M. ANTONIOLI, G. DREVON, L. GWIAZDZINSKI, V. KAUFMANN, L. PATTARONI, Manifeste pour une politique des rythmes, Lausanne, EPFL, 2021, 168 p.
Ce compte-rendu a déjà paru dans Espaces et sociétés, 2022/3-4 (n° 186-187), pp. 279-282.
Voici un nouvel ouvrage qui entreprend de travailler la notion de rythme. Manola Antonioli (philosophe) et Luc Gwiazdzinski (géographe), ainsi que Guillaume Drevon, Vincent Kaufmann et Luca Pattaroni (sociologues) se donnent pour ambition de démontrer la centralité et la pertinence de ce concept pour penser les évolutions du monde contemporain. Leur proposition s’inscrit dans la continuité d’un ensemble de travaux francophones antérieurs, tels ceux de Pierre Sauvanet et Jean-Jacques Wunenburger (1996), de Pascal Michon (2007) ou d’Yves Citton (2014) et consacre les apports désormais classiques de Gilles Deleuze et Félix Guattari sur la ritournelle (1980), d’Henri Lefebvre sur la rythmanalyse (1992) ou de Roland Barthes sur l’idiorrythmie (2002). Cet ouvrage fait suite à Saturations. Individus, collectifs, organisations et territoires à l’épreuve, première publication collective dirigée par les mêmes chercheurs, parue en 2019. Si l’exposé théorique sur la notion de rythme n’est pas en soi nouveau, la forme du manifeste introduit ici des pistes inédites : des propositions de méthode et d’application concrètes qui ouvrent sur le potentiel politique du phénomène rythmique.
Les auteurs construisent leur démonstration en quatre parties, qui sont ponctuées de photographies de la ville de Genève prises pendant une période de semi-confinement en 2020 par Christian Lutz. L’exposé commence par la présentation de ce qui est nommé « pathologies rythmiques » dans le texte. Reprenant diverses analyses, notamment celle d’Hartmut Rosa (2010), les auteurs reviennent sur les conséquences tant individuelles que collectives de la fragmentation, de la multiplication et de l’accélération des rythmes associés au développement capitaliste et proposent de mobiliser la notion de saturation, « intéressante car elle se présente comme un moment de seuil où se lit la perte d’un potentiel de changement et, plus fondamentalement, de liberté » (p. 40). Quatre types de pathologies rythmiques en découlent : la congestion (les flux augmentent et conduisent à un ralentissement ou à un blocage), l’étouffement (un encombrement plus spatial que temporel qui induit une réduction des « marges de manœuvre » [p. 44] et des possibilités d’appropriation), l’étourdissement (une saturation attentionnelle) et l’épuisement (les formes individuelles de burn-out notamment). Il s’agit bien, pour les auteurs, de décrire ces pathologies rythmiques pour en penser les résistances : « la reconquête de ce que l’on propose de nommer des puissances rythmiques est un enjeu politique d’émancipation et de constitution de formes du commun » (p. 39).
L’objet de la deuxième partie du livre, plus théorique, est de justifier l’intérêt de la notion de rythme qui doit être envisagé non comme une mesure temporelle, mais comme une manière spécifique de « fluer », permettant de considérer ensemble l’espace et le temps. Ici, les auteurs rappellent le caractère complexe, plastique et interdisciplinaire de ce concept. Pour qui connaît la littérature associée, rien de nouveau en cela, mais l’ambition du manifeste se donne à voir lorsqu’il déploie une approche politique du rythme, soulignant son caractère tant individuel que collectif et invitant à l’envisager à l’échelle des territoires. Compris ainsi, le rythme devient « un facteur d’individuation et de subjectivation, au niveau individuel comme au niveau collectif, et révèle ainsi sa portée profondément politique » (p. 67), il permet « une pensée processuelle et relationnelle du pouvoir » (p. 70).
Que peut-on, dès lors, opposer aux pathologies rythmiques ? La troisième partie cherche, du côté de la méthode analytique, des outils pertinents pour envisager de possibles résistances. L’étude des rythmes nécessite de dépasser des dichotomies tenaces en sciences sociales, ainsi que le soulignait Luca Pattaroni dans un écrit précédent (2016) : celles qui opposent le temps et l’espace, les échelles de l’individuel et du collectif, ou encore la lenteur et la vitesse. Or, les études existantes (budget-temps, mobilité) peinent à concilier les approches métrique et expérientielle des rythmes, autrement dit, à mêler les pratiques et les expériences, ce que l’on fait et comment on le vit. Il est facile, par exemple, de mesurer des cadences de déplacement, mais plus complexe d’envisager les états émotionnels qui leur sont associés (p. 118). Les auteurs soulignent ainsi la difficulté de ces approches à saisir le mouvant, le processuel, le changement d’état et esquissent une proposition méthodologique. Il s’agit de se munir des outils permettant de penser l’entrelacement des rythmes, les singularités rythmiques plus que les régularités. Les rythmes peuvent ainsi être définis par rapport à leur intensité (pics et creux) et leur cadence (allure, vitesse et complexité, la cadence peut être régulière ou non) ; et ces deux caractéristiques sont marquées par des inflexions : la périodicité (intervalle et unité de temps), les aléas (les ruptures dans les trames rythmiques, les accidents, les basculements émotionnels) et l’agencement (comment les épisodes se succèdent, s’organisent). Cette analyse, nommée rythmologie, doit porter tant sur les usages que sur les potentialités politiques, en d’autres termes, essayer de relier les dynamiques individuelles et les territoires.
La dernière partie de l’ouvrage appelle à la théorisation et à la mise en œuvre d’une « choréopolitique ». Il est à souligner que cette dernière se traduirait moins par un ralentissement généralisé, qui pourrait conduire à de potentielles tyrannies rythmiques, que par des alternances, incitant donc à « une pensée dynamique du commun » (p. 140). Sont ensuite introduits divers principes et leurs possibles applications. Premièrement, celui de l’idiorrythmie, ouvrant à une réappropriation individuelle et collective des temps et des milieux. Les politiques publiques sont ici à repenser : comment concilier les aspirations d’accélération et de ralentissement, penser des temps d’arrêt individuel, rediscuter les normes temporelles ? Deuxièmement, l’eurythmie qui entend favoriser des temps et des espaces partagés. Mais le lecteur est sensibilisé à la nécessité de ne pas réduire cette recherche de synchronisation à sa forme irénique, dans le sens où il s’agit d’éviter toute « tyrannie rythmique » (p. 142), mais plutôt d’articuler les rythmes de chacun en accordant une place aux potentielles discordances : « les chorégraphies qui nous intéressent sont celles qui accueillent les différences substantielles et les tensions » (p. 147). Troisièmement, l’enjeu de la transition, qui requiert une attention aux rythmes naturels, à l’exemple de la permaculture.
Dans un post-scriptum, les auteurs, rattrapés par l’actualité de la « crise sanitaire » de Covid-19, proposent une mise à l’épreuve de leur manifeste. La notion de rythme s’avère pertinente pour penser les effets de cette pandémie, ses rythmes de contamination, d’hospitalisation, de vaccination comme l’enjeu de la densité et de la proximité spatiale dus aux mesures sanitaires. Ils soulignent que toute « crise » est riche de potentialités. Ce Manifeste pour une politique des rythmes apparaît ainsi d’autant plus important que les pistes d’invention, concernant notamment les rythmes du travail et ceux de la ville, qui ont pu émerger face à cette crise, semblent bien vite oubliées.
Bibliographie
Antonioli Manola, Drevon Guillaume, Gwiazdzinski Luc, Kaufmann Vincent, Pattaroni Luca éd., 2019, Saturations. Individus, collectifs, organisations et territoires à l’épreuve, Grenoble, Elya.
Barthes Roland, 2002, Comment vivre ensemble : simulations romanesques de quelques espaces quotidiens, Paris, Le Seuil.
Citton Yves, 2014, Pour une écologie de l’attention, Paris, Le Seuil.
Deleuze Gilles, Guattari Félix, 1980, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit.
Lefebvre Henri, 1992, Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes, Paris, Syllepse.
Michon Pascal, 2007, Les rythmes du politique : démocratie et capitalisme mondialisé, Paris, Les Prairies ordinaires.
Pattaroni Luca, 2016, « La trame sociologique de l’espace » [en ligne], SociologieS, [doi : https://doi.org/10.4000/sociologies.5435].
Rosa Hartmut, 2010 [2005], Accélération : une critique sociale du temps, trad. Didier Renault, Paris, La Découverte.
Sauvanet Pierre, Wunenburger Jean-Jacques éd., 1996, Les rythmes. Lectures et théories. Paris, L’Harmattan.
