et à la désertification relative des terroirs pendant un siècle ou deux, jusqu’à la reconstitution d’une forêt secondaire âgée (Pétrequin, Pétrequin et al. à paraître b).


Ces considérations sur les rythmes pluriannuels ne nous éloignent pas du feu, au contraire. La plupart des villages abandonnés ont été détruits par un incendie général. Beaucoup d’auteurs ont insisté sur le danger des incendies dans ces villages construits tout en bois et ont mis au compte de tels accidents l’abandon régulier des habitats (Furger et Hartmann 1983). Des fouilles plus détaillées ont montré qu’en fait, dans la plupart des cas, les maisons avaient été vidées de leur mobilier et des outillages avant que le feu les détruise. On est alors en droit de se demander si la destruction par le feu n’était pas plutôt une coutume, un rite, qui aurait accompagné l’abandon du village avant de rejoindre le prochain site d’habitat. Cette hypothèse, que nous défendons, semble d’autant plus justifiable qu’à la même époque, les tombes collectives du Bassin parisien sont à peu près systématiquement détruites au moment de leur abandon et que le rôle du feu y a été très souvent signalé (Masset et Van Vliet 1974). Le parallélisme entre l’abandon des villages et la désaffection volontaire des sépultures serait alors remarquable.

 Le feu débridé

Bien sûr, l’incendie accidentel est connu dans les villages néolithiques. Il est d’autant plus facilement repérable que les outillages, les poteries et les réserves de céréales ont brûlé en même temps que la maison ; l’archéologue ne peut manquer ces observations, comme le montre l’exemple des maisons actuelles incendiées (fig. 12). Mais dans ces cas de feu accidentel qui ne peut plus être maîtrisé, les cultivateurs reconstruisent leur village dès que les cendres sont refroidies ; c’est le cas à Hornstaad sur le lac de Constance (Schlichtherle et Wahlster 1986) ; ce l’est aussi à Clairvaux III où on a abattu, de toute urgence, des bois riverains en pleine sève pour reconstruire les maisons.


Ainsi lorsque les préhistoriens ont d’abord interprété tous les incendies comme des phénomènes accidentels, on peut se demander dans quelle mesure ils n’ont pas simplement projeté dans le passé les mythes actuels de l’incendie catastrophe, exacerbés par des siècles d’expérience dans les communautés urbaines médiévales. L’homme occidental du XXe siècle aurait alors perdu cette connaissance intime des « degrés du feu » que seule peut procurer une coexistence quotidienne avec un foyer ouvert alimenté au bois, comme c’était le cas du cultivateur néolithique pour qui le feu toujours présent signifiait abri, alimentation et reproduction des techniques et de la société. Au-delà de l’apparente modernité du Néolithique, on peut alors mieux mesurer la distance qui nous sépare de la gestion directe des feux de bois et de l’agriculture en milieu forestier.

 Bibliographie

Bocquet A. et A. Huot, 1982. « La vie au Néolithique : Charavines, un village au bord d’un lac il y a 5 000 ans », Histoire et Archéologie, Les Dossiers, n° 64.


Bocquet A., Caillat B. et K. Lundstrom-Baudais, 1986. « Alimentation et techniques de cuisson dans le village néolithique de Charavines », in Demoule J.-P. et J. Guilaine (ss la dir. de), Le Néolithique de la France, Paris, Picard, pp. 319-330.


Brochier J.-E., 1991. « Géoarchéologie du monde agropastoral », in Guilaine J. (ss la dir. de), Pour une archéologie agraire, Paris, Armand Colin, pp. 303-322.


Colomer A., Coularou J. et X. Gütherz, 1990. Boussargues (Argellières, Hérault), Un habitat ceinturé chalcolithique, Documents d’archéologie française, n° 24, Paris, éd. de la Maison des sciences de l’homme.


Furger A.G. et F. Hartmann, 1983. Vor 5 000 Jahren..., so lebten unsere Vorfahren in der Jungsteinzeit, Bern, Haupt.


Gentizon A.-L., 1992. « La reconstitution de maisons du Néolithique moyen au bord du lac de Chalain (Jura, France) », Mémoire de diplôme, Archéologie préhistorique, Genève, Département d’anthropologie et d’écologie, multigraphié.


Guyan W.U., 1971. Erforschte Vergangenheit, Band 1, Schaffhauser Uhrgeschichte, Schaffhausen, Peter Meili.


Inizan M.-L., Roche H. et J. Tixier, 1975-76. « Avantage d’un traitement thermique pour la taille des roches siliceuses », Quaternaria, XVX, Roma, p. 1-18.


Jacomet S. et J. Schibler, 1985. « Die Nahrungsversorgung eines jungsteinzeitlichen Pfynerdorfes am unteren Zürichsee », Archéologie suisse, n° 8 (3), p. 125-141.


Leroi-Gourhan A., Bailloud G. et M. Brézillon, 1962. « L’hypogée II des Mournouards (Mesnil-sur-Oger, Marne) », Gallia-Préhistoire, V, p. 23-133.


Le Roux C.-T., 1989. « Les matières premières et le commerce. Exploitation et diffusion des matières premières au Néolithique », Archéologie de la France, 30 ans de découvertes, Paris, Réunion des Musées nationaux, p. 150-157.


Lundstrom-Baudais K., 1986. « Etude paléoethnobotanique de la station III », in Pétrequin P. (ss la dir. de), Les sites littoraux néolithiques de Clairvaux-les-Lacs (Jura), I, Problématique générale, L’exemple de la station III, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, p. 311-392.


1989. « Les macrorestes végétaux du niveau V de la Motte-aux-Magnins », in Pétrequin P. (ss. la dir. de), Les sites littoraux néolithiques de Clairvaux-les-Lacs (Jura), II, Le Néolithique moyen, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, pp. 417-439.


Magny M., 1991. « Une approche paléoclimatique de l’Holocène : les fluctuations des lacs du Jura et des Alpes du Nord françaises », thèse de doctorat, Besançon, Université de Franche-Comté, multigraphié.


Masset C. et B. Van Vliet, 1974. « Observations sur les sédiments d’une sépulture collective, La Chaussée-Tirancourt (Somme) », Bulletin de la Société préhistorique française, t. 71, CRSM, n° 8-9, p. 243-248.


Murdock G.P. et C. Provost, 1973. « Factors in the division of labor by sex : a cross-cultural analysis », Ethnology, n° 12, p. 203-225.


Neubauer D. et P. Schwörer, 1991. « Zur Herstellung von Birkeenter im Neolithikum », Archéologie expérimentale, Actes du colloque international Expérimentation en archéologie, t. 2, Paris, Errance, p. 34-38.


Pétrequin P., 1984. Gens de l’eau, gens de la terre, Paris, Hachette.


(ss la dir. de), 1986. Les sites littoraux néolithiques de Clairvaux-les-Lacs (Jura), I, Problématique générale, L’exemple de la station III, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme.


(ss la dir. de), 1989. Les sites littoraux néolithiques de Clairvaux-les-Lacs (Jura), II, Le Néolithique moyen, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme.


(ss la dir. de), 1991. Construire une maison, 3 000 ans avant J.-C., Paris, Errance.


Pétrequin P. et A.-M. Pétrequin, 1988 a. Le Néolithique des lacs, Préhistoire des lacs de Chalain et de Clairvaux, Paris, Errance.


1988 b. « Ethnoarchéologie de l’habitat en grotte en Nouvelle-Guinée : une transposition de l’espace social et économique », Bulletin du Centre genevois d’anthropologie, n° 1, pp. 61-82.


1990. « Haches de Yeleme, herminettes de Mumyeme, La répartition des lames de pierre polie en Irian Jaya central (Indonésie) », Journal de la Société des océanistes, n° 91 (2), pp. 95-113.


Pétrequin P., Pétrequin A.-M. et alii, à paraître a. « Produire pour soi ? La céramique de Chalain 2 C au Néolithique final », XXIIIe Congrès préhistorique de France, Paris, 1989, 20 p., 13 fig.


à paraître b. « Chalain 6 (Fontenu, Jura) : architecture et traction animale au Néolithique final », 116e Congrès national des Sociétés savantes, Chambéry 1991, 25 p., 11 fig.


Richard H., 1989. « Microanalyses palynologiques du niveau V », in Pétrequin P. (ss la dir. de), Les sites littoraux néolithiques de Clairvaux-les-Lacs (Jura), II, Le Néolithique moyen, Paris, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, p. 239-248.


Schlichtherle H. et B. Wahlster, 1986. Archäologie in Seen und Mooren. Den Pfahlbauten auf der Spur, Stuttgart, Theiss.


Troels-Smith J., 1981. « Naturwissenchaftliche Beiträge zur Pfahlbauforschung », Archéologie suisse, n° 4 (3), p. 98-11.


Vaquer J., 1991. « Aspects du Chasséen en Languedoc occidental », Identité du Chasséen, Actes du colloque international de Nemours, 1989, Mémoires du Musée de préhistoire d’Ile-de-France, n° 4, p. 27-37.


Währen M., 1989. « Brot und Gebäck von Jungsteinzeit bis zur Römerzeit », Helvetia Archaeologica, n° 20 (79), p. 82-110.


1990. « Teig und Feingebäck in der Jungsteinzeit », Helvetia Archaeologica, n° 21 (84), p. 130-152.


Wyss R., 1973. Wirtschaft und Gesellschaft in der Jungsteinzeit, Monographien zur Schweizer Geschichte, n° 6, Bern, Francke.

Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP