Contribution de la psychologie historique à l’histoire du sujet et de l’individu (2)

Pascal Michon
Article publié le 17 septembre 2011
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Contribution de la psychologie historique à l’histoire du sujet et de l’individu (2)  », Rhuthmos, 17 septembre 2011 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article403

Ce texte est la seconde partie d’un article qui commence ici.

 L’agent-auteur et l’agent-fonctionnaire en Grèce ancienne

L’article qu’écrit Vernant en 1975 en hommage à Benveniste présente un double intérêt : d’une part, il apporte quelques précisions concernant l’agent en Grèce ancienne ; de l’autre, il montre comment Vernant lit Benveniste à cette époque et ce qu’il retire de son travail
 [1]. Afin de donner au lecteur tous les éléments nécessaires à une juste compréhension à la fois des qualités et, nous le verrons dans un prochain article, des limites assez flagrantes de cette lecture, je vais citer le texte abondamment, ce dont le lecteur voudra bien m’excuser.


Pour Vernant, le texte de Benveniste Noms d’agent et noms d’action en indo-européen [2], confirme les conclusions auxquelles il est lui-même arrivé en étudiant le statut de l’agent dans la religion, la technique et la tragédie grecques. La philologie reconnaît, elle aussi, l’absence de noyau intime dans la catégorie grecque de l’agent, toujours définie par une fonction plus large que l’individu qui en est le porteur ou par des actes qui lui sont extérieurs : « Ces données convergentes soulignent que ce n’est pas la catégorie de l’agent qui apparaît dessinée chez les Grecs, mais celle de l’action, sous les deux formes différentes que Benveniste a reconnues au niveau de la langue : soit type d’activité, sphère fonctionnelle, soit acte effectué, posé comme un objet. Les aspects de l’agent en tant que tel, comme source et origine de ses actes, ne sont pas dégagés ; ou bien l’agent est immergé dans la fonction qu’il assume ; ou bien, il se voit attribuer un acte posé en dehors de lui comme un objet. » (p. 92)


Benveniste, rappelle Vernant, a mis le doigt sur un problème inaperçu. Dans les anciennes langues indo-européennes, comme le védique, l’avestique, le grec et même le gotique et le celte, les noms d’agent et les noms d’action se répartissent très régulièrement selon deux séries qui se distinguent par leur suffixe : *-tor / *-ter ; *-ti- / *-tu-. Or, les comparatistes s’estiment fondés à ramener ces deux séries à une seule, qui répondrait à une notion « simple » de l’agent. Mais leur existence même montre, au contraire, que cette notion possédait, probablement déjà en indo-européen en tout cas dans les langues anciennes, deux valeurs différentes et, par certains aspects, opposées.


Voici comment Vernant résume les conclusions de Benveniste concernant le cas grec, le seul qu’il prend en compte : « Dans le cas des noms d’agent en -τήρ, l’agent se trouve immergé dans son action, laquelle est conçue comme une fonction ; l’agent se confond avec l’activité à laquelle il est voué et où, par destination, aptitude ou nécessité, il se trouve comme enfermé ; -τήρ tend donc à abolir l’individualité de l’agent dans la fonction qui l’absorbe. Dans le cas des noms d’agent en -τωρ, l’agent possède sous forme d’une qualité qui lui appartiendrait, l’acte vu comme déjà accompli, entièrement effectué ; le nom en -τωρ transforme la performance d’un acte, unique ou répété, en prédicat personnel rattaché à l’agent comme son avoir, sa propriété. » (p. 88-89) Et Vernant de continuer, à propos cette fois de la série des noms d’action : « De la même façon, dans les noms d’action en -τύς, l’action est vue subjectivement (la tension comme action de tendre) et elle apparaît du même coup comme accomplissant fonctionnellement le sujet. Dans les noms d’action en -σις, elle est vue objectivement (la tension comme état de ce qui est tendu), et elle apparaît par conséquent comme réalisée en acte hors du sujet. » (p. 89)


Ainsi, conclut Vernant, les couples agent fonctionnaire/agent-auteur et activité fonctionnelle/action réalisée se font-ils face de manière totalement symétrique : « La double structure de l’action est ainsi entièrement symétrique de la double structure de l’agent. Le nom d’action, comme activité fonctionnelle en -τύς, est corrélatif du nom d’agent, comme “fonctionnaire” en -τήρ. Le nom d’action, comme réalisé, en -σις, est corrélatif du nom de l’auteur, en -τωρ, défini par rapport à cet acte qui est projeté hors de lui et qu’il transcende. » (p. 89)


Il y a donc dans les langues indo-européennes deux conceptions rigoureusement complémentaires de l’agent et de l’action, qui renvoient comme à deux mondes parallèles : « Sur deux lignes sémantiques parallèles se développent, avec les noms en –τήρ et -τύς, ce que Benveniste appelle “le monde de l’être”, gouverné par une nécessité interne et où l’action dessine l’aptitude de l’agent, lequel “s’abolit dans la fonction qu’il a pour mission d’accomplir” ; avec les noms en -τωρ et -σις, “le monde de la réalité” qui se rapporte au procès objectivement réalisé, à des données de fait, “où les choses existent comme accomplissements autonomes et où l’agent est lui-même objectivé comme possesseur de son acte”. » (p. 89)


À la suite de ce résumé, Vernant rappelle les principaux résultats de ses propres études concernant l’agent en Grèce ancienne, en soulignant leur caractère concordant avec celles de Benveniste : « Les faits religieux nous ont paru présenter une configuration analogue. La puissance des agents surnaturels s’exprime tantôt par la fonction à laquelle il président, le dieu ou le héros se trouvant en quelque sorte inclus tout entier dans sa sphère d’activité (dieux et héros de type “fonctionnel”) ; tantôt cette puissance se traduit par un acte exemplaire, un exploit réalisé, qui a valeur en lui-même et qui se trouve rapporté à l’agent surnaturel comme un de ses attributs, une de ses appartenances. Fonctionnaires voués à un type d’activité ou personnages singuliers se prévalant d’un haut fait, une fois pour toute accompli et extérieur à eux, ni les dieux ni les héros grecs n’apparaissent, dans leurs relations à leurs actes, comme des centres de décision, des agents responsables, intérieurement engagés dans ce qu’ils font. » (p. 90)


Comme on l’a vu plus haut, dans le monde semi-humain des héros, ce n’est pas l’agent-auteur qui produit les actions mais celles-ci qui produisent celui-là : « L’exploit est en quelque sorte indépendant de celui qui le réalise ; ce qui caractérise l’acte héroïque, c’est sa gratuité. La source et l’origine de l’action ne se trouvent pas dans le héros, mais hors de lui. […] La geste héroïque ne dit pas l’individu agent, producteur de ses actes ; elle définit des types d’exploit, des actes modèles qui, dans ce “monde de réalité” évoqué par Benveniste, existent en eux-mêmes comme des “accomplissements autonomes” » (p. 90)


De même, dans le monde divin, ce n’est pas l’agent-fonctionnaire qui fait les actions, mais sa fonction qui les lui fait faire dans la limite que lui imposent les autres fonctions divines : « En face, “dans le monde de l’être”, l’agent divin, lorsqu’il exerce sa fonction, n’est pas davantage posé dans sa relation à son activité comme la produisant, la contrôlant, la maîtrisant ; il se dissout en elle. La sphère d’activité d’un dieu n’a pas dans sa personne singulière son principe et sa raison suffisante ; ce qui la fonde et la délimite, c’est tout le jeu équilibré des autres puissances fonctionnelles qui composent avec lui l’univers divin et dont il faut, conformément à un ordre de “nécessité interne”, respecter les attributions, les emplois, les domaines. » (p. 90)


Vernant répète ensuite la démonstration à propos de la notion de « faire » technique. Là encore, il retrouve des conclusions analogues à celles de Benveniste : « La même structure polaire se retrouve dans la configuration des activités fabricatrices, relevant du “faire” technique, du ποιεῖν. Mais, dans ce cas, peut-être aperçoit-on plus clairement la portée du constant parallélisme entre les deux formes de l’agent et les deux formes de l’action. Si la symétrie est entière, c’est qu’en fait l’agent n’est pas exprimé ni pensé per se, comme sujet de l’agir ; il est vu toujours par rapport et sur le modèle de l’action puisque, sur le plan de l’être, il s’identifie à l’activité fonctionnelle à laquelle il est voué et que, sur le plan de la réalité, il est posé lui-même, face à l’acte accompli qu’il possède comme un objet, une chose, un donné. » (p. 91)


On retrouve au niveau du faire technique, une domination analogue de l’agent artisan par la fonction qu’il remplit : « Si on examine le modèle grec de l’activité démiurgique, on constate que ce n’est pas l’artisan qui “agit” lorsqu’il fabrique un objet. Ce qui opère à travers lui et comme indépendamment de lui, ce qui possède donc l’efficacité poétique, τὸ ποιητιϰόν, c’est la capacité fonctionnelle inhérente à un métier, le savoir-faire professionnel, la technè. L’activité, vue dans son aspect fonctionnel, est supérieure à l’agent, première par rapport à lui. Quand elle s’exerce, elle englobe ou traverse l’agent, au lieu d’émaner de lui. » (p. 91)


De même, l’agent artisan apparaît-il séparé de « ses » actes qui sont vus comme toujours déjà réalisés et non pas en cours de génération : « À l’autre pôle de la dichotomie mise en lumière par Benveniste, l’acte, vu dans son aspect réalisé, n’est pas non plus intérieur à l’agent ni l’agent présent à son acte. L’acte, l’energeia, n’appartient pas à la série des opérations productrices développées par l’artisan au cours de son travail ; l’acte réside dans l’objet effectué, l’œuvre produite. Comme le dit Aristote, dans tous les cas où il y a production de quelque chose, l’acte est dans l’objet produit, l’action de bâtir par exemple dans ce qui est bâti, l’action de tisser dans ce qui est tissé. » (p. 92)


La conclusion de Vernant souligne de nouveau l’opposition et la complémentarité des catégories en cause : « Dans le contexte social et mental de la Grèce ancienne, nous trouvons bien, d’une part, des activités productives spécialisées, des savoir-faire fonctionnels : ce sont les technai ; nous trouvons aussi, d’autre part, les produits de ces activités. » (p. 92) Or, dans cette opposition-complémentarité, il manque la place du sujet-agent lui-même : « Ce qui, par contre, dans ce cadre, s’inscrit en creux, ce qui figure comme une absence, ce sont les “producteurs” et l’acte du “produire”, termes solidaires qui supposent que dans l’action l’accent est mis au départ sur l’agent et que, contrairement à toute la perspective grecque, dans le rapport de l’agent à l’action, la prééminence est accordée à l’agent. » (p. 92)


Aux yeux de Vernant, dans la mesure où les Grecs ont conçu le monde comme un cosmos de forces dynamiques dans lequel l’homme était entièrement intégré, ils n’ont pas conçu ce dernier comme un agent autonome, moralement et juridiquement entièrement responsable de ses actes. Ils ont donné un primat à l’action sur l’agent : « Nous serions tenté de dire en schématisant que les Anciens ont bien connu l’action, qu’ils ont réfléchi, en particulier théologiquement, sur ses formes, ses modalités, ses régimes divers (un panthéon est un système de classification des pouvoirs, des types d’activité), mais qu’ils n’ont pas connu l’agent au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme. » (p. 91) Plus loin, la même idée : « Ces données convergentes soulignent que ce n’est pas la catégorie de l’agent qui apparaît dessinée chez les Grecs, mais celle de l’action, sous les deux formes différentes que Benveniste a reconnues au niveau de la langue : soit type d’activité, sphère fonctionnelle, soit acte effectué, posé comme un objet. Les aspects de l’agent en tant que tel, comme source et origine de ses actes, ne sont pas dégagés ; ou bien l’agent est immergé dans la fonction qu’il assume ; ou bien il se voit attribuer un acte posé en dehors de lui comme un objet. » (p. 92)


Tout se passe donc comme si les Grecs avaient été de bons structuralistes ou tout au moins avaient vécu dans un monde structural bloquant toute émergence subjective.


Certes, pour Vernant, le sujet ne se dissout pas comme pour Derrida dans le jeu universel de renvoi des signes les uns aux autres ; l’effet anti-subjectif est lié à une configuration symbolique historique particulière, qui ne donne aucune place au sujet-agent autonome, centre de décision, moralement responsable. Grâce aux dernières pages de l’article, où il donne brièvement quelques indications sur les conditions nécessaires à l’apparition d’un tel sujet-agent, on mesure la distance qui sépare le structuralisme propre à Vernant des structuralismes, à la fois radicalisés et deshistorisés, qui fleurissent à son époque : « On s’interrogera d’abord sur certaines des conditions qui permettent une émergence de l’agent au sein des pratiques sociales, et plus spécialement sur celles qui touchent à l’organisation des structures temporelles de l’action. » (p. 92)


Selon lui, les deux conditions principales sont d’une part que « l’idéal de l’action » valorise non plus « la coïncidence complète de l’agent et de son acte, l’agent et l’acte s’identifiant dans un pur présent, toute distance temporelle, toute séparation entre eux abolie », mais le différement et la production d’effets futurs, la « maîtrise du sujet humain sur le déroulement temporel de ses actes, dont la chaîne doit former un ordre de succession irréversible, depuis le projet jusqu’à la réalisation, ordre qui assure, par l’articulation des moyens aux fins, une sorte de prise de l’agent sur le temps à venir. » (p. 93) De l’autre, rappelant son étude sur les « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque », il faut que le système politique et juridique change en donnant plus d’importance à l’engagement et à la responsabilité personnels dans les contrats, les délits et les crimes (p. 93).


En même temps, on ne peut se retenir de penser que la systématicité même de la démonstration de Vernant en dit au moins autant sur la méthode choisie que sur la réalité qu’elle est censée décrire. Quelque chose manque dans cette description du sujet en Grèce ancienne. Ce quelque chose se manifeste par un étrange chassé-croisé à l’égard de Benveniste qui jette un ombre sur l’usage que Vernant se pense en droit d’en faire. J’y reviendrai ailleurs.

 Figures de l’individu et du sujet en Grèce ancienne

En 1985, Vernant présente un exposé lors d’un colloque de Royaumont intitulé « Sur l’individu » dont l’objectif principal est de contester la conception dumontienne de l’histoire de l’individu [3]. Ses remarques portent exclusivement sur l’Antiquité, mais on sent bien qu’elles visent la conception globale proposée par Dumont [4]. De cette discussion, toujours menée dans les limites de la bienséance universitaire mais extrêmement ferme, je retiendrai ici les principaux arguments opposés aux thèses dumontiennes ; j’examinerai dans un prochain article la manière dont, à cette occasion, Vernant synthétise ses propres travaux concernant la personne en y faisant apparaître un tout nouveau venu : le sujet d’énonciation.


Rappelons, tout d’abord, que l’opposition de Vernant aux thèses de Dumont est ancienne. On la trouve déjà, à l’état embryonnaire, dans la discussion qui suit l’exposé de ce dernier lors du colloque de 1960. Elle s’est également manifestée dans sa leçon inaugurale au Collège de France d’une manière succincte mais qui n’en était pas moins précise : « Dernière opposition [entre la Grèce et l’Inde] : la place et le rôle de l’individuation. Dans l’Inde, de façon paradoxale, l’individu est à certains égards plus fortement dessiné, mais il l’est en creux, négativement, et dans la forme d’expérience religieuse propre au renonçant : pour être, l’individu doit avoir coupé tous les liens de solidarité qui le constituaient auparavant en l’attachant aux autres, à la société, au monde, à ses propres actes par le désir. L’affirmation de l’individu s’opère sur un plan et selon des modalités tels que la plénitude du soi se définit aussi bien comme sa complète vacuité, le rejet de tout ce qui constitue la singularité du sujet dans ses relations avec le monde. [5] » En Grèce, fait remarquer Vernant, la situation est tout autre : « Le sacrifiant, en tant que tel, reste fortement inclus dans les divers groupes domestiques, civils, politiques au nom desquels il sacrifie. Cette intégration à la communauté, jusque dans l’activité religieuse, donne au progrès de l’individualisation une allure toute différente : ils se produisent dans ce cadre social où l’individu, lorsqu’il commence à émerger, apparaît, non comme renonçant, mais comme sujet de droit, agent politique, personne privée au sein de sa famille ou dans le cercle de ses amis. » (p. 26)


Dans ce nouvel article, Vernant commence par exposer rapidement les causes du litige. Des thèses de Dumont, il retient trois caractéristiques principales. Tout d’abord, le noyau dualiste : « Selon lui, quand apparaissent dans une société traditionnelle les premiers germes d’individualisme, ce serait toujours en opposition avec cette société et sous la forme de l’individu hors du monde. » (p. 212) Ensuite, l’historicisme : « Par étapes – et Louis Dumont, dans ses Essais sur l’individualisme, marque les jalons de ce chemin –, la vie mondaine sera peu à peu contaminée par l’élément extra-mondain qui va progressivement pénétrer et envahir tout le champ du social. » (p. 212) Enfin, le comparatisme abusif : « Cette conception […] Louis Dumont l’a élaborée en étudiant une civilisation particulière, celle de l’Inde ancienne […] mais, par la suite, il a étendu sa conception à toutes les sociétés, y compris celles de l’Occident, et en a fait une théorie générale de la naissance de l’individu et du développement de l’individualisme. » (p. 213)


L’objectif de son intervention – et l’on voit ici que l’enjeu dépasse à ses yeux largement un fait d’histoire locale – sera, dit-il, de tester « la validité de cette explication générale [...] en examinant comment les choses se présentent dans la Grèce archaïque et classique, la Grèce des cités, entre les VIIIe et IVe siècles avant notre ère. » (p. 213)


Les deux premiers arguments développés contre les thèses de Dumont sont d’ordre général et concernent l’absence en Grèce, d’une part, du personnage central chez Dumont du renonçant, de l’autre, des structures sociales hiérarchiques auxquelles il s’oppose.


Le polythéisme grec est une religion de type intra-mondain. Non seulement les dieux sont présents et agissent dans le monde, mais les actes cultuels visent à intégrer les fidèles à l’ordre cosmique et social auquel président les puissances divines. Par conséquent, « il n’y a pas de place, dans ce système, pour le personnage du renonçant » (p. 213). Ceux qui s’en rapprocheraient le plus, les « Orphiques » sont demeurés, pendant toute l’Antiquité, des marginaux qui ne se sont jamais opposés, par la constitution de sectes, à la religion officielle.


Par ailleurs, en Inde, la structure hiérarchique de la société, organisée en castes, détermine des formes d’individuation à la fois religieusement et socialement inégalitaires et limitées par leur intégration dans les différents groupes d’appartenance. Elle oblige donc les membres qui voudraient exister en tant qu’individus indépendants et égaux devant le divin à se séparer d’elle. Dans la société grecque, qui elle est établie, aussi bien religieusement que politiquement, sur des bases égalitaires – même s’il existe aussi des parties importantes de la population qui en sont exclues –, il est possible, et l’on pourrait même dire il est requis, d’être un individu à l’intérieur de la cité : « Tout citoyen, comme il est apte à faire la guerre, est qualifié, dès lors qu’il n’est pas entaché de souillure, pour accomplir le rituel du sacrifice, chez lui, dans sa maison, ou au nom d’un groupe plus large si son statut de magistrat l’y autorise. En ce sens, le citoyen de la pólis classique, plus qu’à l’homo hierarchicus de Dumont, s’apparente à l’homo aequalis. » (p. 214)


Et Vernant de citer un passage de sa leçon inaugurale au Collège de France, où il compare, nous l’avons vu, le rôle de l’individu dans le sacrifice indien et le sacrifice grec : « En Grèce, le sacrifiant, en tant que tel, reste fortement inclus dans les divers groupes domestiques, civils, politiques au nom desquels il sacrifie. Cette intégration à la communauté jusque dans l’activité religieuse donne aux progrès de l’individualisation une allure toute différente : ils se produisent dans le cadre social où l’individu, quand il commence à émerger, apparaît, non comme un renonçant, mais comme sujet de droit, agent politique, personne privée au sein de sa famille ou dans le cercle de ses amis. » (p. 214)


Vernant fait ensuite une mise au point conceptuelle très importante sur la notion d’individu, que j’analyserai plus bas car elle a partie liée avec le retour d’un point de vue langagier au sein de son travail, puis il passe à une suite de rappels historiques, parmi lesquels on reconnaît une bonne partie des conclusions de ses recherches précédentes.


Concernant le thème de l’individu – divisé ici en trois sous-thèmes : le singulier, le privé et l’individu engagé –, dans le monde archaïque, le héros se caractérise moins par son statut et ses titres dans le corps social que par « la singularité de son destin, le prestige exceptionnel de ses exploits, la conquête d’une gloire qui est bien sienne, la survie à travers les siècles de son renom dans la mémoire collective » (p. 217). Or, cette singularité peut amener le héros, c’est le cas d’Achille, à s’opposer ponctuellement à ses chefs et à son groupe, mais « cette distance ne fait pas de lui un renonçant, abandonnant la vie mondaine. Au contraire, en poussant à son extrême pointe la logique d’une vie humaine vouée à un idéal guerrier, il entraîne les valeurs mondaines, les pratiques sociales au-delà d’elles-mêmes. […] Il instaure une forme d’honneur et d’excellence qui dépassent l’honneur et l’excellence ordinaires. […] Cette solidité, cet éclat, cette majesté, c’est le corps social lui-même qui les reconnaît, les fait siens et leur assure, dans les institutions, honneur et permanence » (p. 217).


Il en est de même des mages inspirés, des hommes divins, comme Hermotime, Épiménide, Empédocle. Ceux-là sont aussi « des individus à part qui se démarquent du commun des mortels par leur genre de vie, leur régime, leurs pouvoirs exceptionnels. Ils pratiquent des exercices que je n’ose dire “spirituels” : maîtrise de la respiration – concentration du souffle animé pour le purifier, le détacher du corps, le libérer, l’envoyer en voyage dans l’au-delà –, remémoration des vies antérieures – sortie du cycle des réincarnations successives » (p. 218) Pourtant, souligne de nouveau Vernant, « ce ne sont pas des renonçants, même si dans leur sillage, prendra naissance un courant de pensée dont les adeptes se proposeront de fuir d’ici-bas » (p. 218). Ces personnages vont même jouer, dans des périodes de crise, nombreuses aux VIIe et VIe siècles, un rôle social déterminant, « comparable à celui de nomothètes, de législateurs comme Solon, pour purifier les communautés de leurs souillures, apaiser les séditions, arbitrer les conflits, promulguer des règlements institutionnels et religieux » (p. 218).


En ce qui concerne la sphère du privé, on la voit apparaître très tôt et se développer irrégulièrement tout au long de la période : « Dès les formes les plus archaïques de la cité, à la fin du VIIIe siècle et chez Homère déjà, se dessinent corrélativement, l’un dépendant de l’autre et s’articulant avec lui, les domaines de ce qui relève du commun, du public, et de ce qui relève du particulier, du propre : tò koinón et tò ídion. » (p. 218) Le commun est ce qui doit être partagé ; le privé ce qui n’a pas à l’être et ne concerne que chacun. Leurs frontières respectives varient bien sûr suivant les périodes et aussi les cités : Sparte laisse certainement moins d’espace privé à ses citoyens qu’Athènes. Mais dans l’ensemble, la vie domestique, l’éducation des enfants et les loisirs prennent une place de plus en plus importante dans la vie des individus, qui peuvent y mener leurs activités à leur gré et développer entre eux des relations affectives plus intimes.


Le sumpósion, en particulier, cet usage, répandu dès le VIe siècle, de se réunir chez soi après le repas, pour boire, converser, se divertir entre hommes, avec des amis et des courtisanes, chanter l’élégie sous le patronage de Dionysos, d’Aphrodite et d’Éros, marque « l’apparition dans la vie sociale d’un commerce interpersonnel plus libre et plus sélectif, où l’individualité de chacun est prise en compte et dont la finalité est de l’ordre du plaisir » (p. 219).


Ce développement de la sphère privée se traduit simultanément par une transformation des stèles funéraires. Celles-ci, jusqu’à la fin du VIe siècle, prolongent l’idéologie de l’individu héroïque dans sa singularité et portent simplement le nom du défunt, une inscription s’adressant indistinctement à tous les passants et une image ou un koûros funéraire représentant le mort dans sa beauté juvénile. À partir du dernier quart du Ve siècle, à côté et en dehors des funérailles publiques qui sont toujours célébrées en l’honneur de ceux qui sont tombés pour la patrie, « l’usage s’établit de tombes familiales ; les stèles funéraires associent désormais morts et vivants de la maisonnée ; les épitaphes célèbrent les sentiments personnels d’affection, de regret, d’estime entre mari et femme, parents et enfants » (p. 220).


Vernant ne le précise pas, tant la chose est évidente, mais dans aucun de ces cas, le développement personnel qui est lié à ces transformations n’implique un renoncement ou une quelconque rupture avec le monde.


Dernier point concernant l’individuation : l’individu engagé. Celui-ci élargit son espace d’intervention au sein de deux sortes d’institutions : les institutions religieuses et le droit.


En ce qui concerne les premières, Vernant rappelle son analyse du fonctionnement des cultes à mystères, comme celui d’Éleusis. Certes, ces cultes sont sous le patronage officiel de la cité, mais ils comportent tout un ensemble d’aspects qui valorisent l’individu. Ils neutralisent les distinctions sociales : ils sont ouverts à quiconque parle grec, étranger comme Athénien, femme ou homme, esclave ou libre. La participation aux cérémonies jusqu’à l’initiation complète repose sur une décision individuelle et non sur un statut ou une fonction sociale. Enfin, l’effet religieux recherché concerne l’initié individuellement : ce qu’il ou elle attend de son intronisation, c’est un sort meilleur, pour lui-même, dans l’au-delà.


Toutefois, ici comme précédemment, cette intronisation ne fait pas de l’individu un renonçant : « Les cérémonies terminées, la consécration obtenue, rien dans son costume, sa façon de vivre, sa pratique religieuse, son comportement social, ne distingue l’initié de ce qu’il était avant, ni de celui qui ne l’est pas. » (p. 220) Il a juste gagné « une sorte d’assurance intime, il est religieusement modifié au-dedans de lui par la familiarité qu’il a acquise avec les deux déesses. Il demeure socialement inchangé, identique. La promotion individuelle de l’initié aux mystères n’en fait à aucun moment un individu hors du monde, détaché de la vie ici-bas et des liens civiques » (p. 220).


Une seconde institution religieuse, qui n’est pas sans liens avec la sphère privée dont il a déjà été question plus haut, va dans le même sens – qui n’a rien à voir avec un renoncement à la société bien au contraire. À partir du Ve siècle, on voit en effet se créer des groupements, dont un individu a pris l’initiative, qu’il a fondés et qui réunissent autour de lui, dans un sanctuaire privé, consacré à une divinité, des adeptes désireux de célébrer entre soi un culte particulier. Ces fidèles sont appelés des sunousiastaí, des coassociés ; ils forment une petite communauté religieuse fermée, ayant plaisir à se retrouver dans la pratique d’une dévotion où chacun, pour participer, doit en avoir fait la demande et avoir été personnellement agréé par les autres membres du groupe : « En choisissant son dieu pour lui rendre une forme de dévotion singulière comme en étant lui-même choisi par la petite communauté des fidèles, l’individu fait son entrée dans l’organisation du culte, mais la place qu’il occupe ne le met pas hors du monde, ni hors société. » (p. 221)


Vernant rappelle finalement quelques faits juridiques saillants qui montrent un élargissement de la sphère d’action de l’individu et une accentuation de sa responsabilité individuelle. Il reprend à nouveau les travaux de Gernet sur le passage du prédroit au droit, de la vendetta, avec ses procédures collectives et magiques de compensation et d’arbitrage, aux tribunaux à travers l’institution desquels « c’est l’individu qui apparaît dès lors comme sujet de délit et objet de jugement » (p. 221). Le crime qui était vu comme míasma, souillure contagieuse et collective, est désormais considéré comme la faute d’une personne singulière, dont le degré variable de gravité correspondra à des tribunaux différents suivant que le crime était « justifié », qu’il a été commis « malgré soi », ou qu’il a été fait « de plein gré » et « de manière préméditée ».


Cette évolution juridique entraîne une transformation des conceptions morales car elle engage les notions de responsabilité, de culpabilité personnelle et de mérite, mais aussi psychologiques dans la mesure où elle pose le problème des conditions – contrainte, spontanéité ou projet délibéré –, qui ont présidé à la décision d’un individu, et aussi des motifs et mobiles de son acte.


Elle se reflète également, au moins en partie, dans la tragédie où sont mis en scène les conflits moraux nouveaux qu’a fait apparaître le heurt des traditions et des nouvelles manières de vivre liées à l’essor de la cité : « Ces problèmes trouveront un écho dans la tragédie attique du Ve siècle : un des traits qui caractérisent ce genre littéraire, c’est l’interrogation constante sur l’individu agent, le sujet humain face à son action, les rapports entre le héros du drame, dans sa singularité, et ce qu’il a fait, décidé, dont il porte le poids de responsabilité et qui pourtant le dépasse. » (p. 222)


Dernier argument juridique : l’apparition du testament. L’adoption entre vifs, qui visait traditionnellement à assurer le maintien de l’intégrité de l’oîkos, sans égards particuliers pour les volontés de l’individu concerné, est remplacée à partir du IIIe siècle, par un véritable testament permettant la libre transmission des biens, selon le bon vouloir, formulé par écrit, d’un sujet particulier, maître de sa décision pour tout ce qu’il possède : « Entre l’individu et sa richesse, qu’elle qu’en soit la forme, patrimoine et acquêts, meubles et immeubles, le lien est désormais direct et exclusif : à chaque être appartient en propre un avoir. » (p. 222)


S’il est possible de constater dans plusieurs sphères de l’existence un certain désengagement de l’individu, celui-ci ne se produit donc jamais sous la forme d’une rupture avec le ou les groupes sociaux. Il s’agit plutôt d’un assouplissement des normes d’action permis par un allongement et une multiplication des chaînes d’interaction.


Vernant termine son essai par une quatrième section, un peu plus longue que la précédente, intitulée : « IV. Le sujet » – section qu’il fait débuter d’une manière très originale par quelques considérations concernant la question de « l’emploi de la première personne dans les textes », sur lesquelles je reviendrai plus bas. Notons pour le moment qu’il y introduit une classification en partie nouvelle, distinguant clairement entre un pôle individuel composé de la singularité, du privé et du degré d’engagement, et un pôle subjectif comprenant, quant à lui, le sujet d’énonciation, le moi, l’âme et le soi.


En ce qui concerne le moi, Vernant commence par noter que « les Grecs archaïques et classiques ont [bien entendu] une expérience de leur moi, de leur personne, comme de leur corps, mais [que] cette expérience est autrement organisée que la nôtre » (p. 224). En effet, comme il l’a souvent dit, « le moi n’est ni délimité ni unifié : c’est un champ ouvert de forces multiples […] Cette expérience est orientée vers le dehors, non vers le dedans » (p. 224). D’une part, elle est dominée par les normes d’une culture de l’honneur et de l’extraversion : « L’individu se cherche et se trouve dans autrui, dans ces miroirs reflétant son image que sont pour lui chaque alter ego, parents, enfants, amis. » (p. 224) De l’autre, elle obéit à une culture où l’accompli et l’accomplissement priment sur l’intention, le déjà fait et le faire en acte sur le vouloir : « L’individu se projette aussi et s’objective dans ce qu’il accomplit effectivement, dans ce qu’il réalise : activités ou œuvres qui lui permettent de se saisir, non en puissance, mais en acte, enérgeia, et qui ne sont jamais dans sa conscience. » (p. 224-25)


Vernant rappelle alors qu’il n’y a pas en Grèce d’introspection et que « le sujet ne constitue pas un monde intérieur clos, dans lequel il doit pénétrer pour se retrouver ou plutôt se découvrir. Le sujet est extraverti. De même que l’œil ne se voit pas lui-même, l’individu pour s’appréhender regarde vers l’ailleurs, au-dehors. Sa conscience de soi n’est pas réflexive, repli sur soi, enfermement intérieur, face à face avec sa propre personne : elle est existentielle. L’existence est première par rapport à la conscience d’exister. » (p. 225) En Grèce l’individu ne s’oppose pas au monde car il ne peut pas s’appuyer pour ce faire sur la certitude de soi que lui apporterait un retour sur lui-même : « Le monde de l’individu n’a pas pris la forme d’une conscience de soi, d’un univers intérieur définissant, dans son originalité radicale, la personne de chacun. » (p. 226) D’une manière tout à fait remarquable qui montre une continuité théorique retrouvée, Vernant cite alors Groethuysen : « La conscience de soi est l’appréhension en soi d’un il, pas encore d’un je. » (p. 227 – citation tirée d’Anthropologie philosophique, p. 61)


Le thème de l’âme, la psukhḗ, possède, en ce qui le concerne, une histoire complexe, qui commence avec les mages déjà évoqués plus haut. Ceux-ci, rejetant l’idée traditionnelle d’un double du mort, fantôme sans force, ombre inconsistante évanouie dans l’Hadès, « s’efforcent, par leurs pratiques de concentration et d’épuration du souffle, de rassembler l’âme éparse dans toutes les parties du corps pour qu’il devienne possible, dès lors qu’elle est isolée et unifiée, de la séparer du corps à volonté pour voyager dans l’au-delà » (p. 227). La conception platonicienne de l’âme comme pôle d’identité intérieur de la personne trouve son point de départ dans ces croyances et ces pratiques de sortie du corps, de fuite hors du monde, d’évasion vers le divin « dont la visée est une quête de salut par le renoncement à la vie terrestre » (p. 227).


Or, cette recherche d’une profondeur intérieure n’implique aucunement un détachement ou un renoncement au monde. Au contraire, dans la mesure où la psukhḗ est un daímōn, un être divin impersonnel, sans rapport avec le moi, qu’elle se définit en opposition radicale au corps et exclut par conséquent tout ce qui relève de particularités individuelles, « l’âme immortelle ne traduit pas chez l’homme sa psychologie singulière, mais plutôt l’aspiration du sujet individuel à se fondre dans le tout, à se réintégrer dans l’ordre cosmique général » (p. 228). Même chez Platon, où le thème prend une coloration plus individuelle, « cette ouverture en direction du psychologique s’effectue à travers des pratiques mentales engagées dans la cité et orientées vers ce monde-ci » (p. 228).


Reste le thème du soi, que Foucault a replacé sur le devant de la scène scientifique au début des années 1980 et que l’on pourrait définir comme ce qui est en jeu dans toutes les pratiques tournées vers soi qui ne sont pas des pratiques du moi – ces pratiques que Foucault appelle, quant à elles, « herméneutiques ».


Vernant l’aborde par les exercices de la mémoire. À la différence de ce qui se passe dans les pratiques lyriques ou historiques, les exercices mémoriels pratiqués par les mages ou les pythagoriciens mobilisent un soi en partie prisonnier du cycle des réincarnations, de caractère cosmique et sans temporalité propre : « Les exercices de mémoire des mages et des pythagoriciens ne visent pas à ressaisir le temps personnel, le temps fugace des souvenirs propres à chacun, comme les lyriques, ni établir un ordre du temps, comme le feront les historiens, mais à se remémorer, depuis le début, la série complète des vies antérieures pour joindre “la fin au commencement” et échapper au cycle des réincarnations. Cette mémoire est l’instrument qui permet de sortir du temps, non de le construire. » (p. 228) La personnalisation de la mémoire ne s’est produite que tardivement. Ce sont les sophistes qui ont transformé ces exercices en techniques utilitaires, et c’est Aristote qui, le premier, a rattaché la mémoire à la partie sensible de l’âme, et en a fait ainsi un élément propre au sujet et à sa psychologie.


Le second type de pratiques où se construit un nouveau type de soi concerne « toutes les conduites qui vont mettre en contact l’âme daímōn, l’âme divine, immortelle, supra-personnelle, avec les autres parties de l’âme, liées au corps, aux besoins, aux plaisirs : le thumós et l’epithumía. » (p. 229) Or, ces techniques sont tout sauf des techniques de coupure ou même de prise de distance par rapport au social. Toutes ces pratiques ont en effet pour objectif la maîtrise de soi et se développent suivant un schème politique qui calque la répartition du pouvoir au sein de la cité : « Il s’agit de soumettre l’inférieur au supérieur pour réaliser, au-dedans de soi, un état de liberté analogue à celui du citoyen dans la cité. Pour que l’homme soit maître de lui-même, il lui faut commander à cette partie désirante, passionnée, que les lyriques exaltaient et à laquelle ils s’abandonnaient. Par l’observation de soi, les exercices et les épreuves qu’on s’impose à soi-même, comme par l’exemple d’autrui, l’homme doit trouver les prises lui permettant de se dominer lui-même ainsi qu’il convient à un homme libre dont l’idéal est de n’être, en société, l’esclave de personne, ni d’autrui ni de soi. » (p. 229)


Une fois de plus, Vernant dénonce, à partir de ces exemples, la généralisation abusive par Dumont du modèle du renonçant. Certes, ces pratiques de soi provoquent l’émergence de nouvelles formes subjectives, mais ces formes ne se construisent pas, elles non plus, en opposition à la cité et à la société : « Cette pratique continue d’áskēsis morale, elle naît, elle se développe, elle n’a de sens que dans le cadre de la cité. Entraînement à la vertu et éducation civique vous préparant à la vie d’homme libre vont de pair. Comme l’écrit justement Michel Foucault, “l’áskēsis morale fait partie de la paideía de l’homme libre qui a un rôle à jouer dans la cité et par rapport aux autres ; elle n’a pas à utiliser de procédés distincts”. » (p. 229 – citation de L’Usage des plaisirs, p. 89) Même plus tard quand, dans les premiers siècles de notre ère, cette ascétique aura acquis une relative indépendance, quand les techniques d’écoute et de contrôle de soi, d’épreuves qu’on s’impose, d’examen de conscience, de remémoration de tous les faits de la journée vont tendre à former les procédures spécifiques d’un “souci de soi-même” qui débouche, non plus seulement sur la domination des appétits et des passions, mais sur la “jouissance de soi”, sans désir et sans trouble, « on n’[aura] pas quitté le monde ni la société » (p. 230) Et Vernant de citer, de nouveau, Foucault parlant de Marc Aurèle et de cette espèce d’anachorèse en soi-même à laquelle il se livre : « Cette activité consacrée à soi-même constitue, non pas un exercice de la solitude, mais une véritable pratique sociale. » (p. 230 – citation du Souci de soi, p. 87)


Vernant termine son exposé par quelques considérations, tirées des travaux de Peter Brown, concernant la mutation anthropologico-historique qui s’opère aux IIIe et IVe siècles de notre ère : « Un style inédit se fait jour dans la vie collective, les relations avec le divin, l’expérience de soi. » (p. 230) Quelque chose est en train de changer dans « la dimension intérieure des individus, [et] la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes » (p. 230).


Le premier apport de Brown concerne la disparition de l’égalitarisme antique – encore vivant à l’âge des Antonins (IIe siècle) – qui faisait les citoyens égaux entre eux et surtout les hommes égaux face aux dieux. Sans que s’établisse une véritable hiérarchie de la pureté, comme en Inde, on perçoit à parti du IIIe siècle une dynamique qui s’en rapproche sur certains points : « Les groupes humains tendent à déléguer à des individus exceptionnels, que leur genre de vie place en marge de l’ordinaire en les marquant comme d’un sceau divin, la fonction d’assurer le lien de la terre avec le ciel et d’exercer sur les hommes, à ce titre, un pouvoir non plus séculier, mais spirituel. » (p. 231)


Le nouveau faciès de la personne qui apparaît est marqué par un certain individualisme et surtout par un gonflement inédit de la vie intérieure vers laquelle se tournent tous les efforts : « Avec le surgissement du saint homme, de l’homme de Dieu, de l’ascète, de l’anachorète, un type d’individu fait son apparition qui ne s’est séparé du commun, désengagé du social que pour se mettre en quête de son véritable moi, un moi tendu entre l’ange gardien qui le prolonge vers le haut et les forces démoniaques qui marquent, vers le bas, les frontières inférieures de la personnalité. Recherche de Dieu et recherche du moi sont les deux dimensions d’une même épreuve solitaire. » (p. 231) Brown – que Foucault avait lu de près pour son cours sur l’« herméneutique du sujet » – parle à cet égard d’une « importance féroce » donnée à la conscience de soi, à une introspection implacable et prolongée, à l’examen vigilant, scrupuleux, soupçonneux des inclinations, du vouloir, du libre arbitre, pour scruter dans quelle mesure ils restent opaques ou sont devenus transparent à la présence divine. À travers cette attention incessante et ces exercices, ce n’est plus la maîtrise de soi, au sens ancien, qui est en jeu mais la découverte d’une profondeur intérieure, d’un moi, insondable et inquiétant, que rien ne semble pouvoir contrôler : « Une nouvelle forme de l’identité prend corps à ce moment : elle définit l’individu humain par ses pensées les plus intimes, ses imaginations secrètes, ses rêves nocturnes, ses pulsions pleines de péché, la présence constante, obsédante, dans son for intérieur, de toutes les formes de la tentation. » (p. 231)


Comme l’a montré Pierre Hadot, ce n’est qu’avec Augustin (354-430) que le christianisme trouvera la formule permettant d’opérer la synthèse entre ce développement inédit du moi fondé sur une certaine promotion de la volonté, et ses anciennes formes intérieurement beaucoup plus pauvres fondées, quant à elles, sur les assertions existentielle et cognitive : « Au lieu de dire : l’âme, Augustin affirme : je suis, je me connais, je me veux, ces trois actes s’impliquant mutuellement. » (p. 232 – citation de la contribution de hadot dans le colloque Problèmes de la personne, p. 123-134)


Vernant retrouve ici, une nouvelle fois, Groethuysen pour lequel, il n’est pas inutile de le rappeler, Augustin a combiné tous les motifs anthropologiques antiques – le sujet mobile du dialogue socratique, le sujet impersonnel des récits mythiques et le sujet sans profondeur de la biographie – au sein d’un sujet religieux inédit dominé par le motif du moi. Chez Augustin, le sujet s’instancie désormais au gré d’un dialogue entre Toi et Moi, dialogue au cours duquel la nostalgie insatiable qui le traverse ne l’oriente plus, comme dans les courants néo-platoniciens, vers les mondes parfaits et inaccessibles des sphères célestes, mais au contraire vers les péripéties souvent misérables de sa propre vie ici-bas : « Dans la philosophie gréco-romaine de la vie, l’homme cherchait à s’expliquer avec le monde. Mais celui-ci restait muet. À présent, en revanche, l’homme parle à Dieu, et Dieu parle à l’homme. Dans ce dialogue, l’homme peut dire : “Je” ; un homme nouveau se forme. Le Moi est conçu par rapport à un Toi. Il fallait ce rapport pour que l’homme arrivât à se saisir lui-même, à développer en lui la conscience du Moi, qui sera, par la suite, un des motifs fondamentaux dans le développement de l’anthropologie. [6] »


Pour finir, Vernant revient une dernière fois à sa critique de Dumont, reprenant un argument du reste déjà avancé par Peter Brown lui-même : « Là se trouve le point de départ de la personne et de l’individu modernes. Mais cette rupture avec le passé païen est aussi bien une continuité. Ces hommes n’étaient pas des renonçants. Dans leur quête de Dieu, de soi, de Dieu en soi, ils gardaient les yeux sur terre. En se prévalant d’un pouvoir céleste […] ils se trouvaient qualifiés pour accomplir ici-bas leur mission. » (p. 231) Rien, pas même la nouvelle forme chrétienne de la personne, n’a donc de rapport avec une forme quelconque de renoncement au monde et d’opposition au social : « Sens nouveau de la personne, donc, lié à un rapport différent, plus intime, de l’individu avec Dieu. Mais fuite hors du monde, certainement pas. […] L’homme d’Augustin, celui qui dans le dialogue avec Dieu peut dire je, s’est certes éloigné du citoyen de la cité classique, de l’homo aequalis de l’Antiquité païenne, mais sa distance est autrement grande, le fossé autrement profond, à l’égard du renonçant et de l’homo hierarchicus de la civilisation indienne. » (p. 232)

 Le soi et l’autre en Grèce ancienne

Les deux derniers textes écrits par Vernant concernant l’histoire de l’individu et du sujet sont l’avant-propos de L’individu, la mort, l’amour, publié en 1989, et l’introduction du collectif L’homme grec, publié pour la première fois en 1991. Dans ces deux textes, Vernant effectue une sorte de bilan – il a passé soixante-quinze ans – mais cela ne l’empêche pas, nous allons le voir, de chercher à ouvrir de nouvelles voies.


Comme déjà dans la nouvelle préface de 1985, qui précédait la réédition de Mythe et pensée chez les Grecs citée plus haut, il tient tout d’abord à souligner la continuité de ses préoccupations scientifiques actuelles avec celles les années 1950-60 : « J’avais dans l’introduction esquissé le tableau de ce que devait être, selon moi, une enquête systématique sur l’émergence, en Grèce, entre le VIIIe et le IVe siècle avant notre ère, sinon de la personne, du moins de certains traits qui la différencient de ce que nous appelons aujourd’hui le moi. [7] » Mais il note aussi l’infléchissement que celles-ci viennent de subir au cours de la décennie écoulée : « Un élément nouveau m’est apparu qui s’est imposé à moi au cours de mes recherches sur la figuration des dieux et la mémoire des morts. » (p. II)


Cet infléchissement est double et concerne deux aspects importants du programme de la psychologie historique.


D’une part, il se manifeste par l’introduction de la catégorie, manifestement d’origine foucaldienne, de soi  : « Ma réflexion sur l’expérience grecque d’un “soi-même” s’en est trouvée à la fois relancée et infléchie. » (p. II) La recherche visera désormais l’être-soi-même en Grèce ancienne, ce que Vernant explicite comme une recherche des faciès de l’identité et de la singularité : « Qu’est-ce, pour un Grec de l’Antiquité, qu’être soi-même, par rapport aux autres et à ses propres yeux ? En quoi consiste, dans le contexte de la civilisation hellénique, l’identité de chacun ? Quel en est le fondement et quelles formes emprunte-t-elle ? Comment se manifeste le caractère singulier des individus au cours de la vie et qu’en subsiste-t-il dans l’au-delà de la mort ? » (p. I)


De l’autre, cet infléchissement théorique implique une focalisation plus précise de l’observation. L’histoire de la personne, définie désormais sous les espèces du soi-même, ne se fera plus seulement en analysant les œuvres et les institutions à travers lesquelles la personne s’est à la fois objectivée et construite, mais en observant plus précisément les relations entre identité et altérité : « Dans une société de face à face, une culture de la honte et de l’honneur où la compétition pour la gloire laisse peu de place au sens du devoir et ignore celui du péché, l’existence de chacun est sans cesse placée sous le regard d’autrui. C’est dans l’œil de son vis-à-vis, dans le miroir qu’il nous présente que se construit l’image de soi. Il n’est pas de conscience de son identité sans cet autre qui vous reflète et s’oppose à vous, en vous faisant front. Soi-même et l’autre, identité et altérité vont de pair, se construisent réciproquement. » (p. II)


Vernant justifie, on le voit, ce changement méthodologique par la nature même de la société observée pour laquelle la question de l’altérité est déterminante. Mais la redéfinition de l’objet même de la recherche notée plus haut a probablement dû y jouer un rôle non négligeable : la promotion de la question du soi au sein de la personne entraîne en effet nécessairement une focalisation de l’observation sur les relations. Désormais, la question portera « sur la construction grecque de l’identité individuelle : comment faire un soi-même avec de l’autre ? » (p. III)


Parmi les très nombreuses relations d’altérité existant en Grèce ancienne – avec les bêtes, les esclaves, les Barbares, les enfants, les femmes... – Vernant en retient trois, pour leur caractère à la fois « extrême » et « significatif » : « La figure des dieux, la face de la mort, le visage de l’être aimé. » (p. II) Ces trois types d’affrontement à l’autre « marquent les frontières à l’intérieur desquelles s’inscrit l’individu humain, […] soulignent ses limitations tout en éveillant, par l’intensité des émotions qu’ils suscitent, son désir de les dépasser » (p. II).


Mais dans l’introduction de L’homme grec, Vernant élargit encore son point de vue qu’il présente sous la forme d’une classification systématique des rapports de soi au divin, à la nature, aux autres et à soi-même : « Recentrant cette fois autour de l’individu tout le réseau des fils qu’ils [les participants au volume] ont démêlés, je me demanderai quels sont, dans les rapports de l’homme grec avec le divin, avec la nature, avec les autres, avec lui-même, les quelques points forts qu’il faut retenir pour bien marquer la “différence” qui le caractérise dans ses formes d’agir, de penser, de sentir – je dirais volontiers dans son mode d’être au monde, à la société, à soi. [8] » Il présente cet élargissement comme le résultat ultime des travaux qu’il a menés depuis les années 1950 : « Le moment n’est-il pas venu, après quarante années de recherches, menées à la suite et en compagnie d’autres savants, sur ce que j’ai appelé l’histoire intérieure de l’homme grec, de m’aventurer à faire le point en risquant quelques conclusions générales ? » (p. 10)


Chez les Grecs, le divin est partout présent mais il n’en est pas moins radicalement séparé des hommes par la frontière infranchissable de la mort et de l’impossibilité de connaître l’avenir. Du coup, le Grec n’attend pas de lui une survie après la mort : « L’idée d’une immortalité individuelle devait paraître aux Athéniens du IVe siècle bien étrange et incongrue si l’on en juge par les précautions que Platon se sent obligé de prendre avant d’affirmer, dans le Phédon, par la bouche de Socrate, qu’il existe en chacun de nous une âme immortelle. » (p. 13) Même dans ce cas très marginal à l’époque, l’âme est conçue « comme une sorte de dieu, un daimôn  : loin de se confondre avec l’individu humain dans ce qui fait de lui un être singulier, elle s’apparente au divin dont elle est comme une parcelle momentanément égarée ici-bas. » (p. 13)


Mais Vernant ne se limite pas à répéter ce qu’il a si souvent affirmé. Un nouveau point de vue apparaît ici, participant, me semble-t-il, d’une ligne de pensée qui commence avec Burckhardt et va au moins jusqu’à Foucault. Le rapport des Grecs au divin les pousse à adopter ce que Dilthey identifiait comme une « vision du monde » fondée sur la catégorie de la valeur esthétique : « Les perfections dont les dieux sont dotés prolongeant dans la même ligne celles que manifestent l’ordre et la beauté du monde, l’harmonie heureuse d’une citée réglée selon la justice, l’élégance d’une vie conduite avec mesure et contrôle de soi, la piété de l’homme grec n’emprunte pas la voie du renoncement au monde, mais de son esthétisation. » (p. 13) À cet ordre et cette beauté du monde, à cette harmonie heureuse de la citée réglée et à cette élégance de la vie conduite avec mesure répond, sur le plan religieux, un ensemble de rituels qui constitue comme « la parure des jours » : « Dans le temps même où il accorde aux immortels la vénération qu’ils méritent, le rituel de la fête se présente, pour ceux qui sont voués à la mort, comme la parure des jours de leur vie, une parure qui, en leur conférant grâce, joie, accord mutuel, les illumine d’un éclat où rayonne un peu de la splendeur divine. » (p. 14)


L’homme s’acquitte des dettes qu’il a à l’égard de la divinité par l’observance scrupuleuse de rites traditionnels qui organisent ou rythment le flux de sa vie : « En établissant le contact avec les dieux et en les rendant en quelque façon présents au milieu des mortels, le culte introduit dans la vie des hommes une dimension nouvelle, faite de beauté, de gratuité, de communion heureuse. » (p. 14) Et cette mise en forme de la vie passe par des techniques où l’aspect esthétique, ou plus proprement artistique, est déterminant : « On célèbre les dieux par des processions, des chants, des danses, des chœurs, des jeux, des concours, des banquets où l’on consomme en commun la chair des animaux offerts en sacrifice. » (p. 14)


Dépassant le simple point de vue esthétique, Vernant entrevoit ici une poétique du social – social dont il perçoit clairement le caractère rythmique  : « Comme le dit Platon, pour devenir des hommes accomplis les enfants doivent dès leur premier âge apprendre “à vivre en jouant et jouant des jeux tels que les sacrifices, les chants, les danses” (Lois, 653d). » (p. 14) À l’instar de Mauss commentant le potlatch nord-américain, Vernant déchiffre dans les techniques rythmiques mobilisées par le sacrifice et tout ce qui l’entoure, le moyen par lequel se « satisfont les groupes et les personnes » : « C’est qu’à nous autres hommes, explique-t-il, “les dieux ont été donnés non seulement pour partager nos fêtes mais pour nous accorder un sens du rythme et de l’harmonie accompagnés de plaisir, par lequel ils nous mettent en branle en se faisant nos chorèges et en nous entrelaçant les uns aux autres par le chant et la danse” (Lois, 653d). Dans cet entrelacs qu’institue le rituel entre les célébrants, ce sont aussi les dieux qui se trouvent, par le jeu plaisant de la fête, associés et accordés aux hommes. » (p. 14)


Cette thématique rythmique et poétique sous-tend également la deuxième entrée de cette nouvelle classification : le rapport au monde. Pour les Grecs, « qu’elle fasse croître les plantes, se déplacer les êtres vivants, se mouvoir les astres sur leurs orbites célestes, la phusis est une puissance animée et vivante » (p. 17). Mais cette animation est également ordonnée d’une manière que l’on peut appeler esthétique mais qui est, là encore, avant tout affaire de rythme ou plutôt d’eurythmie : « Le monde est beau, comme un dieu. Dès la fin du VIe siècle, le terme qui servira à désigner l’univers dans son ensemble est celui de kosmos  ; dans les textes les plus anciens, il s’applique à ce qui, heureusement ordonné et réglé, a valeur de parure conférant à qui en est orné un surcroît de grâce et de beauté. » (p. 18)


Du coup, l’homme n’est pas conçu comme s’opposant à ce monde et se le représentant dans sa pensée mais comme participant à son flux organisé : « L’homme appartient au monde auquel il est apparenté et qu’il connaît par résonance ou connivence. L’être de l’homme, originellement, est un être au monde. […] Pour le Grec, le monde n’est pas cet univers extérieur chosifié, coupé de l’homme par l’infranchissable barrière qui sépare la matière de l’esprit, le physique du psychique. Avec l’univers animé auquel tout le rattache, l’homme est dans un rapport d’intime communauté. » (p. 19) Et ce n’est pas un hasard si Vernant achève cette section en citant une nouvelle fois Groethuysen : « Du sage antique, Bernard Groethuysen écrivait qu’il n’oublie jamais le monde, qu’il pense et agit par rapport au cosmos, qu’il fait partie du monde, qu’il est “cosmique” (B. Groethuysen, Anthropologie philosophique, Paris, Gallimard, 1952, p. 80). De l’individu grec, on peut dire que, de façon moins réfléchie et théorique, lui aussi est spontanément cosmique. » (p. 23)


Le rapport de soi à soi prolonge le rapport du soi au monde. Là encore, il ne s’agit pas d’une relation dualiste par laquelle le soi se prendrait pour objet d’observation : « La maxime de Delphes, “Connais-toi toi-même”, ne prône pas, comme nous aurions tendance à le supposer, un retour sur soi pour atteindre, par introspection et auto-analyse, un “je” caché, invisible à tout autre, et qui serait posé comme un pur acte de pensée ou comme le domaine secret de l’intimité personnelle […] Pour l’oracle, “Connais-toi toi-même” signifie : apprends tes limites, sache que tu es un homme mortel, n’essaie pas de t’égaler aux dieux. » (p. 23) L’âme est conçue par les Grecs du Ve siècle comme une entité qui prolonge en nous l’organisation fluante du cosmos : « Cette âme, qui est nous, ne traduit pas la singularité de notre être, son originalité foncière, mais […] à l’inverse, en tant que daimôn, elle est impersonnelle ou suprapersonnelle, […] elle est au-delà de nous, sa fonction n’étant pas d’assurer notre particularité d’être humain, mais de nous en libérer en nous intégrant à l’ordre cosmique et divin. » (p. 25)


Même pour le Socrate platonicien qui réinterprète la formule delphique en lui faisant dire : connais ce que tu es véritablement, ce qui en toi est toi-même, c’est-à-dire ton âme, ta psuchè, « il ne s’agit nullement d’inciter ses interlocuteurs à tourner leur regard vers l’intérieur d’eux-mêmes pour se découvrir au-dedans de leur moi » (p. 23). Nous ne pouvons pas nous connaître nous-même par réflexion et devons, au contraire, passer par le regard des autres : « Et l’âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit regarder une autre âme et dans cette âme la partie où réside la faculté propre à l’âme, l’intelligence, ou encore tel autre objet qui lui est semblable. » (Alcibiade, 133a-b) C’est en fait la valeur qui lui est reconnue par la société qui définit l’identité de l’individu : « Dans une société de face à face où, pour se faire reconnaître, il faut l’emporter sur ses rivaux dans une incessante compétition pour la gloire, chacun est placé sous le regard d’autrui, chacun existe par ce regard. On est ce que les autres voient de soi. L’identité d’un individu coïncide avec son évaluation sociale. » (p. 25)


Il est vrai qu’un espace nouveau apparaît durant cette période, espace dans lequel l’individu est moins exposé au regard d’autrui. Cet espace, on l’a déjà vu, est le privé : « En dehors de ces affaires communes, à côté du domaine public, il y a, dans le comportement personnel et dans les relations sociales, un espace privé où l’individu est maître du jeu. “Nous pratiquons la liberté”, proclame Périclès dans l’éloge d’Athènes que lui attribue Thucydide, “non seulement dans notre conduite politique, mais pour toute suspicion que nous pourrions avoir les uns à l’égard des autres en ce qui concerne les façons de vivre quotidiennes. Nous n’avons pas de colère envers notre prochain s’il agit suivant son bon plaisir et nous ne recourons pas à des vexations qui, même sans causer de dommages, peuvent apparaître blessantes. Malgré cette tolérance qui régit nos rapports privés, dans le domaine public la crainte nous retient avant tout de rien faire d’illégal”. » (p. 26)


Selon Vernant, cette sphère privée qui est en train de se distinguer de la sphère publique assure à l’individu grec « une place bien à lui » qui trouve « ses prolongements dans la vie intellectuelle et artistique où chacun affirme sa conviction de faire autrement et mieux que ses prédécesseurs et ses voisins, dans le droit criminel où chacun doit répondre de ses propres fautes en fonction du degré plus ou moins grand de sa culpabilité, dans le droit civil avec l’institution, par exemple, du testament, dans le champ religieux où ce sont les individus qui, dans la pratique du culte, s’adressent à la divinité. » (p. 26). Mais cette forme d’individuation ne doit pas être confondue avec les formes modernes qui accompagnent l’hyper-valorisation du privé que nous connaissons aujourd’hui : « Cet individu n’apparaît jamais ni comme incarnant des droits universels inaliénables, ni comme une personne, au sens moderne du terme, avec sa vie intérieure singulière, le monde secret de sa subjectivité, l’originalité foncière de son moi. » (p. 26) En Grèce ancienne, l’individuation reste déterminée avant tout par des normes collectives : « C’est une forme essentiellement sociale de l’individu marquée par le désir de s’illustrer, d’acquérir aux yeux de ses pairs, par son style de vie, ses mérites, ses largesses, ses exploits, assez de renom pour faire de son existence singulière le bien commun de toute la cité, voire de la Grèce entière. » (p. 27)


Vernant achève ce qui apparaît bien comme son testament par quelques remarques sur le rapport des Grecs à la mort, plus précisément à la mort de soi : « Aussi l’individu, quand il affronte le problème de sa mort, ne saurait-il miser sur l’espoir de survivre dans l’autre monde tel qu’il était vivant, dans sa singularité, sous forme d’une âme qui lui serait particulière et lui appartiendrait en propre, ou de son corps ressuscité. » (p. 26) Seul le renom et le maintien dans la mémoire du groupe offrent un espoir de survie : « Dans une civilisation de l’honneur où chacun, durant sa vie, s’identifie à ce que les autres voient et disent de lui, où l’on a d’autant plus d’être que plus grande est la gloire qui vous célèbre, on continuera d’exister si elle subsiste impérissable au lieu de disparaître dans l’anonymat de l’oubli. Pour l’homme grec, la non-mort signifie la présence permanente dans la mémoire sociale de celui qui a quitté la lumière du soleil. » (p. 27)


Or, c’est le langage, en particulier le langage poétique, qui, selon Vernant, à la fois assure la permanence éventuelle des identités à travers le temps et fixe les normes du partage entre celles qui sombreront dans l’oubli et celles qui seront non pas sauvées mais sauvegardées : « Sous les deux formes qu’elle a revêtues – remémoration continue par le chant des poètes indéfiniment répété de génération en génération, mémorial funéraire dressé pour toujours sur la tombe –, la mémoire collective fonctionne comme une institution assurant à certains individus le privilège de leur survie dans le statut de mort glorieux. Au lieu de l’âme immortelle, donc, la gloire impérissable et le regret de tous à jamais ; à la place du paradis réservé aux justes, l’assurance, pour qui a su la mériter, d’une pérennité établie au cœur même de l’existence sociale des vivants. » (p. 27)


*


Au terme de cette traversée de la psycho-histoire de la personne en Grèce ancienne élaborée par Vernant, je voudrais en souligner trois aspects qui nous concernent plus particulièrement ici : la force critique, la richesse analytique et le potentiel scientifique.


La force critique lorsque Vernant déconstruit point par point le modèle dumontien, dont il ne reste pas grand-chose, il faut bien le dire, à la fin de la discussion. Nous avons vu ailleurs les nombreux arguments qui peuvent lui être opposés d’un point de vue général englobant toute l’histoire de l’homme occidental ; Vernant nous en montre le caractère tout aussi irrecevable à partir d’une des sociétés et des périodes historiques les plus importantes pour le démarrage de cette histoire ; pas une des affirmations dumontiennes, qu’elles soient fondamentales ou de détail, ne tient à l’épreuve des faits historiques. Au-delà de Dumont, c’est tout le paradigme dualiste historiciste qui est définitivement disqualifié.


La richesse analytique est celle d’une recherche attentive à la multiplicité et à la spécificité des expériences d’individuation et – ce qui est nouveau – de subjectivation. Contrairement à l’anthropologie comparée, qui réduit toute l’histoire de l’homme occidental au désengagement plus ou moins progressif de l’individu, mais aussi à la sociologie historique, qui la voit comme doublant cette émancipation extérieure par un assujettissement intérieur toujours plus strict du moi, la psychologie historique l’observe dans son foisonnement anthropologico-historique. La personne, chez Meyerson, se diffractait déjà en une série d’instances : l’individu engagé, le singulier, le moi et l’agent  ; Vernant distingue, quant à lui, l’individu engagé, le singulier et le privé, qui constituent le pôle individuel, et le sujet d’énonciation, le moi, l’âme et le soi, constituant, de leur côté, le pôle subjectif. Cette complexification qui est aussi une clarification de la question est certainement l’une des contributions les plus remarquables de la psychologie historique.


Le potentiel scientifique est celui d’une pensée qui tient à la fois les deux bouts de l’anthropologie historique et applique fermement ses principes anti-dualistes. Si la psychologie historique multiplie les angles de vue et raffine les analyses, elle ne génère pas non plus une vision morcelée, juxtaposant des entités historiques, qui n’auraient rien à voir les unes avec les autres et qui apparaîtraient au fil d’une histoire dénuée de toute charpente éthique et politique. La psychologie historique est de ce point de vue aussi critique à l’égard des conceptions déconstructionnistes toujours plus nombreuses, qui ne sont en réalité que des historismes extrêmes, qu’elle l’est vis-à-vis de tous les historicismes.


Ce qui fait son originalité, on a commencé à s’en rendre compte mais nous le verrons en détail dans un autre article, c’est son rapport au langage. On se le rappelle, Elias garantissait la possibilité d’une connaissance des différentes formes anthropologiques qui se succèdent au fil de l’histoire par la permanence des cadres biologique et sociologique compétitifs au sein desquels elles évoluent. Or, s’il assurait la validité de la connaissance historique, ce moyen ne permettait en rien de déterminer un quelconque jugement éthique et politique. L’immense science éliasienne finissait en positivisme. Comme son maître Meyerson, Vernant renvoie, quant à lui, la possibilité de la connaissance anthropologico-historique au primat du langage. C’est parce que le langage est une activité commune à toutes ces formes, aussi différentes soient-elles, qu’une communication est possible entre elles et que non seulement elles nous restent compréhensibles mais que nous pouvons les faire nôtres à nouveau, profitant ainsi des puissances subjectives qu’elles contiennent. Du coup, l’éthique et le politique restent au cœur du travail historique et l’on comprend l’agacement dont témoigne la correction infligée à la conception, profondément réactionnaire, de l’histoire de l’homme occidental propagée par Dumont.


À SUIVRE... ICI

Notes

[1J.-P. Vernant, « Catégories de l’agent et de l’action en Grèce ancienne », J. Kristeva, J.-C. Milner, N. Ruwet (dir.), Langue, Discours, Société. Pour Émile Benveniste, Paris, Seuil, 1975, repris et cité ici dans J.-P. Vernant, Religions, histoires, raisons, Paris, Maspero, 1979.

[2E. Benveniste, Noms d’agent et noms d’action en Indo-européen, Paris, Adrien Maisonneuve, 1948.

[3Ce texte a d’abord été publié, quasiment sans notes, dans le recueil Sur l’individu, Paris, Le Seuil, 1987, p. 20-37. Il a ensuite été repris et complété, dans J.-P. Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, p. 211-232, ouvrage dont il constitue le chapitre conclusif. C’est à cette édition que je me réfère ici.

[4Rappelons que Dumont a lui aussi participé à ce colloque où il a présenté une intervention intitulée « Individualisme “apolitique” : la “Kultur” dans les Considérations de Thomas Mann », Sur l’individu, op. cit., p. 38-53. Et qu’il participait déjà au colloque de 1960.

[5J.-P. Vernant, « Religion grecque, religions antiques », Religions, histoires, raisons, op. cit., p. 26.

[6B. Groethuysen, Anthropologie philosophique (1931), Paris, Gallimard, 1953, p. 128. Voir à cet égard mes commentaires dans P. Michon, Éléments d’une histoire du sujet, op. cit., p. 169 sq.

[7J.-P. Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, op. cit., p. II.

[8J.-P. Vernant (dir.), L’homme grec, op. cit., p. 10.

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