Arythmie et capitalisme

Pascal Michon
Article publié le 23 octobre 2017
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Arythmie et capitalisme  », Rhuthmos, 23 octobre 2017 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article651

Extrait de P. Michon, Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 112-117.



À la fin de son grand livre Philosophie de l’argent (1900) [1], Simmel note, d’une manière assez proche de celle de Mauss, qu’au fur et à mesure de leur développement, les hommes se sont affranchis des rythmes qui les reliaient directement à la nature [2]. Se séparant des animaux, ils ont adopté une vie sexuelle totalement indépendante de la succession des saisons ; ils ont fait alterner de manière beaucoup plus irrégulière la veille et le sommeil ; et ils se sont petit à petit libérés de l’alternance des périodes d’abondance et de disette qui, après avoir été le lot normal de l’humanité pendant des siècles, a presque disparu de la surface du globe. Parallèlement, les hommes ont organisé rythmiquement des activités qui étaient au contraire jusque-là tout à fait irrégulières. Le travail, cité également par Mauss, mais aussi la nutrition, offrent deux exemples de ces rythmes purement humains qui se sont alors substitués aux rythmes naturels. Alors que les hommes mangeaient et travaillaient en fonction des occasions que leur présentaient leurs rencontres avec leurs sources de nourriture, ils ont commencé, probablement à partir du moment où ils ont maîtrisé l’agriculture, à diviser de manière très régulière la journée autour des temps de repas et à faire alterner, dans la journée mais aussi dans l’année, de plus en plus strictement les périodes de repos et de dépense énergétique [3]. Ainsi, après avoir constitué pendant des centaines de milliers d’années de simples reflets des cycles cosmiques, les rythmes sont devenus des créations humaines, fondamentalement sociales et historiques, séparant nettement la sphère anthropologique de la nature [4].


Simmel fait suivre ces premières remarques d’anthropologie générale par une analyse de l’évolution des rythmes dans les sociétés modernes. Or, comme Tarde, il note un affaiblissement ou un lissage des rythmes qui jusque-là organisaient le fonctionnement de la sociation et de l’individuation. En effet, si l’on ne s’arrête pas aux seuls exemples des sociétés archaïques, on s’aperçoit que les sociétés humaines, après avoir remplacé les rythmes naturels par des rythmes purement sociaux, ont eu tendance au cours d’une phase beaucoup plus récente à se libérer au moins de certains de ces rythmes et à adopter des temporalités plus souples et beaucoup moins contraignantes pour les individus. À l’époque où écrit Simmel, la régularité presque métronomique de l’alimentation et du travail, par exemple, qui vient d’atteindre son apogée avec la famille, l’usine et le bureau modernes, commence déjà dans quelques secteurs limités mais significatifs à s’estomper. Dans certaines couches sociales – il cite les milieux scientifiques, politiques, artistiques ou commerciaux, et généralement les couches les plus hautes de la société –, de plus en plus individus s’émancipent des rythmes collectifs. Chacun de ces individus se nourrit et travaille en fonction de ses nécessités propres sans suivre exactement les schémas cycliques qui s’imposent aux autres membres de la société. Chacun d’eux donne ainsi une forme particulière à sa temporalité. C’est pourquoi, si, comme le dit Mauss, le rythme a été jusqu’ici une constante de la sociation et de l’individuation, la modernité avancée est caractérisée par le lissage ou au moins l’individualisation d’une grande partie de ces formes rythmiques temporelles qui les organisaient jusque-là : « Les conditions générales de la vie se sont libérées du rythme ; elles sont plus planes et fournissent plus de liberté individuelle et de possibilités d’irrégularité » [5] .


Simmel donne plusieurs interprétations de cette évolution. Comme Tarde, à qui il doit manifestement beaucoup, il attribue tout d’abord la fluidification des rythmes d’interaction à laquelle on assiste en cette fin de XIXe siècle à la révolution technique des moyens de transports, de communication et d’information, qui ont tous pour effet de mettre les individus en connexion permanente et de les faire entrer dans une temporalité continue, sans haltes et ni repos. Et Simmel de citer « l’extension des moyens de transport qui sont passés de l’irrégularité des malles-postes aux connexions presque ininterrompues entre les villes les plus importantes ; le télégraphe et le téléphone qui rendent les communications possibles à toute heure ; l’amélioration de l’éclairage artificiel qui supprime de plus en plus la différence entre le jour et la nuit, et de facto, le rythme naturel de la vie ; la presse, qui, à tout moment nécessaire et sans lien avec l’alternance naturelle de repos et d’activité de la pensée, nous fournit des pensées et des stimuli nouveaux » (p. 488). Mais, fait remarquer Simmel, ces facteurs sont tous relativement récents et ils ne peuvent expliquer l’ensemble de la tendance à l’érosion des rythmes que l’on note en Occident au moins depuis le XVIe siècle. C’est pourquoi il ajoute à ces explications un facteur supplémentaire, dont Tarde ne dit rien, facteur dont l’influence est beaucoup plus ancienne et qui rattache la dérythmisation à l’évolution générale de l’économie capitaliste : la monnaie.


C’est la monnaie qui, historiquement, a été le premier vecteur de l’aplanissement des rythmes et de la mise en place d’une temporalité plus libre pour l’action individuelle. Pendant longtemps, la monnaie a connu la même forme périodique que les phénomènes sociaux évoqués plus haut. Elle était elle-même noyée dans un monde entièrement rythmé. Au Moyen Âge, par exemple, elle n’était disponible en grosse quantité qu’au moment des foires et dans certaines villes seulement. Puis, avec l’apparition du capitalisme à partir du XVIe siècle, elle s’est suffisamment généralisée pour offrir un moyen de paiement à la fois continu et universel. Or, en proposant un équivalent « liquide », objectif et disponible à tout moment, de la valeur des biens, la monnaie a commencé à détacher les hommes de tous les cycles et toutes les cadences auxquels ils étaient soumis. Elle a en effet permis aux interactions des individus, tout d’abord sur le plan économique, puis par osmose sur les autres plans de la vie, de se libérer de l’alternance des périodes pendant lesquelles ces interactions étaient intenses et de celles pendant lesquelles elles étaient au contraire faibles, voire absentes. Du coup, elle a permis aux individus d’agir suivant la temporalité irrégulière de leurs besoins propres : « La monnaie ne possède en elle-même aucune forme : elle ne contient pas la plus petite suggestion d’une pulsation du contenu de la vie ; elle s’offre toujours avec la même fraîcheur et la même efficacité ; grâce à ses effets à longue portée et à son pouvoir de réduction des choses à un seul et même critère de valeur, c’est-à-dire grâce à l’aplanissement des innombrables fluctuations, alternances mutuelles de proximité et de distance, d’oscillation et d’équilibre, elle ramène au même niveau ce qui autrement imposerait des écarts drastiques aux activités et aux expériences individuelles » (p. 495). La monnaie est ainsi à la source d’une nouvelle forme de vie fluide et dégagée des impératifs rythmiques collectifs. Grâce à ce nouveau médium, la vie peut être « construite d’occasion en occasion, par l’établissement à chaque moment des relations les plus favorables entre les exigences internes et les exigences correspondantes du monde extérieur, par une disponibilité constante pour expérimenter et agir combinée à un constant respect pour la vie autonome des choses […]. De cette manière, la calculabilité et l’équilibre assuré de la vie sont certes sacrifiés, ainsi que dans un sens restreint le style de vie. La vie n’est pas contrôlée par des idées dont l’application conduit toujours à une systématisation et à des rythmes stricts ; au contraire, la vie est formée à partir d’éléments individuels sans égard à la symétrie de l’ensemble, qui est perçue seulement comme une contrainte et non pas comme une attraction » (p. 494).


Bien avant les télécommunications et les systèmes de transports, qui sont aujourd’hui toujours cités comme les sources principales de la fluidification de la société, la monnaie est donc la première technique « médiatique » qui ait radicalement transformé les modes d’interactions. D’une certaine manière, elle est le modèle de tous les médias qui vont apparaître par la suite et ses caractéristiques sont communes à bien d’autres cas ; mais d’un autre côté, elle s’en distingue par le fait, signalé par Habermas, qu’elle organise l’interaction des individus en dehors de toute référence langagière [6]. Ainsi son observation nous révèle-t-elle un phénomène important pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui. On a souvent souligné, après Simmel lui-même, que les médias permettent d’allonger les chaînes d’interaction et de les détacher du face à face local. On a ainsi remarqué que la diffusion de la monnaie, la densification et l’accélération des réseaux de transport et de communication, ont créé un espace d’un type nouveau où tous les points sont à des distances de moins en moins importantes les uns des autres. Mais on a un peu simplifié ce qui était en jeu du point de vue temporel. De nombreux auteurs, suivant d’ailleurs en cela également une suggestion simmélienne, ont affirmé que le temps subissait lui aussi, du fait de la rapidité, voire de l’immédiateté des échanges, une contraction qui se traduisait par son accélération. Alors qu’on attendait quinze jours une lettre, le même laps de temps est aujourd’hui rempli d’une foule de messages télématiques qui viennent surpeupler notre temps intime en nous donnant cette impression d’accélération que nous connaissons bien. Cependant, ce phénomène temporel, de nature avant tout psychologique, n’est pas le seul et peut-être pas le plus important. Si le développement des médias accélère le temps intime, il aplanit surtout le temps de la société, il en adoucit les rythmes et extrait les interactions de l’ordre temporel binaire dans lequel elles étaient prises jusque-là.

Notes

[1G. Simmel, Philosophie des Geldes (1re éd. 1900, 2e éd. 1907), trad. fr. Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1987. Cité ici dans la trad. angl. London-New York, Routledge, 1990. Je remercie Patrick Watier pour m’avoir mis sur la piste de ce texte. À ma connaissance, la seule étude qui ait pris en considération ces pages de Simmel consacrées au rythme est celle de C. Leccardi, « Il tempo del imprevisto » dans Orrizonti del tempo Esperienza del tempo e mutamento sociale, Milano, FrancoAngeli, 1991, p. 71-83.

[2Cette idée fondamentale n’a pas toujours été comprise à sa juste valeur par les sociologues, car elle n’implique pas seulement une coupure avec les modèles cycliques naturels, mais également – et c’est le plus important – avec les modèles cycliques en général.

[3Elias a attribué cette rythmisation de la vie à la nécessité nouvelle d’une coordination plus stricte de l’activité des individus dans le cadre de la révolution agricole. N. Elias, Über die Zeit, Suhrkamp, 1987, trad. angl. Oxford-Cambridge, Blackwell, 1992, p. 49-50.

[4On ne saurait insister suffisamment sur l’originalité et l’intérêt de cette définition de l’humain qui rejoint là encore Mauss.

[5G. Simmel, Philosophie de l’argent, op. cit., p. 488.

[6J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1982.

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