Rythme et manière comme enjeux de lutte dans le capitalisme flex-réticulaire

Pascal Michon
Article publié le 6 septembre 2012
Pour citer cet article : Pascal Michon , « Rythme et manière comme enjeux de lutte dans le capitalisme flex-réticulaire  », Rhuthmos, 6 septembre 2012 [en ligne]. https://www.rhuthmos.eu/spip.php?article674

Cet entretien a paru pour la première fois dans Les contradictions du travail à l’ère du global, Saint-Denis, Synesthésie, 2008.



– Synesthésie : Comment situeriez-vous votre théorie du rythme dans la conjoncture académique actuelle caractérisée par une division accentuée du travail intellectuel ?


– Pascal Michon : Elle constitue un geste de combat. Nous vivons depuis une vingtaine d’année un repli catastrophique sur les disciplines. L’académisme fait rage dans les sciences humaines. Une grande partie des institutions de recherche et des départements universitaires est aux mains de « spécialistes » dont l’« expertise » interdit toute recherche critique. La division du savoir en champs et en sous-champs disciplinaires traduit sur le plan institutionnel une conception analytique et positiviste selon laquelle il suffirait d’empiler des prétendues « données » pour que les concepts, qui pourraient nous permettre d’en rendre compte, surgissent d’eux-mêmes. Elle reflète l’idée que le monde pourrait relever d’une maîtrise technique, objective, consensuelle, car bien distribuée entre des disciplines dont l’existence aurait une légitimité garantie par la nature des choses. Le repli disciplinaire actuel présuppose en fait une conception du monde où ni les concepts, ni les savoirs constitués n’auraient de rapport avec les luttes des hommes entre eux. Cette entreprise de dépolitisation de la connaissance n’est pas neutre. C’est pourquoi, je me suis permis dans Rythmes, pouvoir, mondialisation de dire que « l’empirisme est aujourd’hui l’idéologie de l’Empire ». Lutter contre, c’est lutter pour un autre monde.


– Synesthésie : De quelle période dateriez-vous l’émergence du capitalisme flexible ?


– P. M. : On peut clairement situer le remplacement du capitalisme industriel et bureaucratique par un nouveau capitalisme flex-réticulaire dans les années 1990. Cela dit, il y a eu, dans certains champs, des moments de bascule antérieurs. La génération qui a vécu la mondialisation très rapide qui a tout bouleversé, met l’accent sur les années 1990. Mais Fredric Jameson, par exemple, montre dans son livre Postmodernisme, qu’il y a déjà du « postmodernisme » chez Warhol dans les années 1960, ou même, chez le sociologue Daniel Bell, une décennie auparavant, lorsqu’il annonce une « fin des idéologies » provoquée par l’intensification du développement capitaliste dans l’après-guerre. De même, en étudiant Georges Friedmann, j’ai constaté que la transformation des formes du travail que l’on considère comme typique des années 1990, le travail par équipe, l’élargissement des tâches, la transformation de l’exercice du pouvoir dans les entreprises, tout cela avait déjà été envisagé dès les années 1950, parce que les méthodes de production du capitalisme fordiste commençaient, au moins dans certains secteurs de pointe, à s’essouffler. Il y a donc des chronologies multiples, parallèles et déphasées, même si le plus gros s’est produit dans les années 1990, à la faveur d’une succession plus serrée de moments de bascule.


– Synesthésie : La notion de « manière » à laquelle vous avez recours et que vous empruntez à Diderot nous a semblé pouvoir jouer un rôle important dans la façon dont les rythmes organisent les flux ?


– P. M. : Pourquoi ai-je recours à la notion de « manière » et plus précisément à la notion de « manière de fluer » ? C’est une nécessité dans la théorie du rythme que j’essaie de construire. Nous ne sommes plus dans un monde organisé en structures ou même en systèmes, ni d’ailleurs dans un immense océan sillonné de flux erratiques, où les individus ne seraient plus que de petits tourbillons éphémères. Ce que nous percevons comme flux est en réalité organisé par des rythmes (pris au sens large de manière de fluer) – et c’est, du reste, pourquoi les individus singuliers et collectifs continuent à exister. La question est ainsi de savoir distinguer à leur tour ces rythmes qui organisent l’individuation singulière et collective. Il est relativement facile d’identifier les techniques rythmiques qui déterminent les façons dont notre corps, notre langage et nos groupes sociaux fluent dans le temps. Mais ces techniques décident de la qualité de notre individuation singulière-collective. Il faut donc pousser le raisonnement un peu plus loin et comprendre ce qui fait que ces techniques rythmiques ont elles-mêmes des manières singulières d’exister. Comment donner un statut théorique à cette individuation « au carré » ? Si l’on utilise à ce propos le concept d’individuation le plus courant, c’est-à-dire comme production d’un singulier propriétaire de lui-même et distinct de tous les autres singuliers, on rentre dans deux difficultés : 1. On est vite obligé de renvoyer cette singularité à un processus de singularisation « au cube » et d’entrer ainsi dans une régression infinie. Ce qui nous contraint, pour éviter cette régression, à fixer un point d’arrêt en postulant un concept d’individu absolu. 2. On ne fait que déplacer d’un cran les difficultés que nous posent la théorie individualiste de l’individuation et l’on ne se donne aucun critère éthique et politique nous permettant de juger de la qualité actuelle des rythmes de l’individuation dans le capitalisme mondialisé. Pour éviter de poser un concept d’individu absolu et sortir de l’éthique et de la politique de l’individualisme libéral, j’ai recours au concept de « manière ». Il permet de faire justice de l’individuation des rythmes en les distinguant non pas en extériorité mais par leur qualité propre. On dit souvent que les XVIIe et XVIIIe siècles ont été dominés par le paradigme de l’individu possessif, pourtant il existe à la même époque une tradition concurrente, moins visible peut-être, qui pense l’individu en terme de « manière ». Dans la mesure où elle s’élabore à partir de l’expérience de la production et de l’échange artistiques, et non pas économiques, la manière permet de repenser de façon critique le concept d’individuation. Contrairement aux notions hobbesienne ou lockienne d’individu possessif, l’individu-manière n’est jamais replié sur lui-même. Il n’existe que dans son extraversion et dans sa relation avec le public qu’il fait naître et qui le fait naître. Son intensité ne s’exprime pas par un degré d’indépendance mais par une puissance d’engendrement de singularités et de collectivités nouvelles. Parmi toutes les façons de fluer, les bons rythmes sont donc ceux qui apportent aux individus singuliers et collectifs une véritable manière de le faire – au sens précisément de la manière d’un peintre.


– Synesthésie : La manière est donc un concept de méthodologie, d’éthique et de politique ? Or la manière c’est l’art...


– P. M. : Le concept de « manière » permet de définir l’individuation des processus d’individuation et de penser leur singularité. Mais il ne caractérise pas cette singularité comme un simple pli de l’être sur lui-même. Il est de ce point de vue très différent du concept de « style », qui prendra sa place au XIXe siècle, et qui est du côté de l’individuation bourgeoise et de sa réduction aux conditions économiques capitalistes – il est d’ailleurs dommage que Foucault l’ait utilisé sans précautions, vers la fin de sa vie, pour expliciter ce que pouvait être une éthique contemporaine du souci de soi. Il est aussi différent du concept de « ritournelle » chez Deleuze et Guattari qui constitue bien un concept d’individuation ouvert mais débouchant sur le chaos, sur la guerre entre les individus, ce que Deleuze et Guattari traduisent comme une guerre de territorialisation. Or, dans l’art ce n’est pas ce qui se passe. Dans l’art, on ne devient pas un individu en se dressant contre d’autres individus. Picasso ne supprime pas les Impressionnistes, Bacon ne rend pas Rembrandt obsolète, cela n’a pas de sens. On est bien dans une individuation mais pas une individuation par la territorialisation et la guerre. Ce type d’individuation ne peut donc pas être pensé sur le mode de l’éthologie. Les artistes sont dans des processus d’individuation qui passent forcément par les autres : soit parce qu’avant de devenir sujet de leur art, ils ont commencé par imiter des maîtres (voir le jeune Rimbaud qui fait du Victor Hugo ou le jeune Petrucciani qui joue comme Bill Evans) ; soit parce qu’ils ne se sont véritablement individués que lorsque leur œuvre est devenue suffisamment puissante pour permettre l’individuation d’autres individus singuliers et collectifs.


– Synesthésie : L’artiste producteur de rythmes pourrait être celui qui donnerait corps à une communauté ?


– P. M. : Je ne pense pas, pour ma part, qu’un ou une artiste, dont la position est le plus souvent assez marginale, puisse (re)rythmer à lui ou elle seul(e) la communauté dans laquelle il ou elle se trouve. Toutefois, il ou elle peut fournir à certains membres de cette communauté des critères pour juger de la qualité de son fonctionnement. Ce qu’apportent l’art et les artistes, ce sont bien sûr des nouvelles formes d’expériences qui restent offertes à tout individu qui veut bien s’y engager, mais ce sont aussi des appuis pour une critique collective de ce qui se passe dans des champs pratiques, qui précisément ne sont pas des champs artistiques.


– Synesthésie : En quoi l’art serait-il exemplaire ?


– P. M. : Les critères éthiques et politiques que l’on peut tirer de l’art restent à décrire. Ce travail n’a pas encore été fait parce que les philosophes ont la plupart du temps tenu le témoignage des artistes en suspicion et se sont contentés de raisonner de manière purement abstraite à partir de leur propre tradition. Parmi ces critères, j’en vois pourtant un qui est relativement facile à identifier : celui du « public ». Le public d’un artiste ou d’une œuvre est très différent de ce que l’on entend d’habitude par public, en particulier de ce que l’on entend dans nos démocraties libérales par « opinion publique ». Le public d’un artiste est un groupe qui se constitue dans la fréquentation de son œuvre. Ici, il faut prendre le mot œuvre dans son sens actif : l’œuvre œuvre, et constitue une puissance qui fait communauté. Grâce à sa manière, précisément, elle produit ou permet de produire du commun. Mais, premièrement, cette communauté n’a pas de maître et n’est soumise à aucun pouvoir, aucune transcendance. On est donc dans une configuration très rare – à ma connaissance jamais prise en compte, par la sociologie, la philosophie ou les sciences politiques – d’un groupe social tout à fait « moderne », où n’existe aucun pouvoir, aucune autorité et aucune souveraineté. Cela ne veut pas dire non plus qu’il y ait totale symétrie entre l’artiste et son public. Je n’ai pas la naïveté de croire que l’on deviendrait artiste chaque fois que l’on se frotte à une œuvre d’art. Il y a bien une dissymétrie de ce point de vue là. Mais ce qui importe, c’est que cette communauté soit sans pouvoir central. Deuxièmement, le public d’une œuvre reste totalement ouvert. Quels que soient votre statut social, votre sexe, votre « race », votre religion, votre nationalité, vos traditions et même la période dans laquelle vous vivez, vous serez toujours bienvenus dans cette communauté. Le public d’une œuvre d’art constitue un collectif ouvert par essence – beaucoup plus ouvert que ce que Popper appelait la « société ouverte ». Tout le monde peut encore aujourd’hui pratiquer l’œuvre de Rembrandt, tout le monde peut lire Baudelaire ou Cervantès. Si je résume, l’art, en tant que producteur de manières, fournit donc un exemple d’articulation du singulier et du collectif fondée sur un commun, qui ne nécessite aucune autorité centrale et qui reste irrémédiablement ouverte. Ce modèle jette ainsi une lumière sur les « publics » des démocraties libérales. Le conflit des publics et la constitution d’une opinion publique sont en effet censés permettre de définir collectivement les grandes lignes de la politique qui sera suivie par des dirigeants élus. Par ailleurs, les publics sont considérés comme le cœur des « sociétés ouvertes ». Mais on sait l’importance que peut prendre dans ces sociétés un homme charismatique ou une oligarchie bien organisée. On sait aussi que ces « sociétés ouvertes » sont très souvent des sociétés de classes et se transforment non moins souvent en sociétés d’exclusion. En ce moment, l’Autre dans la démocratie américaine ou pour certaines sections des sociétés européennes, ce sont les Musulmans et le monde musulman. Avant c’étaient les Communistes et l’URSS. Je ne peux ici pousser plus loin la comparaison, mais on voit que le concept de public d’une œuvre pourrait permettre de penser de manière alternative ce que pourrait être un public démocratique.


– Synesthésie : On comprend très bien ce que la notion de manière, transposée dans le domaine du travail, peut comporter de critique, mais où sont les possibilités d’émancipation ou plutôt d’empowerment dans la situation actuelle ? Quelle possibilité est laissée à l’individu ou au sujet d’un véritable empowerment  ?


– P. M. : Ces possibilités doivent certainement être recherchées dans une triple approche : l’approche micro-politique qui s’attache à la formation de réseaux de base, à des actions sur des projets limités et souvent locaux, l’approche médio-politique qui utilise des systèmes de résistance déjà existants comme les syndicats, qu’il n’y a aucune raison d’abandonner, et l’approche macro-politique, qui nécessite une reconstruction complète des gauches européennes sur la base d’une refonte de nos démocraties. Je ne crois pas du tout qu’il suffise de multiplier les actions au niveau de « la société civile » ou de « la multitude », pour que les conditions changent vraiment. J’ai même l’impression que cet accent mis sur les multitudes est une aubaine pour le capitalisme mondialisé qui n’a pas de vœu plus cher que celui de voir les multitudes rester des multitudes. Et comme il est totalement improbable que les États disparaissent, en tout cas les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Inde, les États européens, etc., il faut intégrer la question de l’État (national ou supra-national) à notre réflexion.


– Synesthésie : En proposant de penser l’action sur tous ces niveaux à la fois, ne risquez-vous pas de perdre le sens de ce qui est vraiment réalisable ?


– P. M. : Je ne dis pas que tout soit aussi facile à faire, mais on ne saurait se dispenser, au nom d’actions de base qui ont réussi, de penser aussi des modes d’action, certes plus difficiles à envisager, à des niveaux plus élevés, comme celui de l’État ou de l’association d’États. Précisément, l’un des problèmes que je me pose dans ce que j’essaie de construire est de savoir comment articuler une théorie qui est plutôt du côté de la théorie des intensités, de la question des flux, des rythmes à une description qui fait aussi justice des divisions, des coupures, des failles, des classes et des États-nations. C’est une question que je me pose et que j’appuie sur une position pragmatique. Je constate que nous sommes dans un monde plus fluide qu’auparavant, que les États ont été en partie remis en question, mais que ce monde est aussi faillé et cassé de partout, et que ces mêmes États continuent d’exister. Donc la question est de savoir comment penser ça.


– Synesthésie : N’est-ce pas ce que Hardt et Negri se sont précisément proposé de penser ?


– P. M. : Hardt et Negri ont eu le mérite de reposer la question de l’Empire, qui était pensée jusque-là par la droite américaine et quelques conseillers de Clinton, mais leur conception pèche sur de nombreux points. Il y a, tout d’abord, dans les notions de multitude et de productivité de la multitude un fonds vitaliste métaphysique, qui n’est pas facile à justifier philosophiquement : on ne comprend pas pourquoi la vie s’exprimerait dans les multitudes plutôt que, par exemple, dans les civilisations, dans les peuples ou dans les individus économiques. Il y a aussi dans la conception de l’histoire qui les accompagne un côté très mécanique provenant directement de l’historicisme marxiste. De même que l’industrialisation était autrefois censée entraîner inévitablement le gonflement du prolétariat, l’approfondissement constant des crises et la révolution, la nouvelle économie de l’immatériel (fondée sur la production et la manipulation de l’information, de la connaissance et de l’imaginaire) creuserait déjà « sa propre tombe » et les conditions de son dépassement. Comme si pour conjurer leur léninisme passé, Hardt et Negri en revenaient à l’économisme simpliste d’avant Lénine. Leur analyse du fonctionnement du capitalisme contemporain me semble également très discutable. Contre toute évidence, ils en font une espèce de grande nappe réticulaire qui envelopperait le globe et dans laquelle on ne trouverait aucun centre. Dans Empire, ils affirmaient qu’il n’y a pas de centre, « les EU ne sont pas un centre, pas du tout. Il y a éventuellement un étagement de réseaux articulés les uns aux autres, mais tout cela reste fluide ». Cette nature réticulaire et fluide du néo-capitalisme expliquerait, disaient-ils, l’apparition d’une espèce d’overclass dominante mondiale et la constitution des multitudes en prolétariat lui aussi mondial. Ils sont revenus en arrière dans Multitudes en reconnaissant que les EU jouent un rôle particulier, qu’ils interviennent en Afghanistan et en Irak, qu’ils possèdent le seul système militaire intégré couvrant toute la planète. Mais ils n’arrivent toujours pas à penser le lien entre le capitalisme flex-réticulaire, l’existence d’une hyper-puissance comme les EU et le maintien évident des États-nations. De plus, ils continuent à croire à l’émergence de deux classes mondiales opposées. Il leur manque des outils pour penser à la fois le fluide et le faillé, les réseaux et la souveraineté d’une hyper-puissance, l’ouverture provoquée par la mondialisation et la persistance des États-nations. Je note, enfin, chez Hardt et Negri, une absence de prise en compte de ce qu’il y a de négatif dans les multitudes : soit du négatif qui leur est imposé par les nouvelles formes de l’économie de l’immatériel, qui sont loin d’être toujours aussi émancipatrices qu’on nous le dit, soit du négatif ou au moins de l’ambivalence qui leur est propre, dans la mesure où les multitudes peuvent aller tout autant vers la démocratie que vers l’autoritarisme, la religion ou le massacre. Si l’on ne peut pas rendre compte de ce qui se passe actuellement avec des schémas traditionnels systémiques, on ne peut pas non plus le faire avec des schémas moléculaires ou réticulaires deleuziens réinjectés dans une vision marxiste binaire vraiment trop simpliste. Certes, il faut tenir compte de ce que Deleuze, Foucault et d’autres ont pu faire, mais en même temps nous sommes déjà face à d’autres nécessités. Ils luttaient dans et contre un monde systémique ; le monde auquel nous avons affaire est simultanément fluide et solide, ouvert et divisé.


– Synesthésie : Pourtant, maintenant l’information circule et irrigue les connaissances. Et aussi dans le travail flexible, des formations assez importantes, niveau bac voire plus… sont requises. Même si les emplois ne sont pas forcement très élevés dans la hiérarchie il faut être capable de comprendre, de s’adapter rapidement. On dit que le pouvoir appartiendrait à ceux qui détiennent l’information, il y a un paradoxe… non ?


– P. M. : Je ne vois aucun paradoxe, bien au contraire. Grâce aux travaux des sociologues comme Luc Boltanski et Ève Chiapello, Richard Sennett ou Claude Giraud, on sait que la transformation des entreprises qui s’est produite au cours du dernier quart de siècle a impliqué une diminution des hiérarchies et un élargissement des tâches. On sait aussi qu’elle a exigé des travailleurs toute une série de connaissances et de capacités nouvelles : se tenir au courant des informations utiles, mener de front plusieurs types de tâche différents, communiquer par l’Internet ou dans une langue étrangère, s’associer et s’intégrer à des équipes multiples, travailler suivant des horaires élastiques, changer de métier, etc… Mais, contrairement à ce que disent Hardt et Negri, qui croient que les gens vont facilement pouvoir utiliser ces capacités et ces connaissances pour critiquer voire remettre en question l’exploitation, cette mobilité, cette flexibilité et cette intelligence supplémentaires ont permis avant tout de créer un marché intérieur aux entreprises, dans lequel les gens sont en compétition les uns avec les autres pour le plus grand bénéfice de la direction. On a plutôt affaire à une façon beaucoup plus subtile et efficace de gérer les entreprises. Elle n’est plus fondée sur la surveillance, la discipline et les rapports autoritaires, mais sur la délégation des responsabilités à des équipes en renouvellement permanent et collectivement responsables des résultats. On observe un effet général d’accountability (responsabilisation-culpabilisation) plutôt que d’empowerment (augmentation de puissance-subjectivation) qui remet en question la thèse de Hardt et Negri selon laquelle les « multitudes » constitueraient de facto, par la grâce des transformations mécaniques des modes de production capitalistes, le terreau de la prochaine révolution.


– Synesthésie : Société de gestion et d’efficacité... Ce n’est pas tellement différent du modèle panoptique...


– P. M. : Au contraire. La transformation que je viens de décrire contredit aussi ce qu’affirmait Deleuze à la fin de Pourparlers  : nous serions, selon lui, entrés dans une « société de contrôle ». Bien sûr, les travailleurs flexibles sont souvent soumis à de nouveaux modes de contrôle. On vérifie leurs rythmes de travail quand ils ne sont pas au bureau, on surveille leurs communications téléphoniques et leurs e-mails. De même, on place de plus en plus de caméras de surveillance dans les lieux publics. Tout cela est vrai, mais ce n’est pas l’essentiel, à mon avis. Tous ces moyens de surveillance relèvent plutôt d’un vieux modèle panoptique lié au capitalisme industriel, mais la nouveauté du capitalisme mondialisé est dans une autre façon de gérer la relation de pouvoir fondée essentiellement sur la mise en concurrence des gens.


– Synesthésie : Nous serions donc dans un modèle à la Hobbes : ce serait le contrôle de tous par chacun ?


– P. M. : Pas exactement. Nous avons plutôt affaire à une guerre de basse intensité. Les petits souverains, au profit desquels elle se déroule, ne sont pas là pour l’empêcher mais au contraire pour la stimuler en permanence. J’ai travaillé dans les années 1990 sur les transformations de la gestion du personnel chez France Telecom. Dans des services de très haut niveau, constitués essentiellement de cadres, on disait aux personnes qui venaient d’être embauchées : « Vous allez travailler dans tel service, mais c’est maintenant à vous de déterminer votre job ». On ne leur disait pas ce qu’ils devaient faire, on ne leur donnait aucune consigne. On attendait d’eux qu’ils entrent dans une compétition avec leurs propres collègues pour la gestion des dossiers qu’ils étaient tous capables de gérer. La guerre généralisée qui en résultait était très impressionnante ! À cela s’ajoutait le fait qu’il y avait très peu de règles écrites ou d’objectifs fixés sur papier. Une grande partie de la communication se faisait oralement au cours de réunions de travail, pendant lesquelles ces cadres étaient très souvent obligés de montrer les crocs. C’était une façon totalement nouvelle de gérer le personnel et qui laisse songeur quant aux possibilités de fonder sur cela une philosophie de l’émancipation…


– Synesthésie : Vous dites aussi dans votre livre que les objectifs sont volontairement fixés de manière à ne pas pouvoir être tenus ?


– P. M. : C’est une autre des techniques utilisées. La direction donne des objectifs qui sont placés bien au-delà de que ce qu’il est possible de faire mais elle ne fournit en même temps aucune des clés qui seraient nécessaires pour les atteindre. Les travailleurs doivent donc commencer par inventer eux-mêmes les procédures qu’ils vont suivre. Ensuite, dans la mesure où le niveau des attentes a été fixé très haut et qu’ils sont collectivement responsables du succès ou de l’échec du projet qui leur est confié, ils sont amenés à se surveiller les uns les autres, à faire pression sur les éventuels tire-au-flanc, voire sur les malades, pour qu’ils participent au maximum à l’effort commun. Enfin, s’ils n’ont pas atteint les objectifs, on peut très facilement les culpabiliser, puisqu’ils ont pris la responsabilité de l’ensemble de la chaîne : de la conception à la réalisation. Ces nouvelles techniques de gestion du personnel fragilisent les individus et les astreignent à un investissement de plus en plus intense. Dans ce système, les chefs ne sont plus responsables des échecs de leurs subordonnés puisqu’il n’y a plus d’indications de procédures à suivre. C’est sur le personnel désormais que repose la responsabilité qui revenait autrefois à la direction. Nous ne sommes plus dans un monde disciplinaire et autoritaire, où les contrôles venant d’en haut se seraient appesantis. C’est le contraire qui s’est produit.


– Synesthésie : Dans ce cas où se trouve le pouvoir ? Est-ce qu’il y a un pouvoir au fond ?


– P. M. : Bien sûr qu’il reste un pouvoir, sinon on ne comprendrait pas comment fonctionne le détournement de la plus-value. Une partie de ce pouvoir s’est tout d’abord diffractée dans le marché interne à l’entreprise : il n’est plus concentré dans les mains des dirigeants, il s’exerce sans intermédiaire grâce à la pression constante générée par la compétition entretenue entre les travailleurs. Une autre partie s’est comme évaporée par l’auto-effacement de ce qui le distinguait jusque-là comme pouvoir : l’autoritarisme, la surveillance, la pression, le rapport hiérarchique. Désormais, le pouvoir se présente comme relativement bienveillant. Le chef joue le rôle d’un Gentil Organisateur. Son rôle se limite à entretenir une bonne ambiance pour que l’équipe ou les équipes qu’il supervise fonctionnent bien. Il est là essentiellement pour huiler les rouages. Enfin, une troisième partie du pouvoir s’est resserrée sur la capacité d’éjecter les travailleurs de l’entreprise. Cette partie complète les deux autres : le pouvoir s’exerce de manière constante, invisible et non-autoritaire, mais à certains moments il tranche en décrétant l’exclusion. Grâce à ce triple mouvement de diffraction retorse, d’effacement de l’autorité et de concentration sur le droit « d’exécution », le pouvoir assure désormais la domination d’une manière beaucoup plus subtile et surtout plus économique qu’auparavant. Une plus petite tête peut gérer un corps beaucoup plus grand sans recourir à une immense pyramide de chefs et de sous-chefs.


– Synesthésie : Il y a donc une récupération, une utilisation des modèles de groupes qui se constituent par affinité ?


– P. M. : Oui, le néo-capitalisme utilise à son plus grand profit l’horizontalité, les réseaux, le travail d’équipe. C’est l’une des raisons, je l’ai dit, pour lesquelles je suis très méfiant vis-à-vis des thèses défendues par Hardt et Negri. Je pense qu’ils n’ont pas saisi le négatif qui traverse celles-ci du fait même du nouveau mode de production dans lequel les « multitudes » sont insérées. Ils ne voient que l’aspect cognitif, informationnel, immatériel des produits fabriqués. Mais les modes d’organisation du travail et de gestion du personnel leur échappent complètement. Il y a donc dans les « multitudes » quelque chose qui est déjà négatif parce qu’elles sont en grande partie pénétrées par ce type de pouvoir là.


– Synesthésie : Sommes-nous alors dans un système de domination si parfait qu’il empêcherait toute transformation substantielle ?


– P. M. : Ne me faîtes pas dire ce que je n’ai pas dit. D’une manière générale, le pouvoir ne doit pas être réduit au seul pôle garantissant l’exploitation. Nous sommes tous dans le pouvoir. Le pouvoir est un médium rythmique auquel nous participons tous, plus ou moins. La résistance ou l’empowerment sont donc toujours possibles. Plus concrètement, les gens analysent ce qu’ils vivent. Certains sociologues et même des philosophes font aussi un travail très important d’éclairage des formes nouvelles du capitalisme. Certaines parties de la presse et des médias également. Il y a des moments où ça se retourne dialectiquement, où il y a prise de conscience, mais c’est loin d’être automatique. Il faut y travailler.

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