Le swing cosmique – Whitehead à la mescaline

Frédéric Bisson
Article publié le 22 mai 2011
Pour citer cet article : Frédéric Bisson , « Le swing cosmique – Whitehead à la mescaline  », Rhuthmos, 22 mai 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article358

Ce texte a déjà paru dans M. Weber et R. Desmet (dir.), Chromatikon V. Annuaire de la philosophie en procès, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2009, p. 133-150. Nous remercions Frédéric Bisson et la revue Chromatikon de nous avoir autorisé à le reproduire ici. On trouvera ici un petit échange à son propos.





Dans L’Infini turbulent, Henri Michaux met en mots une expérience temporelle :

Noble, grandiose, impeccable, chaque instant se forme, s’achève, s’effondre, se refait en un nouvel instant qui se fait, qui se forme, qui s’accomplit, qui s’effondre et se refait en un nouvel instant qui se fait, qui se forme, qui s’achève et se ploie et se relie au suivant qui s’annonce, qui se fait, qui se forme, qui s’achève et s’exténue dans le suivant, qui naît, qui se dresse, qui succombe et au suivant se raccorde, qui vient, qui s’érige, mûrit et au suivant se joint… qui se forme et ainsi sans fin, sans ralentissement, sans épuisement, sans accident, d’une perfection éperdue, et monumentalement. [1]

Peu de phrases résonnent en nous à une telle profondeur, nous donnant le sentiment d’être introduits au plus intime du monde en train de se faire. Cette phrase hachée de virgules doit être scandée, dite plutôt que lue, vocalisée avec les variations de vitesse et d’intensité qui seules peuvent exprimer sa puissance cosmogonique. On sent ici battre le cœur même du réel, dont le rythme syncopé raccorde les instants impérieux les uns aux autres et accomplit ainsi la « continuité universelle ». Ce rythme, n’est-ce pas exactement le « procès créateur », tel que la cosmologie d’Alfred North Whitehead l’a conceptualisé et systématisé ?

 1. L’intoxication mescalinienne comme expérience transcendantale

Le texte de Michaux est le récit d’une expérience d’intoxication mescalinienne. Mais malgré ses qualités d’écriture poétique, la valeur de ce récit n’est pas d’abord esthétique. C’est le récit d’un apprentissage. Qu’est-ce que Michaux a cherché à apprendre dans la drogue ? La réponse est triple : « L’irrégulier et difficile apprentissage où les éléments d’un monde, d’une connaissance et d’un comportement nouveau défilent devant qui saura les voir et les reconnaître. » (p. 24 – c’est moi qui souligne) La drogue est chargée d’une triple efficacité : cosmologique, gnoséologique et éthique. Elle se place ainsi à l’étiage de la philosophie, définie par les transcendantaux qui sont ses objets : l’Être, l’Un, le Vrai, le Bien.


Premièrement, Michaux charge la drogue du pouvoir de dévoiler le « secret du monde [2] », c’est-à-dire de livrer l’Être. Une telle prétention met l’expérimentation hallucinogène en résonance « objective » avec la métaphysique, qui se risque au-delà du phénomène pour ressaisir le principe d’unité du monde actuel. L’expérience mescalinienne réactualise spontanément le schématisme et le style naïf des plus vieilles cosmologies matérialistes de la pensée occidentale : « au commencement est le Grand Tourbillon… » La drogue enveloppe une hénologie innocente : tout est un dans le tourbillon cosmique.


Deuxièmement, un monde infini, fait de flux et de turbulences, exige un mode de connaissance adéquat, aussi mouvant et vertigineux que la réalité même que l’on cherche à connaître : une « connaissance par les gouffres [3] ». À la suite d’Artaud puis de Castaneda, qui ont cherché dans le culte mexicain du peyotl un rite initiatique [4], Michaux ne s’expose à la drogue qu’en lui demandant un savoir  : « Les drogues nous ennuient avec leur paradis. Qu’elles nous donnent plutôt un peu de savoir. Nous ne sommes pas un siècle à paradis. [5] » La connaissance doit expérimenter ses montées et ses descentes dans le maelström, non pas comme dans la dialectique platonicienne, mais suivant le rythme inégal et démesuré de l’Infini turbulent. Même oblitérée, lysée, scotomisée, éclipsée, ayant perdu la maîtrise de ses vitesses, désorientée [6], la pensée pense vraiment. L’étourdissement, le vertige, la fuite des idées, le délire sont des modes de pensée et de connaissance, plus ou moins rapides, plus ou moins efficaces ou avortés, mais non moins authentiques que le raisonnement pur, et capables de vérité.


Troisièmement, cette connaissance ouvre sur un effort pour rendre vivable l’expérience de la drogue, c’est-à-dire pour tirer ce qu’il y a de bon en elle et l’intégrer à un ethos, à un mode de vie. Michel Foucault a esquissé cette éthique de la drogue : « Nous devons étudier les drogues. Nous devons essayer les drogues. Nous devons fabriquer de bonnes drogues – susceptibles de produire un plaisir très intense. Je pense que le puritanisme qui est de mise à l’égard de la drogue – un puritanisme qui implique que l’on est soit pour, soit contre – est une attitude erronée. Les drogues font maintenant partie de notre culture. De même qu’il y a de la bonne et de la mauvaise musique, il y a de bonnes et de mauvaises drogues. Et donc, pas plus que nous ne pouvons dire que nous sommes « contre » la musique, nous ne pouvons dire que nous sommes « contre » les drogues. [7] » Plus précisément, il faudrait dire que l’éthique de la drogue consiste à distinguer un bon usage de la drogue de toutes les tristes addictions, et à discerner les effets mauvais et les dangers qui subsistent dans les « bonnes » drogues, pour en régler l’usage.


Par sa rigueur scientifique protocolaire, Michaux élève ainsi l’expérience de la drogue à une puissance de vérité. Le fait est que le mysticisme religieux éternel, battu en brèche à l’ère du désenchantement du monde, a trouvé un relais dans la contre-culture des années 1960, à la faveur de la diffusion des psychotropes, de la mescaline, de l’acide lysergique, de la psylocibine. Par une sorte de ruse de la raison, la techno-science qui isole et synthétise les molécules actives du peyotl ou de l’ergot du seigle nourrit une expérience spirituelle et renouvelle ainsi malgré elle au début du XXe siècle la religion contre laquelle elle s’était construite. Mais le scientisme, trahissant les découvertes de la science elle-même, dénie cette fraternité de la science et de la religion. Un tel mysticisme se heurte certes à de sérieuses objections démystificatrices. Comment un éblouissement causé par une attaque acide du cortex visuel, accident interne de la mécanique nerveuse, pourrait-il prétendre au titre de vision objective ? Le psychédélisme ambiant, en fait de lucidité, semble bien être un nouvel idéalisme à l’usage du peuple, où l’on ne connaît du monde que ce qu’on y met de soi-même. Au-delà même de cette naïveté, le mysticisme sous influence chimique déchoit dans une vulgarité désolante, quand on attend de la drogue qu’elle produise par magie le « misérable miracle » que la société désenchantée de consommation nous refuse. Les initiés emportent dans leur extase le style même, nombriliste, étriqué, consumériste, de la société dont ils prétendent contester les valeurs, et, comme dit Michaux, leur discours fait alors souvent songer à celui de journalistes qui eussent été invités à la Crucifixion [8]. La drogue met l’infini à la portée des brutes.

 2. Usages

Un usage libérateur de la drogue est-il possible ? Whitehead a formulé la plus belle profession de foi de l’empiriste sous la forme d’une litanie de l’expérience : « Toutes les expériences que l’on peut avoir, ivre ou sobre, dans le sommeil ou la veille, somnolent ou bien éveillé, l’expérience où l’on a conscience de soi et celle où l’on s’oublie, l’expérience intellectuelle et l’expérience physique, l’expérience religieuse et celle du sceptique, l’expérience de l’angoisse et celle de l’insouciance, l’expérience qui anticipe et l’expérience rétrospective, l’expérience heureuse et l’expérience douloureuse, celle qui domine l’émotion et celle qui se contient, l’expérience à la lumière et l’expérience dans l’obscurité, l’expérience normale et l’expérience anormale, aucune ne doit être omise. [9] » Dans cette table des catégories, l’expérience psychotrope est un cas remarquable de l’expérience ivre. Or, William James a rangé l’ivresse d’intoxication dans les formes variées de l’expérience religieuse : l’alcool et, plus encore, le protoxyde d’azote (s’il est suffisamment dilué dans l’air), stimulent la conscience mystique jusqu’à « un degré extraordinaire » et sont, dans leur hilarité même, porteurs d’une « authentique révélation métaphysique [10] ». Whitehead lui-même a quelquefois souligné l’efficacité perceptive et émotionnelle de la consommation de drogues. Ce cas particulier de perception n’est pas une simple curiosité psychologique, car il permet de brouiller la frontière du normal et du pathologique, en révélant que la perception en général ne se tient jamais dans une stricte normalité [11]. En ce sens, la conscience modifiée acquiert une certaine lucidité : de même que les reflets et les ombres entre les choses hantent à jamais le monde visible comme des fantômes, de même l’illusion ne s’oppose pas à la réalité, mais se compose avec elle, sans qu’il soit possible de faire exactement la part entre elles deux. Comment la culture humaine a-t-elle intégré cette efficacité ? Dans toute société humaine, il y a un usage rituel réglé des drogues. C’est certes avec une certaine condescendance moralisatrice de rationaliste victorien que Whitehead évoque le rôle de l’ivresse dans les rituels dionysiaques des religions primitives : « Les rites ne sont pas la seule façon de stimuler artificiellement l’émotion. Les drogues ont la même efficacité. Heureusement la gamme des drogues dont disposaient les races primitives était limitée. Mais nous avons des preuves évidentes d’un usage religieux de drogues lié à l’usage religieux du rituel. [12] » Cette remarque confère néanmoins à la drogue une dimension spirituelle : l’ivresse est une composante des rites collectifs, dans leur fonction de mise en forme des émotions collectives. En tant que telle, elle participe aux « premières lueurs de la vie de l’esprit s’élevant au-delà de la concentration sur la tâche de subvenir aux nécessités animales ». Or, dans les sociétés occidentales modernes, la drogue a été coupée de ses racines spirituelles [13]. Le rituel qui accompagne religieusement la prise de drogue commémore certes encore de nos jours une émotion originelle, mais l’émotion que la répétition rituelle prend ainsi pour objet est celle de la « première fois », après laquelle le drogué court dans une quête fantasmatique éperdue. L’émotion a été déconnectée du monde, absorbée dans la substance chimique fétichisée. Un tel appauvrissement pathologique de l’émotion, inhérent à l’usage maniaque de la drogue, n’est pas dicté par la seule substance chimique, mais résulte d’un nouveau dispositif stratégique dans lequel cet usage s’est constitué et cristallisé.


L’ambiguïté sémantique de l’anglais « drug » ne doit pas prêter au jeu de mot ; elle suggère plutôt qu’il faut penser ensemble médicament et « drogue », comme deux facettes d’un même cristal de biopouvoir. Dans les sociétés disciplinaires modernes, l’exclusion hygiéniste de la drogue est le contrepoint d’une appropriation tactique et monopolistique de son usage légitime par la médecine sociale. En devenant médicament, la drogue s’est trouvée capturée par le pouvoir bio-politique, comme instrument de contrôle et de régulation de la population. L’usage des drogues s’est alors redistribué autour de cette norme pharmaco-politique. Il est superficiel de s’arrêter à la répression légale des drogues, car la loi ne s’oppose à l’illégalité qu’en apparence ; en réalité, elle est, comme l’a montré Foucault, un découpage et une gestion différentielle des illégalismes [14]. La norme organise une économie stratégique des usages déviants et des addictions, dessine des limites de tolérance aux différentes manières de tourner la loi : certaines sont invisibles, non reconnues, ou tolérées comme compensation des classes dominées (addictions médicamenteuses et consommations régulières de fin de semaine), d’autres sont permises comme privilège de la classe dominante (addictions du monde des affaires, etc.), d’autres enfin sont stigmatisées comme formes pathologiques dangereuses (toxicomanies), jugées comme épidémiques et contaminantes pour tout le corps social, combattues au nom de la jeunesse et de la santé publique. Ainsi se trouve socialement fabriquée une déviance visible, ainsi apparaissent de nouveaux personnages aux identités marquées, « sujets à risque », toxicos, junkies. Du point de vue du biopouvoir, le toxico est le consommateur parfait, parfaitement transparent, absolument dévoué à sa consommation, ne vivant que pour elle. Loin d’être le symbole d’une quelconque révolte contre la société, le toxico apparaît au contraire comme une pièce tactique de sa stratégie : en se différenciant des autres usages, la toxicomanie pèse sur eux, leur fait de l’ombre pour tout un commerce parallèle qu’on maintient dans une relative liberté, et rend par ailleurs d’autant plus acceptable la norme hygiéniste et l’usage pharmaceutique légitime. Le déni scientiste de la valeur spirituelle de l’expérience psychotrope ne se fait donc pas au nom des valeurs scientifiques désintéressées d’objectivité ou de vérifiabilité, il est lié à tout un dispositif de pouvoir dans lequel la science est prise, comme caution « morale » de l’industrie pharmaceutique et comme vecteur de régulation sociale.


Contre cette objectivation et cette médicalisation, l’idée d’un retour au rituel archaïque est purement réactive, et la fascination nostalgique pour le culte du peyotl apparaît là encore comme un symptôme du pouvoir : on entretient le mythe de la drogue dans une zone de rêverie esthétique réservée aux classes bourgeoises, qui la goûtent comme un supplément d’âme. Les différentes formes de marginalisme, de la plus misérable à la plus élitiste, sont elles-mêmes codées par le pouvoir pour fonctionner comme soupapes de sécurité. Tactiquement séparée de la science, la mythologie de la drogue est séparée de toute efficacité perceptive par laquelle elle pourrait mordre sur l’ordre social, ouvrir la société au monde, aux turbulences de l’Infini. Le pouvoir casse toute possibilité de s’agencer collectivement avec la drogue et, à travers les discours médicaux bienveillants qui les prennent en charge, maintient les drogués dans leur solitude [15].


Ce que Michaux a compris, c’est que la seule manière de rendre à la drogue un pouvoir de vérité est de transporter en elle la « volonté de savoir » du pouvoir lui-même, c’est-à-dire de substituer aux rites religieux archaïques des protocoles expérimentaux rigoureux, quasi-cliniques : d’un même coup, cette pratique nouvelle subvertit les instruments du pouvoir et extrait de la drogue une efficience irréductible à tous les conditionnements psychosociaux extrinsèques. Il n’est à cet égard pas fortuit que la première « révélation » psychotrope de l’ère biopolitique ait eu lieu chez le dentiste, à l’occasion d’une opération chirurgicale. De même, en février 1935, c’est à Sainte-Anne, sous la supervision de Daniel Lagache, que Sartre se fait injecter de la mescaline. Dans la même perspective, Michaux mime la mise en place d’un dispositif expérimental : il mesure les doses de ses prises, les espace à intervalles raisonnés et calculés, s’entoure de précautions multiples pour valider les résultats de l’expérience. Ce sont certes des protocoles pour rire, mais un tel rire est subversif. Une dose de vérité, aussi petite soit-elle, ne sort pas toute armée de la drogue, elle suppose de libérer les procédures de véridiction du régime scientifique de vérité dans lequel elles fonctionnent politiquement [16], d’inventer une praxis subversive. Mais comment ce cas particulier de l’expérience pourrait-il avoir une valeur universelle ?

 3. Perception et percept

« Ô psychédélie… [17] » Il est vrai que le spiritualisme psychédélique est paradoxal et ambigu : il trouble la frontière cartésienne de la matière et de l’esprit, de l’objectif et du subjectif ; de manière indissociable et indécidable, il soumet l’esprit à la causalité chimique moléculaire et élève la mécanique nerveuse cérébrale à la hauteur de l’esprit. Le cerveau est le plan d’immanence de la nouvelle extase. On peut certes voir là un symptôme du nihilisme contemporain qui objective la vie pour en isoler les molécules élémentaires et se fabriquer une pharmacie du bonheur, prescrivant une pilule de couleur différente pour chaque état d’âme. L’extase s’automatise, on la déclenche « comme on allume une lampe » ; comme dit Michaux, l’expérience de la drogue, c’est « la métaphysique saisie par la mécanique [18] ». Mais l’expérience à sa source ne bifurque pas encore, elle est riche d’une énergie potentielle qui appelle une actualisation « organique ». C’est l’univers tout entier qui apparaît comme un vaste système nerveux, comme un organisme où tous les êtres cellulaires sont en circuit, parcourus par un même courant de vie électrique. L’extase ne nous fait pas sortir du cerveau, parce que tout est cerveau, tout est connexion inter-synaptique. L’objectivation biochimique de l’expérience psychédélique est aussi abstraite que la réduction subjectiviste au « vécu » est naïve et illusoire.


Une actualisation organique des potentialités de la drogue est certes l’œuvre de quelque individualité éclairée ; pour conjurer l’automatisme infinitisant, elle exige que l’on se présente à elle religieusement, « presque comme un prêtre », et non comme un observateur quelconque. L’air du temps inspire de fait quelques essais individuels remarquables, où le psychédélisme semble pouvoir reprendre le flambeau de la religion éternelle. De manière exemplaire, Alan Watts a tiré de l’acide lysergique une Joyous cosmology qui réconcilie le corps et l’esprit [19]. Le fétichisme de la substance chimique s’efface au profit du processus réel qu’elle est l’occasion d’expérimenter. La drogue est l’échelle que l’on voudrait jeter après avoir grimpé. Selon le mot que Huxley emprunte à William Blake, il est devenu banal de dire naïvement qu’elle ouvre les « portes de la perception », comme si elle levait sur l’Être le voile de mâyâ des apparences dues à nos habitudes perceptives. Huxley se réclame de Bergson [20]. Dans la vie ordinaire, les mécanismes cérébraux et nerveux assurent l’insertion de l’esprit dans la matière et filtrent notre perception pour nous adapter aux besoins de l’action. La mescaline, en inhibant cette action sélective du système nerveux, relâche la conscience perceptive, qui se met à vivre dans les choses mêmes : elle entre pour ainsi dire dans la « chrysalide » de la qualité sensible, dans sa vibration intérieure [21]. Le bergsonisme mescalinien est cependant d’une instabilité effroyable. Le Cône de la Mémoire se met à tourbillonner comme une toupie au milieu du chaos, où, comme un vol criard d’oiseaux en émoi, tous mes souvenirs se jettent sur moi. Les mirages, les hallucinations, les fantasmes sont des vécus perceptifs qui recouvrent l’expérience et trahissent de l’intérieur son sens cosmologique en la rabattant narcissiquement sur la simple psychologie introspective [22]. La drogue a ses montagnes russes : elle peut aussi bien nous ouvrir sur un cosmos pour une interstellar overdrive que nous enfermer entre quatre murs, et ajouter toujours de nouvelles briques dans le mur. Sartre sous mescaline est hanté par des images de langoustes [23]. C’est en se défaisant de toutes ces fausses perceptions trop subjectivées que l’on expérimente l’Infini turbulent, le « Grand Tourbillon ». Rares sont ceux qui peuvent lutter avec la drogue, comme on coucherait avec une ennemie : « Le grand Tourbillon, si on y entre au hasard, brise. Il faut de toute nécessité se présenter bien à l’infini. [...] Même l’amour, la meilleure disposition que l’on connaisse pour aller à la rencontre du Grand Tourbillon, même lui y va avec danger. [24] » Rares sont ceux qui peuvent arracher à cette turba chaotique un turbo, une forme tourbillonnaire distincte. Le texte de Michaux n’est pas une offrande du moi au dieu Peyotl, mais une lutte contre les perceptions et les impressions du moi, pour atteindre aux quelques rares éclairs où la vie s’élève à une puissance non personnelle. Le vécu s’efface alors devant le procès auto-érotique de la vie même. L’expérimentation réussit quand on parvient à extraire de la perception un percept qui puisse se conserver en lui-même, hors des conditions artificielles particulières de la perception chimiquement modifiée : « noble, grandiose, impeccable, chaque instant se forme... » Matérialisé dans le texte, le percept n’est plus une perception, car il est indépendant de l’état de celui qui l’a éprouvé et peut désormais parler à tout le monde, drogués ou non drogués. Un tel percept est un monument  : il « se forme sans fin, sans ralentissement, sans épuisement, sans accident, d’une perfection éperdue, et monumentalement  ». Non pas qu’il commémore l’événement passé, mais parce que le monument donne à l’événement une gloire à jamais présente, qui se refait d’instant en instant, d’un bout à l’autre du monde.

 4. Le swing cosmique selon Whitehead

On pourrait être tenté de dire que la métaphysique du processus trouve dans l’expérience mescalinienne une vérification de ses constructions théoriques. Mais il serait naïf de croire que la pensée pure se tient dans une stricte rationalité aveugle : les constructions théoriques les plus rigoureusement logiques reposent elles-mêmes sur des intuitions, sur des « visions » qui fournissent à la raison le matériau de ses échafaudages. Les métaphysiciens n’ont certes pas besoin des drogues pour obtenir ce genre de vision, et c’est comme s’ils parvenaient pour leur part à se saouler à l’eau pure, comme dit Henry Miller. Leur ivresse est faite de sobriété et d’ascèse. Il faudrait en ce sens plutôt dire que l’expérience mescalinienne matérialise l’intuition métaphysique fondamentale que Whitehead a rationnellement développée dans son système cosmologique. Quelle est cette intuition ? Elle remonte au mot d’Héraclite : « toutes choses s’écoulent » ; autrement dit, le monde est en procès. Si la mescaline ouvre la perception aux « choses mêmes », c’est d’abord en nous faisant percevoir le processus imperceptible en lequel s’absorbe leur apparente substantialité : « J’entre dans la maison. J’y découvre que tout le mobilier y est en vie. Tout fait des gestes. Les tables « tablent », les pots « potent », les murs « murent », les appareils « appareillent ». Le monde est fait d’événements, non de choses (“a world of events instead of things”). [25] » Non seulement tout est événement, mais la drogue psychédélique nous fait de plus entrer dans l’intérieur microscopique de l’événement, où tout se met à fourmiller. Si elle peut nous faire percevoir l’imperceptible, c’est justement parce qu’elle produit une micro-perception. Les nombreuses lignes dessinées par Michaux sous mescaline ont une nervosité vibratoire, une griffe rythmique qui est leur style le plus reconnaissable, en deçà de tout contenu figuratif. La main tremble comme un sismographe sensible aux moindres secousses de l’Infini turbulent. Le flux héraclitéen n’apparaît plus alors dans l’unité enveloppante d’un fleuve ou d’une rivière, mais devient moléculaire : « On est devenu sensible à de très, très petites unités de temps […]. La rivière des enchaînements, de la phrase, de la méditation, de la rêverie, n’est plus. Plus de rivières, seulement les gouttes isolées qui ensemble faisaient rivières, discours, masse, continuité. [26] » Le flux temporel ne coule plus, il se divise ainsi en « gouttes d’expérience », selon l’expression que Whitehead emprunte à William James pour désigner les entités actuelles : « Les « entités actuelles » – aussi appelées « occasions actuelles » – sont les choses réelles dernières dont le monde est constitué. [...] Les faits derniers sont, tous au même titre, des entités actuelles ; et ces entités actuelles sont des gouttes d’expérience, complexes et interdépendantes. [27] » L’expérience s’écoule goutte à goutte. Chaque instant est un événement, un bloc atomique intense ; chaque événement est à lui-même sa propre fin et, à la fois, périt dans le passage qui le raccorde au suivant. En ce sens, l’unité du monde ne peut se faire que dans le rythme organique qui chevauche cette discontinuité, relie les présents intensifs les uns aux autres, les fait passer les uns dans les autres. Le fleuve d’Héraclite se révèle soudain composé des molécules d’eau qui, dit joliment Ruyer, se donnent la main comme des enfants dans une ronde [28]. Comment refaire le monde avec des gouttes ? L’intuition fondamentale de la cosmologie de Whitehead est ainsi l’intuition du caractère « rythmique » de l’unité du monde :

The creative process is rhythmic : it swings from the publicity of many things to the individual privacy ; and it swings back from the private individual to the publicity of the objectified individual. The former swing is dominated by the final cause, which is the ideal ; and the letter swing is dominated by the efficient cause, which is actual (Process and Reality, p. 151).


Le procès créateur est rythmique : il swingue de la publicité des choses multiples au caractère privé de l’individuel ; et il swingue inversement de l’individualité privée à la publicité de l’individu objectifié. Le premier swing est dominé par la cause finale, qui est l’idéal ; et le dernier swing est dominé par la cause efficiente, qui est l’actuel.

En quel sens le procès est-il rythmique ? Il est rythmique au sens où il est l’entrelacs de deux sortes de flux : le flux microscopique de la concrescence, par lequel chaque entité actuelle se constitue, et le flux macroscopique de la transition, par lequel les entités actuelles passent les unes dans les autres. Tel est le rythme vital de l’Être : naître et périr, jouissance de soi et fécondité pour le monde [29]. C’est en ce sens un rythme binaire, au temps pulsé, faisant osciller chaque entité entre son temps fort (concrescence) et son temps faible (transition), son flux et son reflux. Chaque pulsation de ce rythme cosmique fait émerger une entité nouvelle qui unifie le monde en elle. Chaque entité actuelle ne fait qu’un avec le procès de sa concrescence ; elle se forme en cherchant la jouissance de soi (self-enjoyment) qui l’isole dans l’intensité privée de son présent, dans une indépendance causale souveraine par rapport au reste du monde actuel. La nouvelle individuation concrescente absorbe la multiplicité du monde en préhendant les entités passées publiquement données qui s’objectivent en elle, se soumettant à sa perspective. Le procès rythmique atteint son temps fort quand l’entité individuelle touche à sa fin, climax où elle s’achève dans la satisfaction subjective. Périssant dans son achèvement, l’entité nouvelle vient alors s’intégrer à la multiplicité du monde et y ajouter la nouvelle – mais déjà passée – unification qu’elle enveloppait dans sa perspective privée. La transition fait ainsi tomber l’entité actuelle accomplie dans le domaine public du continuum extensif où à la fois elle périt et s’immortalise objectivement dans de nouvelles préhensions. L’actualité immédiate de l’entité satisfaite détermine les conditions de son objectivation dans les actualisations en cours qui la relancent vers un futur encore indéterminé. Chaque présent actuel contient déjà virtuellement, mais réellement, son avenir, qui puisera en lui les conditions objectives de sa propre actualisation créatrice. D’après le principe whiteheadien de la relativité, il appartient ainsi à l’essence même de tout être de constituer un potentiel pour le devenir, et l’achèvement de chaque procès microscopique se relativise dans l’inachèvement constitutif du procès macroscopique auquel il s’intègre.


En y regardant de plus près, le rythme cosmique n’apparaît donc comme pulsé et binaire que pour les besoins de l’analyse qui découpe des temps dans l’unité organique du devenir. En réalité, chaque pulsation se trouve multipliée par les phases du procès qui se chevauchent. Comme un fleuve dans le fleuve, chaque entité actuelle répète au niveau microscopique de sa concrescence le procès macroscopique de l’univers en expansion. Constituée de phases subordonnées de sentir (réception, supplémentations esthétique et intellectuelle, satisfaction), la concrescence est déjà en elle-même proprement rythmique, et chacune de ses phases subordonnées, en tant que préhension, est encore un rythme, de telle sorte que le procès créateur dans son ensemble est un rythme de rythmes, et même un rythme de rythmes de rythmes, etc. Le rythme n’est pas la répétition cyclique monotone d’une structure, il est au contraire la forme même de l’avancée créatrice : « Il ne faut pas chercher le rythme de la vie seulement dans le simple renouvellement cyclique. [30] » Ce qui définit le procès comme rythmique, ce n’est pas le retour périodique de la pulsation, mais la polyrythmie fondamentale qui conjugue les flux à des degrés échelonnés de microrythmie et introduit entre eux un perpétuel chevauchement. La forme typographique à deux vitesses du récit de Michaux, où le texte principal se trouve doublé par les notes marginales qui le répètent intensivement, en célérité ou en raccourci, imite artificiellement ce chevauchement que la mescaline amplifie à l’extrême [31]. De même, dans Mescalin Mix, Terry Riley utilise les procédés techniques de manipulation de bandes magnétiques pour recréer musicalement le rythme mescalinien : ralentis et accélérés, les rires découvrent d’abord des mélodies et des inflexions rythmiques cachées, jusqu’à ce que les vitesses et les lenteurs se superposent et se nouent les unes aux autres. Partout, la pulsation n’est elle-même que l’effet de la polyrythmie fondamentale d’où émerge toute individualité. Ce que Michaux a expérimenté, c’est précisément ce chevauchement rythmique des phases constitutives du procès universel, de la concrescence et de la transition, du périr perpétuel et de l’immortalité objective, de la répétition et de l’avancée créatrice. Regardant un bouquet de fleurs sous mescaline, Huxley avant lui avait déjà eu cette vision exacte du rythme cosmique :

Istigkeit – n’était-ce pas là le mot dont maître Eckhart aimait à se servir ? Le fait d’être. L’Être de la philosophie platonicienne, – sauf que Platon semble avoir commis l’erreur énorme et grotesque de séparer l’Être du devenir, et de l’identifier avec l’abstraction mathématique de l’Idée. Jamais il n’avait pu voir, le pauvre, un bouquet de fleurs brillant de leur propre lumière intérieure, et quasi frémissantes sous la pression de la signification dont elles étaient chargées ; jamais il n’avait pu percevoir que ce que signifiaient d’une façon aussi intense la rose, l’iris et l’œillet, ce n’était rien de plus, et rien de moins, que ce qu’ils étaient – une durée passagère qui était pourtant une vie éternelle, un périr perpétuel qui était en même temps un Être pur, un paquet de détails menus et uniques dans lesquels, par quelque paradoxe ineffable et pourtant évident en soi, se voyait la source divine de toute existence. [32]

Ce rythme différenciant de la répétition, Whitehead suggère de le penser comme un « swing ». La traduction de « swing » par « balancement » en atténue la signification positivement rythmique. Il serait sans doute préférable de franciser le terme anglais, comme on le fait quand on parle du rythme de jazz swing, contemporain de Process and Reality : « ça swingue ». Le swing échappe en effet à la carrure, à la règle binaire de la pulsation métronomique qui l’encadre, pour lier entre eux par un mouvement fluide les deux temps de la mesure [33]. La mesure se définit par l’alternance d’un temps fort et d’un temps faible. Or, le swing repose sur un usage systématique de la syncope. Une syncope se définit techniquement par l’accentuation du temps faible et par sa prolongation sur le temps fort ; elle se caractérise ainsi par un enjambement des temps constitutifs de la mesure. Dans le swing, le rythme est à cheval sur la mesure. Le swing installe ainsi une sorte de suspens entre le temps faible qu’il accentue et le temps fort suivant sur lequel il le fait « empiéter » ; il fait flotter un temps libre entre les temps fixes de la pulsation. C’est comme si la marche se reprenait à chaque nouveau pas, perpétuellement trébuchante. De même que le rythme, dans la syncope systématisée du swing, s’intercale dans le battement périodique de la mesure, de même, l’avancée créatrice de la Vie est en syncope sur la trame générale des lois statiques de la Nature et sur les cycles de concrescence. Le swing cosmique relie l’un à l’autre le public et le privé, l’objectif et le subjectif, entrelace la jouissance de l’instant à la fécondité universelle. L’univers en procès est un univers en syncope.

Notes

[1H. Michaux, L’Infini turbulent. Édition revue et augmentée, Paris, Éditions du Mercure de France, 1964, p. 75-76.

[2H. Michaux, Op. cit., p. 77 : « J’assiste au secret des secrets, mais sans pouvoir le percer. Je ne peux plus m’arrêter de suivre le mouvement à nul autre pareil et qui doit se retrouver partout, mathématique du secret du monde. »

[3H. Michaux, Connaissance par les gouffres, éd. revue et corrigée, Paris, Gallimard, 1967.

[4A. Artaud, Les Tarahumaras (1936), in Œuvres, Gallimard, Quarto, 2004, p. 751 sq. C. Castaneda, L’herbe du diable et la petite fumée (1968), Voir (1971), Le Voyage à Ixtlan (1972). Michaux évoque le culte mexicain du peyotl dans L’Infini turbulent, p. 205 sq. Mais, comme disent Deleuze et Guattari, Michaux pour sa part rejette toute dimension ethnologique, se débarrasse des rites et des civilisations « pour dresser des protocoles d’expérience admirables et minutieux, épurer la question d’une causalité de la drogue, la cerner au maximum, la séparer des délires et des hallucinations » (Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 346). En d’autres termes, l’expérimentation se purifie chez Michaux de tout folklore extrinsèque pour entrer dans un dispositif scientifique qui permet de tester ses potentialités propres.

[5H. Michaux, Connaissance par les gouffres, op. cit., p. 9.

[6H. Michaux, Connaissance par les gouffres, op. cit., p. 218 sq.

[7M. Foucault, « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », interview publiée dans The Advocate, n° 400, 7 août 1984 in Dits et écrits, tome II (1976-1988), Paris, Gallimard, 2001, p. 1557. Contrairement à ce que suggère ici Foucault, le « bon » ne se réduit certes pas au plaisir. Mais il suffit de retenir que Foucault a posé le problème de la drogue dans les termes d’une éthique intrinsèque, liée à ses potentialités propres.

[8H. Michaux, L’Infini turbulent, op. cit., p. 210, note.

[9A. N. Whitehead, Aventures d’idées, trad. fr. par J.-M. Breuvart et A. Parmentier, Paris, Cerf, 1993, p. 294.

[10W. James, The Varieties of Religious Experience. A Study in Human Nature (1902) – trad. fr. Les formes multiples de l’expérience religieuse, Exergue, 2001, p. 368. L’expérimentation par William James des effets du protoxyde d’azote date du siècle précédent : ses observations ont été d’abord consignées dans deux articles, “Subjective Effects of Nitrous Oxide”, Mind, vol. 7, 1882, puis “Consciousness under Nitrous Oxide”, Psychological Review, 5, 1898. James souligne que l’impulsion de cette expérience lui a été donnée par le pamphlet de Paul Benjamin Blood, “The Anaesthetic Revelation and the Gist of Philosophy”, datant de 1874. À la différence de James qui reproduit volontairement cette expérience pour l’observer, Blood a obtenu sa « révélation anesthésique » involontairement, chez le dentiste : “it was in the year 1860 that there came to me, through the necessary [medical] use of anaesthetics, a Revelation or insight of the immemorial mystery which among enlightened peoples still persists as the philosophical secret or problem of the world…” (Blood, Pluriverse, préface). Par leur ferveur mystique, ces textes constituent l’avant-garde de la tradition psychédélique.

[11A. N. Whitehead, Aventures d’idées, op. cit., p. 279 : « Il y a des événements externes, comme la transmission de la lumière ou les mouvements des corps matériels, qui sont les modes d’excitation normaux de percepts sensibles de types particuliers. Mais […] ces événements extérieurs ne sont que les modes normaux. L’usage habituel de drogues [a diet of drugs] fera aussi bien, quoique l’on ne puisse pas prédire de façon aussi précise quelle perception en résultera. Il n’y a donc aucun type d’événement extérieur qui soit nécessairement associé à un type précis de percept sensible. Il n’est presque aucun percept qui soit strictement normal. Les illusions grossières ne manquent pas, et il y a un certain élément d’illusion qui est presque universel. Un miroir ordinaire produit des percepts illusoires en presque tous les lieux où on le place. »

[12A. N. Whitehead, La Religion en gestation, trad. fr. par H. Vaillant, Louvain, Chromatika, 2008, p. 8.

[13Le monothéisme chrétien n’a pas tant réprimé l’enthousiasme narcotique des vieux cultes païens qu’il ne l’a infléchi dans un sens symbolique, nous habituant peu à peu à désolidariser la communion de la transe, gardant le calice sans l’ivresse, le sang du Christ sans la cruauté primitive. Un rite sans émotion collective, réduit à la représentation symbolique et à la commémoration du martyr, perd toute efficacité réelle. En ce sens, le christianisme prépare la déritualisation et la déspiritualisation de la drogue, libérant l’espace de son appropriation hygiéniste par la médecine.

[14M. Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 318. Dans son Histoire des amphétamines, Paris, PUF, 2009, Pascal Nouvel a appliqué à la drogue la grille d’analyse foucaldienne : en mettant en évidence la polyvalence tactique des amphétamines dans les différents usages que formalise la science, il a montré qu’elles pouvaient constituer un nouveau « paradigme du biopouvoir » (p. 279). Pascal Nouvel se concentre notamment sur la différence entre l’usage civil et l’usage militaire de la Dexédrine : « Puisque d’un côté on organise le savoir pour justifier l’interdiction des amphétamines pour les civils, il faut que le même savoir soit organisé différemment pour permettre que les mêmes substances soient autorisées pour les militaires. On introduit ainsi un double régime de justification qui, à chaque fois répond à des intérêts différents. […] Le système de la justification scientifique (en dépit de sa revendication d’universalité) ne fait pas disparaître les intérêts particularisés des nations. Comme ces intérêts diffèrent selon les populations qui sont concernées par l’usage du produit, la biopolitique se divise contre elle-même et établit en son sein des régimes différenciés qui recourent tous, cependant, à la même matrice de justification, celle de la science, en raison cette fois de son caractère d’objectivité » (p. 276). Cependant, il me semble que, contrairement à ce que dit Pascal Nouvel, il ne faut voir là aucun « paradoxe biopolitique », aucune « contradiction intrinsèque » (p. 276) dans l’exercice du biopouvoir. Il appartient à l’essence même du pouvoir de diffracter une même substance chimique en une pluralité d’usages politiquement différenciés, en diffractant un même savoir en une pluralité hétérogène d’applications légales. La méthode foucaldienne consiste à montrer comment ces usages multiples, apparemment contradictoires, se mettent à fonctionner ensemble, c’est-à-dire quel dispositif stratégique les rend compossibles.

[15Cf. F. Guattari, La Révolution moléculaire, Paris, Recherches, 1977, « Les drogues signifiantes », p. 341 : « Des études d’anthropologie et de linguistique démontreront peut-être un jour que loin d’appartenir à un monde marginal, de relever d’une culture particulière, la drogue a joué un rôle fondamental dans toutes les sociétés, dans toutes les aires culturelles et religieuses. On peut penser que c’est son usage, dès le paléolithique, qui a contribué à opérer le premier « décolage » du langage humain […]. Mais les drogues solitaires du capitalisme ne fonctionnent plus que rarement sur le mode collectif, qui était, par exemple, celui du chamanisme. C’est toute notre société qui est droguée, qui « durcit » ses drogues, qui les associe de plus en plus à un goût de la catastrophe, à une pulsion de fin du monde. Il n’y a plus rien à dire, plus rien à faire ! Il n’y a plus qu’à suivre le mouvement ! Le fascisme, le stalinisme, étaient des drogues collectives dures. La société de consommation miniaturise la course à la passivité et à la mort. Plus besoin de construire des camps d’extermination ; on les aménage en soi-même. »

[16M. Foucault, Dits et écrits, II, op. cit., p. 158 : « L’important, je crois, c’est que la vérité n’est pas hors pouvoir ni sans pouvoir (elle n’est pas, malgré un mythe dont il faudrait reprendre l’histoire et les fonctions, la récompense des esprits libres, l’enfant des longues solitudes, le privilège de ceux qui ont su s’affranchir). La vérité est de ce monde ; elle y est produite grâce à de multiples contraintes. Et elle y détient des effets réglés de pouvoir. Chaque société a son régime de vérité, sa « politique générale » de la vérité : c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de ceux qui ont charge de dire ce qui fonctionne comme vrai. »

[17G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, 22e série, « Porcelaine et volcan », p. 189.

[18H. Michaux, Misérable miracle. La mescaline, éd. rev. et aug., Paris, Gallimard, 1972, p. 128.

[19A. Watts, The Joyous Cosmology, New York, Pantheon books, 1962 – trad. fr. Joyeuse cosmologie. Aventures dans la chimie de la conscience, Paris, Fayard, 1971.

[20A. Huxley, Les Portes de la perception, Monaco, Ed. du Rocher, 1954, p. 24 sq. Dans Les deux sources, Paris, PUF, 1932, Bergson accorde à la suite de William James une valeur mystique à l’ivresse d’intoxication : « [Dionysos] ne fut pas d’abord le dieu du vin, mais il le devint sans peine, parce que l’ivresse où il mettait l’âme n’était pas sans ressemblance avec celle que le vin produit. On sait comment William James fut traité pour avoir qualifié de mystique, ou étudié comme tel, l’état consécutif à une inhalation de protoxyde d’azote. On voyait là de l’irréligion. Et l’on aurait eu raison, si le philosophe avait fait de la « révélation intérieure » un équivalent psychologique du protoxyde, lequel aurait alors été, comme disent les métaphysiciens, cause adéquate de l’effet produit. Mais l’intoxication ne devait être à ses yeux que l’occasion. L’état d’âme était là, préfiguré sans doute avec d’autres, et n’attendait qu’un signal pour se déclencher. Il eût pu être évoqué spirituellement, par un effort accompli sur le plan spirituel qui était le sien. Mais il pouvait aussi bien l’être matériellement, par une inhibition de ce qui l’inhibait, par la suppression d’un obstacle, et tel était l’effet tout négatif du toxique ; le psychologue s’adressait de préférence à celui-ci, qui lui permettait d’obtenir le résultat à volonté. » (p. 230-231)

[21Cf. E. Bergson, Matière et Mémoire, Paris, PUF, « Quadrige », p. 229 : « En définitive nous n’avons pas le choix : si notre croyance à un substrat plus ou moins homogène des qualités sensibles est fondée, ce ne peut être que par un acte qui nous ferait saisir ou deviner, dans la qualité même, quelque chose qui dépasse notre sensation, comme si cette sensation était grosse de détails soupçonnés et inaperçus. Son objectivité, c’est-à-dire ce qu’elle a de plus qu’elle ne donne, consistera précisément alors, comme nous le faisions pressentir, dans l’immense multiplicité des mouvements qu’elle exécute, en quelque sorte, à l’intérieur de sa chrysalide. Elle s’étale, immobile, en surface ; mais elle vit et vibre en profondeur. » (p. 229)

[22Cf. G .Deleuze, « Deux questions sur la drogue » (texte de 1978, in Deux régimes de fous, p. 138-141). Deleuze appelle « tournant » de la drogue cet échec interne à son agencement, cette catastrophe immanente qui détourne la drogue de sa propre causalité spécifique, la fait mal tourner, tourner dans un trou noir. « Les micro-perceptions sont recouvertes d’avance, suivant la drogue considérée, par des hallucinations, des délires, de fausses perceptions, des fantasmes, des bouffées paranoïaques. Artaud, Michaux, Burroughs, qui s’y connaissent, haïssaient ces « perceptions erronées », ces « sentiments mauvais », qui leur semblaient à la fois une trahison, et pourtant une conséquence inévitable » (p. 140).

[23En février 1935, Sartre, travaillant sur l’imaginaire, cherche à expérimenter la formation des images hallucinatoires. Il avait toujours eu une répugnance pour les crustacés : « Cette chair blanche n’est pas faite pour nous, on la vole à un autre univers. » Ce sont précisément des images obsessionnelles de ces bêtes qui le hanteront plusieurs semaines encore après l’expérience, dans un état dépressif traversé de violents retours d’acide, comme le rapporte Simone de Beauvoir : « sur ses côtés, par derrière lui grouillaient des crabes, des poulpes, des choses grimaçantes ». – Mais malgré l’obstacle de ces perceptions hallucinatoires, Sartre parvient à en extraire un percept, le « boursouflé » : « Je perçois un monde de boursouflures… C’est comme si l’on changeait brusquement la clé de ma perception et qu’on me fit percevoir en boursouflé, comme on joue un morceau en ut ou en si bémol… » (auto-observation rapportée par M. Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception, p. 392). Dans La Nausée, il faut lire la « vision » de la banquette du tramway à la lumière de cette expérience mescalinienne : « J’appuie ma main sur la banquette, mais je la retire précipitamment : ça existe. Cette chose sur quoi je suis assis, sur quoi j’appuyais ma main s’appelle une banquette. (…) Je murmure : c’est une banquette, un peu comme un exorcisme. Mais le mot reste sur mes lèvres : il refuse d’aller se poser sur la chose. Elle reste ce qu’elle est, avec sa peluche rouge, milliers de petites pattes rouges, en l’air, toutes raides, de petites pattes mortes. Cet énorme ventre tourné en l’air, sanglant, ballonné – boursouflé avec toutes ses pattes mortes, […] ce n’est pas une banquette » (La Nausée, Gallimard, 1938, p. 178-179). Si l’on fait l’hypothèse que l’ontologie de Sartre est née de l’expérience mescalinienne de 1935, c’est alors l’écœurement nauséeux et non l’extase qui livre l’Être. La cosmologie que Sartre tire de cette expérience n’est certes pas joyeuse : le monde comme En Soi, le monde boursouflé d’Être. Mais c’est une cosmologie.

[24H. Michaux, L’Infini turbulent, op. cit., p. 19 et p. 21-22. Il est remarquable que l’expérience hallucinogène ait pris une même forme tourbillonnaire chez différents expérimentateurs : cf. Alan Watts, Joyeuse cosmologie, op. cit., p. 80 : « J’appelle Eenie-Weenie ce noyau, ce point central du tourbillon, qui tente sans cesse de faire l’amour avec soi-même et qui ne peut jamais y arriver ». L’expérience hallucinogène dévoile ainsi un narcissisme cosmologique que Merleau-Ponty a dans ses derniers travaux cherché à schématiser sous la forme d’un « tourbillon spatialisant-temporalisant » immanent à ce qu’il appelle la « chair du monde » (Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 298). L’expérience mescalinienne n’est d’ailleurs pas la seule voie d’accès à ce Tourbillon. Parmi tous les arts, la musique a le privilège ontologique de figurer « des épures de l’Être, son flux et son reflux, sa croissance, ses éclatements, ses tourbillons » (L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 13-14). Merleau-Ponty a ainsi su formaliser une expérience fondamentale, mais son idéalisme phénoménologique lui interdit par principe de construire la cosmologie spéculative exigée par cette expérience. Il rabat le mouvement tourbillonnaire et la « danse des molécules » sur l’Être et sur la Terre. Comme Athikté, la danseuse de Paul Valéry, il semble que la pensée s’étourdisse dans le mouvement et cherche toujours à revenir à elle, à recouvrer ses esprits : « Allons, petite enfant, rouvrons les yeux. Comment te sens-tu maintenant ? – Je ne sens rien. Je ne suis pas morte. Et pourtant, je ne suis pas vivante ! – D’où reviens-tu ? – Asile, asile, ô mon asile, ô Tourbillon ! – J’étais en toi, ô mouvement, en dehors de toutes les choses… » (L’Âme et la Danse, Paris, Gallimard, 1945, p. 151). La cosmologie de Whitehead est un effort unique au XXe siècle pour se maintenir sur le plan d’immanence de ce Tourbillon.

[25A. Watts, Joyeuse cosmologie, op. cit., p. 120.

[26H. Michaux L’Infini turbulent, op. cit., p. 11-12.

[27A. N. Whitehead, Process and reality, Free Press, Corrected Edition, p. 18. Cf. aussi p. 68 pour la référence à William James, dans le cadre de sa discussion des paradoxes de Zénon. Whitehead cite ces phrases de James, extraites de Some Problems of Philosophy : “Either your experience is of no content, of no change, or it is of a perceptible amount of content or change. Your acquaintance with reality grows literally by buds or drops of perception”.

[28R. Ruyer, La Gnose de Princeton. Des savants à la recherche d’une religion, Paris, Fayard, 1974, p. 77.

[29A. Parmentier a insisté sur ce caractère rythmique dans La philosophie de Whitehead et le problème de Dieu, Paris, Beauchesnes, 1968, p. 281-282 : « Tel est le rythme vital de l’être pour Whitehead : assimilation (et donc synthèse créatrice : la concrescence) et mort du sujet pour une fécondité objective (qui constitue son immortalité dans le tout). »

[30A. N. Whitehead, La fonction de la raison et autres essais, Paris, Payot, 1969, p. 115.

[31H. Michaux, Misérable miracle. La mescaline, Monaco, Ed. du Rocher, 1956, p. 14-15 : « Dans ce livre la marge occupée plus par des raccourcis que par des titres, dit très insuffisamment les chevauchements, phénomène toujours présent dans la Mescaline, et sans lequel c’est comme si on parlait d’autre chose. »

[32A. Huxley, Les Portes de la perception, op. cit., p. 20. C’est moi qui souligne.

[33La récupération commerciale du jazz par l’Amérique blanche capitaliste, dans les années 1920, repose sur une rationalisation métrique du swing. On doit aux percussionnistes free de la fin des années 1960, comme Milford Graves et Sunny Murray, d’avoir rendu au swing sa sauvagerie polyrythmique essentielle, en le soustrayant résolument à la pulsation et au tempo régulier. Cf. D. Caux, Le silence, les couleurs du prisme & la mécanique du temps qui passe, Paris, Ed. de l’éclat, 2009, p. 275 : « Le swing sans tempo régulier peut paraître de prime abord un contresens, une formule détruisant son objet sitôt qu’énoncée. Pourtant, il convient de se rappeler que le critère rythmique du jazz n’a jamais été d’imposer un « quadrillage » métronomique du temps mais, au contraire, de contredire plus ou moins insidieusement le battement de base – soit avec les instruments mélodiques, soit avec la percussion même – afin de le faire « vivre » en alliant dialectiquement tension et détente, rigueur et liberté. L’originalité de Sunny Murray est d’avoir renversé le processus en proposant un jeu percussif totalement libéré de toute contrainte rigide, la structure s’établissant cette fois de l’intérieur, au gré de la sensibilité du musicien. »

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